CHAPITRE 12 : La rencontre
Debbie s’essuya le front. Le vent de la mer agitait les branches des grands pins sans entamer la lourde chaleur. Le chemin menant à la villa commençait entre deux places de parking dont la peinture blanche s’écaillait sur le goudron. Elle leva les yeux vers la colline dorée par la chaude lumière de l’après-midi finissant, fronça le nez et respira à fond le parfum de lavande et d’herbe écrasée de soleil qui avait imprégné son enfance. Elle se concentra pour activer son chakra du courage, comme le lui avait appris un maître oriental natif des Hauts-de-Seine à une époque où Josie avait réussi à l’intéresser au mysticisme tibétain.
La poussière blanchit rapidement ses espadrilles. Le crissement des cigales reprit puis s’arrêta. La villa attendait, silencieuse, accroupie à flanc de colline. Les volets étaient clos. Elle regarda autour d’elle. Des souvenirs de films VHS peuplés de morts-vivants et d’araignées géantes vinrent chatouiller sa mémoire. Un ancien petit ami en avait plusieurs étagères et lui parlait de Freddy-les-griffes-de-la-nuit comme d’un copain un peu original. Elle ne l’avait pas quitté pour cette raison, quoique… Le portail peint en blanc était ouvert. Elle fit quelques pas et se retourna. Aucune main invisible ne l’avait refermée. « Tu lis trop Stephen King, ma vieille ! »
L’allée fendait la pelouse soigneusement entretenue. Une mousse aux reflets ocres envahissait la margelle d’un vieux puits. Un escalier de pierre menait à la terrasse. Elle monta les marches une à une en essayant de manifester sa présence. Le soleil dessinait des ombres dures sur les dalles. Indécise, elle regarda autour d’elle. Sur le mur, elle discerna des taches plus pâles, qui lui firent penser à de vieilles tapisseries trop longtemps masquées par des tableaux.
— Monsieur Wasp ?
« Les choses ne sont jamais comme on les a imaginées »
Elle entendit un bruit de pas dans la pénombre d’une salle de séjour qu’elle devinait vaste et sonore. Un rayon de soleil caressait le flanc incurvé d’un piano. De vieux souvenirs griffèrent sa mémoire. Elle revit le salon d’une tante chez qui elle allait toujours avec une pointe d’angoisse. Elle n’avait jamais aimé cette longue dame pâle aux ongles carmin .
Elle avança en retenant son souffle et se trouva face à un fauteuil de cuir rouge qui tendait ses longs accoudoirs vers la mer. Des images de femmes coiffées à la Louise Brooks, en jupes fendues et fume-cigarettes flottaient devant ses yeux. C’était donc là que Déborah avait passé ses dernières années. Elle s’approcha de la balustrade d’où on apercevait le ballet lointain des vagues et des nuages bousculés par le vent.
Mezz « Finger » Wasp, mystère vivant du jazz était là. Elle sentait sa présence. Surtout ne pas se retourner, résister à la tentation de fuir. Elle ne savait plus si les pulsations sourdes qui emplissaient ses oreilles provenaient de son cœur ou de la villa. Un reflet clair froissa la pénombre.
— Je vous attendais !
Les photos et les bandes d’archives ne restituaient qu’une silhouette aux traits flous. Elle s’était imaginé une sorte de Mel Ferrer nostalgique et affronta le regard bleu et inquisiteur d’Henri Fonda dans un visage crevassé et casqué de cheveux blancs. Il avança vers elle d’un pas glissant, comme un boxeur cherchant à placer le coup décisif.
— Quel est votre prénom ?
Il avait une voix éraillée de fumeur.
— Josiane !
— Heureux de vous rencontrer, Josiane.
Leurs mains se touchèrent. Des taches de vieillesse dessinaient des archipels sombres sur sa peau très blanche. Ils restèrent un instant silencieux puis il sortit de sa poche l’enveloppe froissée.
— Pourquoi avez-vous signé Debbie ? C’est le surnom que vous donne votre petit ami ?
— Je n’ai pas de … Je veux dire… C’est comme ça que m’appelait un garçon quand je suis entrée au journal. Il trouvait que je ressemblais à Debbie Reynolds. Il est parti mais le surnom est resté.
Il la détailla avec une froideur d’entomologiste.
— C’est l’explication la plus stupide que j’aie jamais entendue. Je l’ai rencontrée, c’était une adorable ingénue et une excellente comédienne mais vous ne lui ressemblez guère. Je manque à tous mes devoirs, asseyez-vous.
Il s’installa en face d’elle. Le soleil couchant durcissait son visage émacié.
— Si vouliez m’intriguer, c’est raté ! Pensez-vous être la première à user de prétextes ridicules pour m’approcher ? J’ai accepté de vous recevoir en souvenir du passé, qui a pour un homme de mon âge une valeur toute particulière, et par égard pour ce brave Stéphane avec qui j’ai connu quelques bons moments.
