Le cris du peuple

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Parc national des Virunga. Là où le vert est plus profond que la mémoire. Là où la brume couvre les cimes comme un serment de silence. C’est ici, dans cette immensité que le monde avait oubliée, qu’un lieu avait été bâti en secret. Le Quartier Général de la Résistance. Aucun panneau. Aucune route directe. On y arrivait après avoir traversé un sentier de pierres, puis longé une rivière asséchée, et enfin passé trois cercles de sécurité, chacun plus discret que le précédent. Et au milieu de nulle part, le miracle. Un grand espace dégagé. Pas de luxe. Mais une discipline. Un ordre. Un projet.

Des bâtiments en briques locales, à toiture de tôle bien posée. Pas des baraques, non. Des salles de formation, une bibliothèque, une infirmerie, et au centre, la salle de coordination, en forme d’étoile. Plus loin, un terrain sablonneux. On y formait les jeunes recrues. Pas à tirer. Pas à tuer. Mais à réfléchir. À désobéir intelligemment. Ils apprennent ici : l’histoire de la région, les mécanismes du pillage, la cartographie des conflits, la manipulation médiatique, la géopolitique des ressources. C’était une école de contre-feu. Un laboratoire de lucidité.

Un vieux panneau, au fond d’une des allées, porte une phrase peinte à la main : « Ce n’est pas l’arme qui libère, mais la vision ».

Tout était pensé pour la discrétion. Les générateurs étaient enterrés. Les connexions internet passaient par des satellites rebondis via des pays tiers. Les patrouilles changeaient de rythme chaque semaine. Personne n’entrait ici sans avoir été filtré au préalable. Même les animaux semblent complices. Des oiseaux piaillent, mais jamais aux mauvais moments. Les singes observaient, mais fuyaient à la moindre intrusion.

Les membres venaient du Kongo, du Rwanda, du Burundi, de l’Ouganda, du Kenya… Tous animés par une chose : la conviction que l’Afrique des Grands Lacs ne se libérera pas par des deals, mais par des esprits éveillés. On y parlait plusieurs langues. Mais le silence ici était une langue sacrée. Chacun connaissait le poids de ses mots. Chacun savait que ce lieu était un miracle. Et un risque.

Les anciens l’appellent simplement : « Le Cerveau ». Parce que tant que ce lieu existera, la Résistance respirera. Et la peur changera de camp.

Le véhicule s’arrêta brusquement. Un Land Cruiser poussiéreux, moteur encore chaud, haleta comme un animal fatigué. La route avait été longue, sinueuse, traversée d’embuscades potentielles. Mais ils étaient là. Lwanzo descendit le premier. Il observa les alentours : une nature épaisse, verte, écrasante. Des arbres millénaires comme des sentinelles muettes. Un silence habité. Amina saute à son tour. Zawadi descendit plus lentement, le regard tourné vers la canopée. Elle sentit que quelque chose l’observait, peut-être la forêt. Peut-être l’Histoire.

Un homme approche. Jeune, musclé, sec, silencieux. Il portait un badge sans nom, simplement une lettre : K. Il ne parlait pas. Il les regarde. Puis fit un signe bref. Ils le suivirent. Le chemin était invisible pour l’œil non averti. Mais lui, il marchait comme s’il ouvrait un livre. Et soudain… le décor s’ouvre.

Ils entrent dans le sanctuaire. Pas de cris. Pas de klaxons. Juste des regards. Des jeunes qui s’entraînaient au loin. Des groupes qui récitaient à voix basse des textes, des chiffres, des cartes. Des femmes qui notaient, traduisaient, encodaient. Tout était calme. Mais tout était en mouvement. Une révolution silencieuse. Amina chuchote :

— C’est ici que ça se passe.

Lwanzo regardait autour. Un frisson lui traversa la colonne. Un homme s’avança. C’était Karemera, toujours là, l’âme droite. Il serra la main de Lwanzo, puis regarda Zawadi, hocha la tête avec respect.

