Le prix du sang

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La nuit tombait sur Goma. Dehors, la ville bruissait encore de vie, mais dans la chambre d’hôtel où Lwanzo était installé, le silence s’imposait comme un rappel. Zawadi dormait. Lui, n’avait pas sommeil. Il alluma son ordinateur, lança quelques pages pour lire certaines informations. Alors qu’à Goma ce sont les rebelles qui contrôlaient désormais la ville, à Beni, des massacres continuaient. Sur internet, il y avait des images, des chiffres, des témoignages.

Le massacre de Kididiwe et Mayangose avait laissé des cicatrices invisibles, des douleurs qui ne guériraient jamais. Mais alors que les habitants tentaient de se relever, un autre carnage s’était abattu sur Beni. Alors que les cris de la nuit s’éteignaient dans l’obscurité, ceux qui avaient survécu se cachaient dans l’ombre, écoutant, attendant que la terreur se calme. Lorsqu’ils sortirent enfin, ce n’étaient pas des hommes ordinaires qui parlaient, mais des fantômes marqués par une souffrance indicible. Les témoignages se ressemblaient, un écho d’horreur partagé par tous. Une armée de tueurs, venus dans la nuit. Les FARDC, censés protéger la population, étaient là, présents à l’entrée de Mayangose, mais leur passivité était palpable. Un vieil homme, rescapé de justesse, racontait d’une voix éteinte : « ils étaient là…ils regardaient…ils n’ont rien fait. Même quand les cris des enfants s’élevaient ». Une mère pleurait, les bras vides, cherchant des restes de son bébé dans les décombres calcinés d’une hutte : « J’ai couru…j’ai couru…mais ils ont pris mon fils ».

Les derniers mots des témoins, eux aussi, ne laissaient place à aucun doute : ces hommes n’étaient pas des étrangers. Ils parlaient le Kiswahili non usité dans la région et le Lingala, comme des Kongolais. Mais les rescapés avaient vu leurs visages marqués par la brutalité. « Ils étaient comme nous, mais plus cruels », disait l’un d’eux, la voix brisée par le souvenir. Ces mots frappaient comme des coups, réveillant la douleur enfouie dans leur mémoire. Le choc de la trahison, l’absurdité de la guerre fratricide, pesait lourdement sur leurs esprits.

Une chose était certaine : les autorités locales, les FARDC, étaient au courant. Et un autre détail, le plus macabre de tous, circulait : les assaillants étaient payés à la tête coupée, une prime sanglante qui avait mis une valeur sur chaque vie humaine. Deux cent cinquante dollars par victime, rien de plus, rien de moins. Le commerce de la mort se faisait au grand jour, et personne ne semblait réagir.

Cela ne pouvait plus durer. Les jeunes, sans avenir, sans travail, se tournaient vers ces groupes armés, attirés par l’argent, par la promesse d’une vie meilleure. Les diplômés se retrouvaient dans les rues, sans emploi, condamnés à errer dans la mouise, tandis que les rebelles recrutaient dans cette jeunesse sacrifiée, les envoyant à la mort contre une somme dérisoire. Un mal de la société : les jeunes, frustrés par le chômage et l’absence de perspective, se laissaient facilement tenter par l’illusion d’un avenir meilleur, une illusion nourrie par la pauvreté extrême. C’est la misère, cette misère qui ronge l’âme et l’esprit, qui poussait des hommes et des femmes à se vendre pour quelques billets, et parfois même à tuer leurs propres frères et sœurs.

Après avoir lu tout cela, il se leva, prit son carnet noir, celui où il notait ce qu’il n’osait dire. Et il écrivit :

Le Kongo saigne depuis trop longtemps. Ce n’est pas seulement une guerre de machettes. C’est une guerre de silences. Une guerre d’intérêts. Une guerre de trahisons. Ce que le monde voit comme un simple conflit ethnique est en réalité une machine organisée.

