Dégage de mon chemin

de Image de profil de Harry SuezHarry Suez

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Tous les matins, pour aller au boulot, je traverse une gare. Un passage sous voies. Évidemment, entre 7h et 8h du matin, avec les trains qui débarquent toutes les quelques minutes, le tunnel est bondé. Ça déborde. Les gens avancent dans tous les sens. Et moi, forcément, je vais bosser du côté le moins fréquenté. Résultat : j’ai une marée humaine en face de moi, tous les matins. Un courant de gens lancé à pleine vitesse.

J’ai toujours été quelqu’un de sympathique, sociable, bien élevé. J’essaie de m’adapter. Mais quand on est pris dans un flux compact, dense, frontal, il faut choisir : est-ce qu’on zigzague ? Est-ce qu’on anticipe tous les mouvements comme une anguille polie, pour se glisser entre les corps ? Est-ce qu’on devient l’ombre, le fluide, l’adaptable ?

Mais alors, au fond, qu’est-ce qu’on est ? Celui qui fait attention aux autres ? Ou juste un pion dans un jeu plus grand que soi ?

Un jour, j’ai découvert le jeu.

Un matin, je me suis dit : Et si, pour une fois, c’étaient les autres qui se poussaient ? Et si moi, j’avançais tout droit ? J’ai le droit. Et si le flux s’écartait devant moi, comme la mer Rouge ? Et moi, Moïse de la gare, le torse ouvert, les bras chargés de cafés Lidl.

Et là, tu comprends que c’est un vrai jeu. Et dans ce jeu, il y a plusieurs types de joueurs.

D’abord, le joueur naturel : il joue sans le savoir, sans y penser, mais il gagne. Ensuite, le joueur volontaire, comme moi : celui qui a pigé les règles, qui entre sur le terrain avec une technique. Et puis, il y a les autres : les anonymes, les pions. Ceux qui participent au jeu sans savoir qu’il existe. Ils perdent. Souvent. Tout le temps.

Tu vas me dire : Mais pourquoi tu nous parles de ça ?

Je te parle de ça parce que j’ai lu un post Instagram, récemment. Un énième truc de quelqu’un qui pleurniche sur la vie, sur le patriarcat, sur les hommes. Les hommes prennent trop de place, ils ne se poussent pas, c’est nous qui devons nous effacer pour eux. Ça m’a fait penser au jeu.

Et je me suis dit : tout le monde a le droit de jouer, mais tout le monde ne commence pas avec les mêmes cartes. Quand tu fais 1m90, que t’as une gueule d’assassin du cartel, ça passe crème. Mais quand tu fais 1m69, que t’as une tête de mec sympa qui tient la porte à tout le monde, tu pars pas gagnant.

Mais ce que je veux vraiment raconter, c’est ce qui s’est passé ce jour-là.

7h30. Été. Ciel bleu. Une de ces journées où on est presque content de se lever. L’air du matin, pas encore chaud, mais déjà sec, un peu mordant. Je descends les escaliers. J’entre dans le tunnel. Et là, ça déborde. Un tsunami humain. Une marée d’âmes pressées. En face de moi.

Pas grave. J’active la technique : la projection. L’art de projeter sa présence. Il faut que la personne en face de toi soit convaincue que c’est elle qui est dans ton chemin. Pas l’inverse. C’est comme ça que tu gagnes. Tu ignores. Tu avances. Tu coupes l’eau comme la proue d’un ferry de banlieue. Tu es le roi. L’autre, le misérable.

Mais faut pas flancher. Faut pas flancher, surtout si en face, c’est un autre joueur. Si c’est un pion, il cédera. Mais si c’est un joueur conscient… alors attention.

Et ce jour-là, en face de moi : une femme. Petite, cheveux bouclés, jolie, démarche sèche. Trente ans, peut-être. Elle marche droit. Moi aussi. Je projette. Elle est pile sur ma ligne. Elle finira bien par se pousser.

Y’a des gens qui ont des cartes imparables dans ce jeu. La carte pitbull : ils marchent en ligne droite, sans âme. La carte dégueulasse : personne ne veut les toucher. Ou la carte méchant : on préfère les éviter, comme un lampadaire qui crie.

Mais là : une petite blonde. Qui continue d’avancer. Et elle me voit. Elle ne regarde pas à travers moi — elle me regarde, vraiment. Elle voit clair dans mon jeu de charogne.

On se rapproche. Aucun de nous ne dévie. Si je voulais faire monter la sauce, je te dirais que le temps ralentit, que les passants deviennent flous, qu’on entend juste nos respirations, que le tunnel devient arène. Mais non. Juste : on est face à face. Immobiles. À un pas l’un de l’autre.

Elle penche légèrement la tête, l’air excédée :

— Je peux passer ?

Ton sarcastique, genre tu fais quoi là, abruti ?

Stratégie de débutante.

Je reste droit.

— Bien sûr. Vas-y.

— Alors bouge, t’es au milieu de mon chemin.

Je réplique :

— C’est peut-être toi qui es au milieu du mien.

Et là, elle monte d’un cran :

— Ouais, c’est toujours pareil avec vous les hommes. Vous vous croyez tout permis. Cette fois-ci, je bouge pas. Tu dégages.

Très bien. Elle veut jouer. On va jouer.

Je souris doucement.

— Tu sais, je te respecte beaucoup pour ça. Y a pas beaucoup de joueuses femmes, surtout de ta taille.

Elle fronce les sourcils.

— De quoi tu parles ?

— De ce que t’es en train de faire. J’respecte. Je pense que tu mérites un peu de considération. Mais si tu veux jouer, faut jouer jusqu’au bout. Alors voilà : on va faire tous les deux un pas vers la droite. Et ensuite, on continue tout droit. D’accord ?

Elle me regarde comme si j’étais un abruti. Mais elle sent qu’il y a quelque chose. Une logique. Peut-être même une sagesse. Le jeu existe. Et dans le jeu, on ne peut pas juste faire ce qu’on veut.

— D’accord, dit-elle.

— Très bien. Je compte jusqu’à trois. À trois, on fait chacun un pas à droite. Et après, on ne se revoit plus jamais.

— D’accord.

— Un… deux… trois.

Je hoche la tête. Elle fait un pas à droite. J’avance tout droit.

J’ai gagné.

Débutante.

Bon, évidemment, on pourrait imaginer une fin alternative.

À trois, elle ne bouge pas. Elle me sourit, un sourire carnassier. Je plisse les yeux. Au milieu du flot humain, à travers les descentes de quai, une mouette passe. Ou une rame. Ou peut-être un pigeon en mission. Une brise traverse le passage. Je sens son odeur : un parfum subtil de lilas. Elle se ferme un tout petit peu, comme un mécanisme délicat. Je m’approche. Je sens sa chaleur. Une fine couche vibrante, thermo-sensible, qui réagit à ma peau.

Quand deux joueurs de force égale se rencontrent, ils ne cèdent pas. Ils se respectent.

Inexorablement, nos bouches se rapprochent.

Elles se mélangent.

Et on a baisé. Mais vraiment baisé. Un truc de dingue. Pas juste physiquement : une baise d'une puissance absolue.

Voilà.

Ça, c’est si on veut.

Parce que c’est une histoire.

Et que dans une histoire, on peut faire n’importe quoi.

On peut décider qu’à la fin, on baise une énergie conceptuelle entre deux escalators.

Et personne peut dire non.

Les mots, c’est gratuit.

HumourExpérimental
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Commentaires & Discussions

Le jeu - The Game - Get out of my way.Chapitre7 messages | 1 semaine

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