— Bienvenue dans la conscience armée.

On les conduisit à une chambre sobre. Lit de camp. Lampe solaire. Rideau noir.

— Reposez-vous. Reprenez vos forces, personne ne sait ce que demain nous réserve.

Le lendemain, le jour commençait à tomber sur le QG de la Résistance, niché au cœur du parc. Les lumières solaires s’allumaient une à une. Un calme nerveux régnait après la dernière réunion tactique. Dans le couloir, Karemera était en train de corriger un vieux rapport de transmission, un vieux stylo Bic entre les doigts, une clope éteinte au coin des lèvres. C’est alors que Lwanzo entra. Il marchait droit. Lentement. Mais son regard ne laissait aucun doute : quelque chose le brûlait de l’intérieur. Le vieux résistant releva les yeux.

— Bonjour Lwanzo !

— Bonjour. Je dois parler au monde. Ce soir. Pas demain.

Karemera fronça les sourcils.

— Tu veux dire une déclaration ? Un message à la presse ?

— Non. Pas un message. Un manifeste. Je ne sais pas encore ce que je vais dire. Mais si je ne le dis pas maintenant… je vais imploser.

Karemera le fixa longuement. Puis hocha lentement la tête. Il envoya quelqu’un prévenir Amina de préparer la salle noire. Aussitôt le message reçu, Amina accourait. Elle ne posait pas de questions. Elle comprenait. On installait de micro, on tirait des câbles, on allumait les batteries externes, on fixait la lumière sur le fond noir. Une chaise simple, un micro-cravate, un fond sombre. Rien d’autre. Tout était prêt.

La journée, Lwanzo était resté seul. Il méditait, visionnait, imaginait. Il hésitait parfois, mais cette voix intérieure lui disait : « Tu dois le faire, aujourd’hui ».

Quand l’heure arriva, tout le monde était prêt, impatient d’attendre ce que l’écrivain avait à dire au monde. Lwanzo entra dans la salle et s’assit sur la chaise. Tout était calme. Amina donna un signe. L’enregistrement commença. Pendant quelques secondes, Lwanzo ne dit rien. Il regardait la caméra. Puis ferma les yeux. Un bref vertige. Le cœur tambourinait. Et dans ce chaos intérieur, une seule voix. Celle de ceux qui étaient tombé pour libérer le Kongo. Il rouvrit les yeux et là, sans lire, sans script : il commença.

— Ceci n’est pas un discours. Ce n’est pas une promesse. C’est un cri. Un cri qu’on a enfermé trop longtemps dans le ventre du peuple. Et ce soir, je le libère.

Dans la pièce technique, Amina stoppa de taper. Elle fixait l’écran. La lumière de l’enregistrement clignotait. Dans les autres coins du QG, les membres de la Résistance s’approchaient en silence. Ils écoutaient. Ils ne bougeaient plus. Car ce qu’ils s’apprêtaient à entendre… ce n’était pas un programme politique. C’était une vérité brute.

Je me suis porté garant d’être le héraut de ceux qui ne peuvent plus parler, continua l’écrivain. Je m’adresse à la communauté internationale. Vous qui signez des résolutions à la minute, qui envoyez des troupes en uniforme mais sans conviction, qui observez, qui condamnez…et puis qui oubliez. Vous avez fait du Kongo un sujet de rapports, un chiffre dans vos tableaux, un chaos exotique que vous financez juste assez pour qu’il ne disparaisse jamais. Vous êtes prompts à parler de paix, mais vous commercez avec ceux qui sèment la guerre. Vous donnez des aides humanitaires, mais vous signez des contrats avec les assassins. Et pendant que les ONG installent des tentes, vos multinationales creusent nos terres, volant l’or, le coltan, le cobalt…laissant à nos enfants des trous, du silence, et des tombes. Nous ne vous demandons plus de l’aide. Nous exigeons la vérité. Et le respect.