Le Kongo, ce vaste pays d'Afrique centrale, regorge de trésors miniers, de richesses naturelles, et de terres fertiles. Le sol kongolais est un vrai paradis pour les convoitises, une terre d’abondance que l’on exploite depuis des décennies. Mais ce qu’on oublie de dire, ce qu'on préfère ne pas voir, c’est que ce paradis est devenu un paradis infernal pour sa population.

Dans le Kongo, les ressources minérales (diamants, or, coltan, cuivre, cobalt…) sont présentes en quantité. Ce sont des ressources convoitées, qui permettent à des multinationales d'amasser des fortunes. Pourtant, l’écrasante majorité de la population ne voit pas un centime de cette richesse. Pourquoi ?

Parce que les profits sont extraits à l’extérieur, les décisions sont prises ailleurs, les richesses sont pillées et exportées, mais les habitants du Kongo restent coincés dans un cycle de pauvreté et de corruption.

Le paradis naturel du Kongo est un paradis volé, où les peuples, au lieu de jouir de la richesse qu’ils détiennent de droit, se battent pour une cuisine modeste et un futur incertain. Le sol est doré, mais la vie qui s’y développe est souvent rouillée par l’exploitation, les guerres, et la malgouvernance.

Ce n’est pas que la richesse n’est pas là, elle est là, sous terre, entre les rives du fleuve, entre les montagnes, sous les forêts. Mais cette richesse est entre les mains de ceux qui détiennent le pouvoir : les anciens colonisateurs, les puissances étrangères, les corrompus locaux. Les populations vivent dans la richesse mais de manière pauvre. Elles sont condamnées à regarder les autres s’enrichir à leur place, à respirer l’air de l’opulence mais à ne jamais en profiter.

Le paradis infernal du Kongo n’est pas seulement une question économique. C’est aussi une malédiction sociale. Dans un pays où les ressources naturelles sont abondantes, il ne devrait pas y avoir de famine, de chômage massif, de déplacement forcé de millions de personnes. Pourtant, c’est bien ce que l’on observe. Les habitants du Kongo se battent contre des crises internes : des guerres tribales, des conflits armés à répétition, des révoltes populaires écrasées, et un gouvernement corrompu qui gère mal cette richesse.

Dans ce paradis infernal, la dignité humaine est piétinée, et le peuple, au lieu de jouir de ce que lui offre la nature, est contraint de vivre sous le joug d’une violence systématique, dans des conditions inhumaines.

Le Kongo est une vache que tout le monde veut traire, mais que personne ne veut nourrir. Une vache épuisée, sur laquelle tout le monde veut poser ses mains. Une vache qui donne, mais qu’on ne nourrit pas. Depuis des décennies, le Kongo est la source des richesses naturelles les plus convoitées du monde : les minéraux, les terres, les forêts. Mais personne n'a pris soin d'elle. Personne ne l'a nourrie. On l'a maltraitée, exploitée, vidée de sa substance. Elle donne sans fin, mais tout le monde l'ouvre comme un réservoir à exploiter.

Les multinationales occidentales et asiatiques arrivent en Kongo pour extraire l’or, le coltan, le cuivre. Mais elles nourrissent le pays de rien. Elles prélèvent, pillent, sans investir, sans offrir d’infrastructure à la population locale, sans garantir de développement. Les ressources naturelles sont extraites, comme la sève d’un arbre, mais le sol reste dégradé, épuisé.

La vache Kongo continue de produire du lait, d’offrir. Mais elle est amputée de sa dignité. Elle n’a pas de soins, de traitements, de soutien. On la traie, mais on ne lui permet pas de vivre. Le gouvernement kongolais vend les terres, les ressources, les droits miniers, mais ne réinvestit pas dans la formation, dans les infrastructures, dans l’éducation ou dans le bien-être de la population. Il se contente de récolter ce qu’il peut, et abandonne la vache à elle-même.

Le Kongo souffre de ce manque d’investissement. Le pays est ainsi une vache mal nourrie, une vache asphyxiée par le pillage de ses ressources, une vache sacrifiée sur l’autel de la cupidité des puissants.

