Chapitre 32: L'ange brisé
La pluie commença à fouetter le TGV alors qu’ils quittaient la gare de Valence. Debbie, les yeux fermés, dormait, appuyée contre l’épaule d’Amaury sous le regard attendri de Clarisse assise en face d’eux. Picon-Bière, allongé dans le carré central, souleva ses rays bans.
— Moi, j’ai jamais aimé l’avion.
Pendant trois cents kilomètres, Stef et son compère avaient exhumé leurs souvenirs de jeunesse, peuplés de filles peu farouches, de nuits blanches, et de concerts triomphaux. En quittant Dijon, Stef avait pointé un doigt accusateur vers Amaury et proféré une phrase définitive .
— En ce temps-là, on savait rigoler et on tenait trois jours et trois nuits sans faiblir. C’est pas comme les petits jeunes…
Il s’était ensuite endormi contre la fenêtre. Picon-Bière, pensif, regardait défiler le paysage noyé de pluie. Debbie s’étira et sortit de son sac le message froissé. Il était arrivé trois jours auparavant des Etats-Unis, accompagnant un paquet constellé de tampons et de codes barre.
« Bonjour mademoizelle Debbie,
Je vous aicris de la par de mon oncle Sydney qui ai mort la seumaine dernière. Il m’a demandé que je vous envoi une lettre parce que j’ai appri le franssai. Vous trouverais la photo qu’il vous a montré quand vou êtes venue le voir et qu’il voulait vous faire cadeau. Il vous envoit aussi son shaker. Je voulai aussi vous dire aussi qu’on ait tous très tristes ici.
Je vou envoie toute ma considérassion.
Arthur Ulysses Wilcox.
Elle replia la lettre d’une main tremblante et sortit la photo. Ils étaient tous là… Mezz… Madly… Déborah … Frankie Minelli… Lucky Strowe et son drôle de chapeau.
Derrière son bar, Sidney Wilcox lui souriait.
« J’étais plutôt beau gosse, vous ne trouvez pas ? »
Elle refoula ses larmes. Amaury serra sa main.
— J’enverrai un exemplaire du numéro spécial au détective Robertson. Un homme qui aime à ce point son papa ne peut pas être complètement mauvais.
Elle caressa son ventre d’un air contrarié.
— L’été prochain, je ne pense pas que retournerai à New York.
Stef revint des toilettes et se rassit lourdement, l’air sombre.
— Tu as des nouvelles de Josie ?
— Elle est enceinte elle aussi, figure-toi !
Il haussa les épaules et déplia un numéro fatigué de l’Equipe.
— Décidément, vous vous êtes donné le mot. Tu sais qui est le père ?
— Son prof de méditation, un beau garçon au crâne rasé qui parle des maîtres Zen comme s’ils habitaient sur le même palier. Elle est devenue adepte des soufis. Tu connais ?
Stef fronça le nez.
— Tu sais moi, la cuisine japonaise …
— Les soufis, bougre d’âne, pas les sushis !… Tu devrais aller la voir, ça lui fera plaisir. Je suis sûre qu’elle te montrera le chemin de la sérénité.
— A mon âge, il n’est pas difficile à trouver.
Clarisse baissa le numéro de « Psychologie Magazine » qui la passionnait depuis le départ et leva les yeux au ciel. Sur la banquette voisine, les deux compères repartaient dans leurs souvenirs. Ils discutaient encore en sortant de la gare.
Clarisse mit ses lunettes fumées, malgré la pluie fine et prit la main de Debbie.
— Tu portes des gants maintenant ? Ils sont très jolis. Tu les as achetés où ?
— C’est un cadeau…
Marcellin Lestouffade les attendait, à l’abri d’un immenses parapluies.
Ils rejoignirent le cortège près de l’entrée du cimetière. Le pigeon-sentinelle avait disparu
mais l’ange aux ailes brisées les attendait. La pluie ruisselait sur le visage de pierre.
Debbie s’avança vers madame Lestouffade qui la serra sur son cœur. De grosses larmes roulaient sur ses joues rebondies.
— Ma pauvre nine, tu es venue malgré ton état !
— Vous savez ça fait à peine deux mois.
— C’est pourtant vrai, il me semble que c’était hier qu’on mangeait sous l’arbre. Si c’est pas un malheur ! On venait juste de fêter son anniversaire.
Elle fit claquer une bise sonore sur la joue d’Amaury et se tourna vers les deux musiciens.