Elle identifia dans sa voix traînante des intonations du vieux Sud.
— Donnez-moi maintenant une bonne raison de poursuivre cet entretien.
Debbie, la gorge sèche, s’efforça de mettre en ordre les arguments qu’elle avait préparés au cours du voyage. Elle s’embrouilla, improvisa, parla de Stef, du festival d’Antibes, du numéro spécial, de l’intérêt des lecteurs. Elle parla même de la visite chez sa mère. Il l’écoutait en silence. Les ombres s’étiraient, rampaient vers eux.
— Vous êtes la journaliste la plus déconcertante que j’aie jamais rencontrée. Pourquoi avez-vous choisi ce métier ? Etes-vous musicienne ?
Elle serra les poings en essayant de ne pas baisser le regard.
— J’ai appris le piano autrefois.
— Le piano ! Que voulez-vous savoir de plus à mon sujet ? J’ai déjà tout raconté.
— Je suis persuadée que non, monsieur Wasp, je voudrais aller plus loin. Il hocha la tête, se leva et s’approcha du fauteuil. Pourquoi est-il si profond ? On dirait un cercueil. De dos, le musicien paraissait encore plus grand.
— Comment va ce vieux Stef ?
— Toujours râleur et mal embouché
— Alors, il n’a pas changé.
— Lorsque je suis entrée au journal, il m’a fait écouter un CD de Charlie Parker et m’a dit : « Tu te tais ! Tu écoutes ! Si tu ne comprends pas ce que cette musique veut exprimer, va te faire embaucher à Paris Turf ! »
— C’est crevard comme réflexion ! Ça ne m’étonne pas de lui.
— « Crevant », monsieur Wasp, on dit « crevant ». Il fait le coup à tous les nouveaux.
Elle pensa à Amaury qui avait eu droit à Fletcher Anderson. Il lui avait envoyé un SMS pour lui souhaiter bonne route.
— C’est un drôle de gaillard, l’ami Stef. Nous ne nous sommes pas rencontrés souvent, mais que de souvenirs ! Il regarda autour de lui, en hochant la tête, comme s’il prenait à témoin un auditoire invisible.
— Il se fait tard, mademoiselle, et il n’est pas d’usage qu’une jeune femme reste seule chez un homme, même de mon âge. J’ai été ravi de faire votre connaissance, Elle referma son carnet, résignée.
— … Nous nous verrons demain à trois heures, après ma sieste. Les vieilles gens ont leurs habitudes. Cela vous convient-il ?
— Je … je serai à l’heure, monsieur Wasp.
— Je n’en doute pas. Je poserai toutefois une condition. Vous m’appellerez Mezz et je vous appellerai Debbie. Je suppose que vous avez rencontré mes voisins ?
— Bien sûr, des gens très sympathiques.
— Et accueillants. Si vous n’y avez déjà goûté, je vous recommande leur muscat.
Debbie redescendit de la villa en marchant comme dans un rêve. Elle prit le temps de discipliner avec un ruban rouge sa crinière malmenée par le vent. Maryvonne Lestouffade la regarda d’un air effaré.
— Boudi, ma pôvre ! Comment vous pouvez supporter les cheveux longs ? C’est vrai que vous êtes jeune. Moi je les ai coupés à la naissance de la nine. Alors qu’est-ce qu’il vous a raconté, monsieur Mezz ?
— Il accepte de me recevoir. Je vais rester quelques jours.
Son mari cessa de se friser les moustaches.
— Où allez-vous loger ? La saison commence. Tous les hôtels sont pleins!
— Je n’y avais pas pensé.
— Dis donc, maman, elle pourrait prendre la chambre du haut ?
— Je ne voudrais pas….
— Mon mari a raison, vous serez bien ! Elle donne sur la cour. On peut bien faire ça, c’est pas si souvent que monsieur Mezz, il reçoit des visites.
— Alors, c’est dit pitchotte, vous logez ici. Maman, sors-nous le rosé et les biscuits ! Pour souper, ce sera sans façon, on a bien assez des rataillons dans le frigo.
C’est ainsi que, le soir même, Debbie prit place à la table familiale. Major, le chien de la maison, issu d’un improbable métissage, vint poser sa grosse tête sur ses pieds, la gratifiant d’un regard inquiet. Rassasiée, elle repoussa son assiette.
— Il y a longtemps que monsieur Wasp habite ici ?
— Dans les dix, douze ans. La villa appartenait à des Allemands qu’on voyait deux mois dans l’année. Des gens polis mais pas causants qui mangeaient que la cuisine de chez eux. Misère de nous !
— Des allemands, quoi !
Debbie reposa le verre de rosé qu’elle était parvenue à vider sous le regard satisfait de ses hôtes. La chambre était fraîche et agréable. La fenêtre s’ouvrait sur le moutonnement des collines parsemées d’oliviers. Elle vida son sac de voyage et sentit qu’elle serait heureuse dans cette maison.
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