Dans ce climat de misère, de violence, chaque vie semble perdre sa valeur. Les rebelles se nourrissent de cette pauvreté, recrutant parmi ceux qui ne voient aucune issue. Un homme peut endurer les coups, supporter les insultes, rester dans la solitude toute sa vie, mais quand la famine pointe à l’horizon, il est prêt à tout. Ces jeunes, souvent sans famille, sans soutien, sont devenus des pièces dans un jeu de pouvoir, échappant à l’autorité de l'État, mais cédant à la tentation du gain rapide, du sang versé pour quelques billets.

La question qui hante chaque âme kongolaise, et surtout ceux qui ont survécu à ce massacre, est simple : pourquoi le monde ferme-t-il les yeux ? Pourquoi la terre du Kongo, riche de ses ressources, voit-elle ses enfants sacrifiés sur l’autel du profit mondial ? Pourquoi le monde entier reste-t-il indifférent face aux larmes des femmes violées ? La souffrance des Kongolais semble invisible pour le reste du monde, indifférent aux cris des femmes violées, aux enfants tués dans les champs, aux villages incendiés. L'humanité entière est prête à détruire le Kongo et les kongolais à cause de quelques grammes d'or, de diamant ou du cobalt.

Les jeunes. Ils sont là. Dans les ruelles, dans les salons de coiffure, sous les hangars à moto. Ils sont des millions. Ils s’appellent Junior, Grâce, Fiston, Trésor, Bijou. Leurs prénoms brillent. Mais leurs vies s’éteignent à petit feu. On leur a promis un pays. Ils ont reçu un terrain vague. Certains traînent avec les poches vides et la tête pleine. Diplômés sans emploi, réveillés chaque matin par la colère, couchés chaque soir par l’épuisement. Ils écrivent des CV qu’ils n’envoient plus. Ils parlent français comme dans les manuels, mais on ne leur parle plus que pour leur vendre des rêves en dollars.

D’autres sont devenus des clients permanents des bars poussiéreux, des poètes de la bière, des philosophes de la résignation. Ils ne croient plus aux élections, ni aux discours, mais ils croient encore à la Primus fraîche, et à cette illusion qu’un jour, peut-être, quelque chose changera. Et puis il y a ceux qu’on n’a pas laissés choisir. Ceux qu’on a enrôlés de force dans des groupes armés. On leur a mis une kalach dans les mains à 14 ans. On leur a dit : « Tire avant d’être tiré. Tue pour ne pas mourir ». Ils ont appris la guerre comme d’autres apprennent l’alphabet.

Et quand ils reviennent, ils ne savent plus comment marcher sans arme.

Et il y a celles qui ont vendu leurs corps pour survivre, non pas par plaisir, mais parce que les hommes politiques ont vidé les caisses, et que les banques n’ouvrent pas leurs portes aux filles sans soutien. Elles se maquillent comme des reines, mais dorment comme des exilées.

La jeunesse kongolaise ? C’est une promesse trahie. Un potentiel gaspillé. Un volcan qu’on ignore jusqu’à ce qu’il explose. Mais dans le chaos, certains se battent. Des jeunes créent des start-ups avec un téléphone cassé. D’autres enseignent dans des écoles sans tableau. D’autres encore font du théâtre dans les camps de déplacés, juste pour que le rire survive. Ils n’ont pas de subventions. Mais ils ont le cœur. Et parfois, c’est suffisant pour tenir.

Elle s’appelle Natasha. Elle disait qu’elle avait vingt-trois ans, mais sa voix avait des rides que l’âge n’expliquait pas. Le matin, elle vendait des galettes devant une école. Le soir, elle vendait autre chose. Pas par goût. Par nécessité. Elle disait : « Je suis tombée dedans sans m’en rendre compte. Un jour j’ai eu faim, le lendemain j’avais un client. Et puis, j’ai compris que personne n’allait venir me sauver ».