Il aménagea une pause avant de continuer et s’attaquer à l’Union africaine.

— Et si ceux du Nord pactisent avec nos bourreaux, que dire de nos frères du Sud ? que dire de ceux qui mangent à la même table que nous… mais nous laissent mourir de faim ? L’Union africaine. Où étiez-vous quand le Kongo saignait ? Quand les femmes étaient violées à l’Est, quand les enfants mouraient de faim dans les camps, quand les villes tombaient une à une ? Vous parlez d’unité, mais vous fermez les yeux sur les crimes de vos membres. Vous n’êtes plus l’Union d’un continent en marche. Vous êtes la table ronde des silences diplomatiques, le cimetière des espoirs panafricains. Si vous êtes incapables de dire la vérité, alors taisez-vous. Mais ne prétendez plus parler en notre nom.

Certains membres avaient des larmes aux yeux. D’autres murmuraient des " bien envoyé…" en serrant les mâchoires. Même Karemera s’était adossé à un mur, bras croisés, le regard perdu dans le vide.

— Ça c’est un clash, dit Amina en souriant. Plein dans le mille, putain. Vas y man, sort la bête.

Karemera murmura :

— Il est en train de faire ce qu’aucun d’entre nous n’a jamais osé. Parler. Avec le ventre. Avec le cœur. Et sans pitié.

Mais les plus honteux n’est pas l’indifférence de l’extérieur, continuait Lwanzo. Le plus honteux, c’est que la trahison vienne de chez nous. Les dirigeants du Kongo. Vous qui portez l’écharpe tricolore mais ne savez même plus ce que signifie le mot « service ». Vous qui promettez dans la lumière et pillez dans l’ombre. Vous qui n’avez pas d’idéaux, seulement des comptes bancaires. Vous êtes les gardiens d’un pays que vous ne défendez pas. Les héritiers d’une lutte que vous trahissez chaque jour. Vous êtes les marionnettes de l’étranger, et les bourreaux de votre propre peuple. Mais souvenez-vous d’une chose : le pouvoir ne protège pas de la mémoire. Et l’Histoire ne s’écrit pas seulement dans les palais, elle s’écrit aussi dans les ruelles, dans le sang, dans les livres, et dans la colère des silencieux.

Ils vous ont menti, jeunes du Kongo. Mais ce n’est pas une fatalité. C’est une mission qui vous revient. Jeunesse kongolaise. Le pays est sale. La République est malade. Mais tu es vivant. Et tu es encore libre dans ta tête. Ne te laisse pas acheter par un poste, n t-shirt, un slogan. Tu n’es pas né pour applaudir les bourreaux. Tu es né pour libérer ta terre. Ils veulent que tu crois que c’est fini. Mais c’est maintenant que tout commence. Refuse l’ethnie comme unique identité. Refuse la haine comme seule arme. Refuse le mensonge comme seule langue. Deviens celui que l’Histoire attend. Et si tu ne peux pas marcher, écris. Si tu ne peux pas écrire, crie. Si tu ne peux pas crier, résiste. Mais ne dors plus. Car le Kongo ne mourra pas d’un coup d’État, mais d’une jeunesse qui aura cessé d’y croire. Jeunesse kongolaise, ne vous laissez plus berner par les discours de vos aînés. Ce pays n’est pas pauvre. Ce pays est pillé. Ce pays n’est pas maudit. Ce pays est convoité. Et si le monde entier tourne les yeux vers nous, ce n’est pas pour nos slogans politiques, mais pour nos terres. Nos rivières. Nos entrailles riches de tout ce que le monde moderne consomme : cobalt, or, coltan, lithium, uranium…

Le Kongo est le poumon minéral de la planète. Un pays aussi stratégique ne peut jamais être libre par hasard. Il doit arracher sa liberté à ceux qui veulent le maintenir à genoux. Si le Congo devient stable, c’est toute l’Afrique qui changera de visage. Car quand le cœur bat bien, le corps entier se relève. Voilà pourquoi on nous déstabilise. Voilà pourquoi on nous divise. Voilà pourquoi on tue nos penseurs, on exil nos journalistes, on corrompt nos leaders.