— J’imagine que vous êtes des amis de ce pauvre monsieur Mezz, du temps où c’était une vedette ?
Picon-Bière s’inclina devant elle.
— Permettez-moi de vous présenter mes respects.
Le curé, petit et nerveux, perpétuait le port de la soutane. Debbie entendait derrière elle
le pas lourd de Stef.
— Sacré Mezz ! Se faire enterrer un premier novembre ! On dirait qu’il l’a fait exprès.
Ils firent cercle autour du caveau. Stef baissa la voix et se pencha vers monsieur Lestouffade. — Comment est-ce arrivé ?
— Il est descendu pour faire la belote, comme d’habitude. Quand il est reparti, il avait l’air normal. Il y a eu un gros orage pendant la nuit. Le lendemain quand Maryvonne est montée, elle l’a trouvé sur la terrasse allongé dans le fauteuil rouge. Une hémorragie cérébrale qu’il a dit le docteur. Il est mort tout seul, avec son saxo à côté de lui.
— Comme Lester Young !
— Comme qui, vous dites ?
—Un de ses vieux amis.
Madame Chassignol appuya un mouchoir sur son nez rougi et regarda l’étui sur lequel la pluie étoilait quelques gouttes et regarda d’un air effaré Stef et Picon-Bière qui déballaient leurs instruments.
— Vous avez quand même pas l’idée de faire de la musique ?
— S’il peut nous entendre, je suis sûr que ça lui fera plaisir. C’est très courant à la Nouvelle Orléans pour les enterrements. Une voisine hocha la tête, peu convaincue.
— Vous êtes sûrs ? J’ai jamais entendu parler de ça et pourtant j’ai un neveu qui habite dans
le Loiret.
La pluie cessa. Malgré le foulard noir, la chevelure flamboyante de Clarisse tranchait sur le décor grisâtre. On avait gravé le nom du défunt sous celui de Debbie.
« Mezzrow Lincoln Wasperson
17 - 10 1917
27 - 10 2008
Musicien
Le maire prononça une allocution qui faisait du défunt une gloire locale honorant la municipalité. Picon-Bière murmura.
—C’est chouette d’être mort, on a toutes les qualités et on n’a pas à subir les discours. Madame Lestouffade le rassura à mi-voix.
— Vous inquiétez pas. Je connais le maire, il aime s’écouter mais il s’essouffle vite.
Debbie s’avança vers le cercueil. On entendait tomber les gouttes des branches mouillées. Sa voix ne tremblait pas.
—« L'Éternel est mon berger: je ne manquerai de rien. Il me fait reposer dans de verts pâturages, Il me dirige près des eaux paisibles. Il restaure mon âme, Il me conduit dans les sentiers de la justice, A cause de son nom. Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi ».
Stef et Picon-Bière jouaient en sourdine « Runnaway Train ». Les notes s’envolaient vers le ciel tourmenté, emportant l’âme du vieux musicien. Quand on descendit le cercueil, les nuages se déchirèrent et un rayon doré caressa le bois blanc. Debbie pose sur la tombe une petite chouette en grès.
— C’était celle de ma sœur.
Stef referma son étui.
— Pourquoi pas ? Au milieu des anges, elle sera en bonne compagnie. Maumau, Tu as la plaque ?
Madame Lestouffade se pencha pour mieux lire.
— « Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps, il dormait. » Ça ressemble bien à monsieur Mezz, c’est de qui ?
— Boris Vian.
— L’écrivain ?
— Lui-même. Ils se sont connus et vont sûrement se retrouver là-haut.
Le groupe s’effilocha en se dirigeant vers la sortie. Clarisse avait pris le bras de Stef sous prétexte de reposer sa jambe où se réveillaient de vieilles douleurs. Amaury écoutait patiemment les recommandations et les conseils de madame Lestouffade pour prendre soin de cette « pôvre petite ».
— Vous viendrez nous voir cet été avec le pitchoune, c’est promis ?
Marcellin Lestouffade marchait à côté de Debbie. Il fouilla dans sa poche à la recherche de sa pipe.
— La fin des histoires est souvent triste. Pour vous c’est un commencement…Fille ou garçon ?
— On ne sait pas encore.
— Ce sera sûrement un musicien.
— Vous avez revu le chat ?
— Non. Je crois qu’il ne viendra plus.
Amaury les attendait près du portail.
— On pourrait aller voir ta mère ?
— Elle est impatiente de connaître.
Avant de quitter le cimetière, elle se retourna vers l’ange mutilé pour un dernier adieu.
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