Depuis, elle connaît les hôtels pas chers, les surnoms vulgaires, les regards qui jugent. Elle connaît aussi les pasteurs hypocrites et les policiers complices. Mais elle connaît surtout le silence. Celui qu’on garde pour tenir. Natasha n’a pas honte. Elle a mal, oui. Mais la honte, elle l’a laissée aux hommes en costume qui violent leur peuple à la télévision. Et parfois, quand elle est seule, elle pense à ce qu’elle aurait pu être : infirmière, chanteuse, prof. Elle avait de la voix, une tête solide. Mais le pays avait d’autres projets pour elle. Alors elle se maquille, elle se tient droite. Elle ne pleure plus. Elle se dit que si elle survit encore demain, c’est déjà un miracle.

Kisembo, lui, est en classe terminale à l’université. Il a les dents serrées et les yeux qui brûlent. Il vend des cartes SIM pour payer ses syllabus. Il disait : On nous a promis la connaissance. On nous livre des diplômes inutiles. On nous parle de futur pendant qu’on vit sans présent ».

Il connaît la Constitution par cœur. Il sait combien de fois elle a été piétinée. Il connaît les discours des présidents, les révolutions trahies, les promesses non tenues. Et parfois, il rêve d’un jour où les étudiants marcheront, non pas pour revendiquer 3000 FC de plus, mais pour reprendre le pays. Il écrit des poèmes, des pamphlets. Il pense que les mots peuvent réveiller la rue. Mais il sait aussi que les mots n’arrêtent pas les balles. Kisembo n’est pas naïf. Il est juste épuisé d’espérer en silence. Il dit souvent à ses amis : « Ce pays ne nous déteste pas. Il ne nous voit même pas. On est des ombres dans un système aveugle ».

Ils disent que le Kongo est indépendant. Ils disent que l’Afrique est libre. Ils le disent chaque 30 juin. Et le peuple applaudit. Parfois. Par fatigue. Mais le peuple regarde. Un pays qui marche sur ses genoux, avec une couronne en papier et une dette sur le dos. Le peuple a hérité d’un drapeau, mais pas de la souveraineté. Il a hérité d’un palais, mais les clés sont ailleurs. Les présidents se font élire ici, mais se font valider là-bas. Ils prêtent serment devant la nation, mais font allégeance dans les chancelleries étrangères. Quand le pays saigne, on les voit courir… pas vers le peuple, mais vers leurs maîtres. Quand la guerre éclate, ils ne convoquent pas la mémoire, ils demandent un « envoyé spécial ».

Et ceux qui dirigent aujourd’hui ? Ils gouvernent avec le ton d’un gestionnaire, le regard d’un élève, et le silence d’un complice. Ils parlent d’indépendance, mais ils vivent de l’aide. Ils parlent de développement, mais signent des accords qui bradent l’avenir. Ils parlent d’identité, mais leur esprit est encore colonisé.

Les Africains ne sont pas encore libres. Les kongolais ne sont pas encore libres, ils sont autorisés à vivre. Sous condition. Sous supervision. Sous pression. Et tant que cette vérité ne sera pas dite, ils continueront à célébrer des anniversaires vides, à danser sur des tombes, à réciter des discours qui ne viennent pas du peuple.

Et tant que le peuple kongolais ne prendra pas conscience que sa liberté ne viendra pas de Kinshasa, ni de l’ONU, ni de la communauté internationale, ni l’union européenne, mais de lui-même, il restera les enfants d’un rêve inachevé.

Habitants de la terre, en dépit du silence que vous affichez face à la souffrance des Kongolais, souvenez-vous d'une chose. À chaque fois que vos téléphones sonneront, à chaque fois que vous allumerez vos ordinateurs pour lire vos mails, à chaque fois que vous roulerez dans vos voitures électriques, souvenez-vous que les larmes, la sueur et le sang des Kongolais coulent dans les veines de vos appareils.

Lwanzo referma son carnet. Il resta quelques secondes à regarder le plafond. Il savait que ces lignes ne changeraient peut-être rien. Mais il les avait écrites pour ne pas trahir sa mémoire, ni celle des victimes.

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