Jeunesse kongolaise, ne comptez plus sur ceux qui vous ont trahi. Ils n’ont rien à perdre. Vous, vous avez l’avenir entre vos mains. Refusez de devenir des mercenaires pour un plat de sardines. Refusez de devenir les griots des puissants. Devenez les architectes de ce pays. Ce combat n’est pas une guerre de machettes. C’est une guerre d’idées. Une guerre de conscience. Travaillez. Organisez-vous. Lisez. Réveillez-vous. Et surtout : ne vous excusez plus d’être kongolais. Car vous êtes debout sur un trésor. Et un jour… c’est vous qui fixerez le prix.

Et dans ce pays abîmé, si une force a tenu sans jamais céder, c’est celle qu’on oublie toujours. Celle qui ne gouverne pas, mais qui soutient tout : la femme. Femmes du Kongo… Celles qu’on ne cite jamais dans les grands discours, mais sans qui aucun jour ne commence, aucune maison ne tient debout, aucun enfant ne grandit. Vous avez résisté à tout. Les guerres, les viols, les humiliations, les deuils répétés, les cuisines vides, les hôpitaux fermés, les maris absents, les promesses trahies… Et pourtant, vous tenez encore. Droites. Debout. Silencieuses… mais vivantes.

Le Kongo vit par vous. Et c’est pour cela que votre rôle est sacré. Car ce que vous portez entre vos mains, ce n’est pas seulement la vie, c’est la mémoire, l’éducation, la stabilité, la transmission. Chaque enfant à qui vous apprenez à marcher, c’est une idéologie que vous déposez en lui. Et chaque silence que vous cautionnez, c’est une compromission que vous léguez.

Femme, tu es le socle. Mais tu peux aussi être la faille. Car quand tu élèves un enfant dans la peur, il deviendra complice de ceux qui te violent. Quand tu enseignes à ta fille la soumission comme destin, tu prolonges l’esclavage par habitude. Et quand tu pardonnes l’impardonnable sous prétexte de paix, tu fais de la violence un droit héréditaire. Mais femme du Kongo, toi aussi tu peux être épée. Par la lucidité. Par la fermeté. Par le refus de pactiser avec le mensonge. Ce combat n’aura pas de victoire sans toi. Car c’est dans ton ventre que la nation se régénère, et c’est dans ta voix que la révolte se civilise. Toi seule peux faire de ce pays une patrie ou une plaie. Alors lève-toi. Pas contre l’homme. Mais contre l’injustice. Pas pour séduire. Mais pour construire. Car quand une femme se tient droite… la société se redresse.

Et si tu doutes encore de ta force, si tu crois que ce combat est une affaire d’hommes, rappelle-toi de Kimpa Vita. Oui, Kimpa Vita. Une fille de ce sol. Née dans le Royaume du Kongo, à une époque où parler était interdit aux femmes. Mais elle a parlé. Elle a refusé de croire que Dieu parlait seulement portugais. Elle a prêché la dignité, la réconciliation du royaume, et le droit pour l’Afrique de penser par elle-même. Et que lui ont-ils fait ? Ils l’ont arrêtée. Ils l’ont jugée. Ils l’ont brûlée vive. Parce qu’elle était femme. Parce qu’elle était libre. Parce qu’elle était dangereuse pour les puissants. Mais Kimpa Vita vit encore. Elle vit dans chaque femme qui refuse de se taire. Dans chaque mère qui éduque ses enfants sans soumission. Dans chaque fille qui dit non à la peur. Et toi, femme d’aujourd’hui ? Qui seras-tu ? Une muette de plus dans le défilé du pouvoir ? Ou la voix qui recompose le chant du pays ?

Lwanzo aménagea une autre pause. La salle technique était plongée dans un silence qu’aucun appareil ne pouvait briser. Amina avait cessé de taper. Ses yeux brillaient. Elle écoutait, elle s’imprégnait. A côté d’elle, un jeune informaticien d’ordinaire bavard, avait les mains tremblantes sur le clavier. Plus loin, Karemera s’était levé. Il restait debout, les bras croisés, les mâchoires serrées. Il n’écoutait pas un discours. Il revivait des décennies de luttes, de silence, de renoncements. Dans chaque bâtiment du sanctuaire, les membres s’étaient arrêtés. Même ceux qui ne comprenaient pas toutes les phrases ressentaient le poids du moment. Ce n’était plus seulement Lwanzo qui parlait. C’était la Résistance tout entière…qui retrouvait sa voix.

— Ce n’est pas une douleur isolée. Ce n’est pas un cri orphelin. Ce qui brûle ici, brûle ailleurs. Ce qui saigne ici, t’atteint aussi, Afrique. Je parle à toi, Afrique. Toi dont les frontières ont été dessinées avec des lames. Toi qu’on a divisée en petits morceaux de richesses manipulables. Toi qui saignes à l’est, qui brûles au nord, qui te noies au sud, et qui trembles à l’ouest. Le Kongo n’est pas un cas isolé. Le Kongo est ton miroir. Ici, on tue pour le cobalt. Là-bas, on meurt pour l’or, ailleurs pour le pétrole. Mais le mal est le même : un continent qui ne s’appartient pas, et des peuples qui attendent encore qu’on les sauve. Ce manifeste ne vient pas demander pitié. Il vient sonner la fin du silence. Car il est temps que nous devenions les témoins de notre propre histoire. Il est temps que nos livres remplacent leurs rapports. Que nos films remplacent leurs bulletins d’alerte. Que nos voix résonnent, pas pour pleurer, mais pour reconstruire. L’heure n’est plus au rêve. L’heure est au réveil. Et si demain vous entendez qu’on m’a fait taire, sachez que j’aurai parlé. Et que vous, vous devrez continuer. Nous sommes La Résistance. Et nous ne voulons pas le pouvoir. Nous voulons la vérité. Et la liberté. Que Nyamuhanga benisse le Kongo, qu’il bénisse l’Afrique et sa région des Grands Lacs.

Quand Lwanzo termina, il baissa les yeux. Il ne regardait personne. Il se leva lentement.

— C’est tout. Vous pouvez le publier.

Et il sortit. Silence. Personne ne bougeait. Parce que tout le monde venait d’assister à quelque chose d’historique. Le silence venait à peine de retomber dans la salle d’enregistrement. Lwanzo était encore debout, les mains légèrement tremblantes, la voix intérieure en écho. Il n’avait pas crié. Il avait parlé. Mais le poids de ses mots vibrait encore dans les murs.

Amina cria presque pour faire revenir tout le monde autour d’elle qui était transporté par les paroles de Lwanzo.

— Allô ! ici la terre, réveillez-vous on a du taf.

Elle transpirait devant ses écrans. Trois ordinateurs portables. Deux tablettes connectées à des relais satellites. Une tour montée artisanalement avec un système de cryptage installé depuis une clé USB étrangère. Elle portait un tee-shirt noir sur lequel on pouvait lire en lettres rouges : « Nos vérités ne meurent pas ». Elle tapait vite. Contrôlait les métadonnées. L’enregistrement avait été nettoyé, compressé, encrypté, puis balancé dans un nuage d’adresses numériques. Le message de Lwanzo était parti sur Telegram, Facebook, WhatsApp, Twitter, TikTok, même YouTube, à travers des comptes dormants activés au même moment. Le réseau de la Résistance était en marche.

— C’est bon, c’est lancé, dit-elle calmement dans son micro.

Autour d’elle, deux jeunes informaticiens suivaient les flux.

— Déjà 10 000 vues sur TikTok, madame !

— WhatsApp est en feu. Le message est repris même à Kinshasa. Une nana vient de pleurer en live sur Facebook !

Amina restait concentrée. Elle souriait à peine. Mais au fond d’elle, un frisson de fierté la traversait.

— Surveillez les IP suspectes. Si une attaque vient, je veux qu’on rebondisse en Ouganda ou au Kenya, au cas où.

Elle tourna un écran vers Lwanzo, qui venait d’entrer dans la pièce, encore bouleversé.

— Regarde, Lwanzo. Ton nom est en trending topic. Mais surtout : ce n’est pas ton nom qu’ils crient. C’est leurs douleurs qu’ils reconnaissent.

Il regarda l’écran. Des commentaires défilaient. Des voix. Des cris. Des larmes. Des poings levés.

A Kinshasa, au quartier Matete, dans une buvette bondée, un vieux transistor grésillait sur le comptoir.

— …et s’il faut mourir pour dire la vérité, alors qu’on m’enterre vivant.

Silence. Les joueurs de cartes s’arrêtaient. Une serveuse se tourna lentement vers l’appareil. Un homme au fond dit, presque en murmurant :

— Putain, c’est qui ce mec, on dirait Lumumba.

Quelqu’un sortit son téléphone. La vidéo circulait déjà.

— Il a osé parler de Kimpa Vita, bro. C’est pas un discours, c’est une gifle.

A l’université de Kisangani, dans un amphi poussiéreux, une professeure arrêta son cours de socio-politique. Elle projeta la vidéo sur un vieux vidéoprojecteur qui tremblait. Les étudiants étaient bouche bée.

— Ce mec parle comme Lumumba. Mais avec les codes d’aujourd’hui.

Une fille, timide jusque-là, se lève et dit :

— S’il fonde un mouvement, j’adhère directement. Même pour imprimer les tracts.

A Goma, dans une rue occupée par les rebelles, des jeunes, casque sur les oreilles, regardaient la vidéo à tour de rôle. Certains faisaient circuler en Bluetooth pour éviter la traçabilité.

— Y a quelqu’un qui parle pour nous, les gars. Pour nous !

Un rebelle à peine plus vieux détourne les yeux, inquiet.

— Si le peuple suit ça… notre deal avec les boss là-haut, c’est fini.

Une radio clandestine diffusait. Une animatrice murmurait :

— On nous écoute. À partir de maintenant, on n’est plus seuls. Ce soir, émission spéciale. Manifeste intégral, analyse point par point.

Au marché de Butembo, entre les stands des tomates et les haricots, les femmes en pagnes chuchotaient.

— Il a dit que la femme peut être épée… Moi, je veux redevenir lame. Plus jamais de silence.

Une vendeuse s’écria :

— Hé ! Ramène ton téléphone, qu’on écoute encore ce que ce Lwanzo a dit !

Et dans une salle obscure d’un ministère à Kinshasa, Trois hommes regardaient la vidéo en silence. Un conseiller lâcha, blême :

— Il ne reste plus longtemps avant que ça devienne incontrôlable.

Un autre dit :

— C’est pas un manifestant. C’est un détonateur.

Au QG de la Résistance, Amina scannait les données en temps réel. Serveurs en surcharge. 40 000 partages en 1 heure.

— C’est plus une vidéo. C’est un virus de vérité. Et il est en train d’infecter tout le système.

Les cyberactivistes reprenaient des extraits et les traduisent en anglais, en portugais, en espagnol. Des artistes en faisaient une chanson. Des jeunes copiaient des phrases dans les cahiers d’école. Lwanzo était devenu un symbole. Et la Résistance… un mot qu’on prononçait sans peur.

Il ne restait que le gouvernement pour réagir.

La salle de presse du Palais du Peuple est pleine. Microphones alignés. Journalistes installés. Caméras prêtes. Le porte-parole du gouvernement entra en chemise blanche bien repassée, costume bleu nuit, lunettes vissées au nez. Il respirait la maîtrise…mais son front brillait légèrement de nervosité. Il ajusta son micro. Tous les regards étaient braqués sur lui.

— Mesdames et messieurs… Chers membres de la presse nationale et internationale… Nous avons écouté, comme beaucoup d’entre vous, le fameux discours de monsieur… euh… Lwanzo Mulemberi.

Il dit son nom comme s’il avait mordu un piment.

— Permettez-moi, au nom du gouvernement, de rassurer la population : Le pays n’est pas en guerre. Le pays n’est pas en crise. Le pays est en transition. Et comme toute transition, il y a des voix qui s’élèvent. Certaines sont sincères. D’autres sont dangereusement… romancées.

Il sourit.

— Ce manifeste dont on parle tant n’est pas une analyse politique. C’est un pamphlet populiste, qui cherche à manipuler les émotions. Et dans une République sérieuse, ce n’est pas avec des vidéos virales que l’on gouverne un État.

Il but un peu d’eau et regarda les caméras.

— Le président de la République reste engagé pour la paix. Le gouvernement poursuit son programme de développement. Quant aux allégations contenues dans ce discours, elles sont en cours de vérification. Et si besoin est… les services compétents prendront les mesures qui s’imposent.

Il ponctua d’un sourire crispé.

— Pour finir, je voudrais dire ceci : La liberté d’expression ne signifie pas la liberté de détruire. Et tout citoyen, aussi éloquent soit-il, est tenu de respecter les institutions établies. Merci.

Le porte-parole vient de conclure par un « Merci », espérant que personne n’ose lever la main. Mais dans un coin de la salle, une main se lève. Un journaliste de la Radio Kimia FM.

— Monsieur le porte-parole, vous dites que le pays n’est pas en crise. Mais dans son manifeste, Lwanzo cite des faits : massacres à l’Est, déplacés sans abris, inflation galopante, enseignants impayés… Alors, ma question est simple : Est-ce que la vérité blesse le gouvernement ?

Silence. Un léger raclement de gorge.

— Nous comprenons les émotions. Mais les réalités doivent être analysées avec recul. Des efforts sont en cours… et le président reste engagé. Mais nous ne laisserons pas des discours incendiaires miner l’unité nationale.

Il sourit… un peu nerveusement. Une autre main s’éleva, plus incisive encore. Un journaliste indépendant, avec un micro sans logo.

— Monsieur le ministre…Quand des jeunes écoutent ce manifeste, ils se reconnaissent. Et quand ils vous écoutent… ils s’ennuient. Est-ce que ce n’est pas là, le vrai problème ? Que Lwanzo dise ce que vous refusez d’admettre ?

Un murmure secoua la salle. Le porte-parole fronça les sourcils.

— Ce monsieur… n’est pas un élu du peuple. Nous ne gouvernons pas par popularité, mais par légitimité. Si les jeunes veulent s’exprimer, il existe des cadres…pas des vidéos enregistrées dans des caches illégales.

Une dernière main se lève. Un journaliste de la Presse panafricaine

— Une dernière question. Le manifeste a été partagé dans plus de dix pays. Même des intellectuels africains le soutiennent. Si ce n’est qu’un « pamphlet émotionnel », pourquoi autant de réactions ? Et surtout… Pourquoi le gouvernement semble-t-il si nerveux ?

Le porte-parole se figea une seconde. Il réajusta ses lunettes. Puis répondit, plus froidement.

— Le gouvernement n’est pas nerveux. Il est vigilant. Et la vigilance… c’est la marque des grandes nations. Merci.

Les journalistes échangèrent des regards. Certains sortaient déjà leurs téléphones pour tweeter. Le pays avait entendu. Et les masques tombaient.

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