Śimrod : la Cité Rouge (3)

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Arrivé devant l’enseigne du lupanar qui promettait des aslith dociles et étroites, Śimrod se dégonfla. Les humains avaient beau être menteurs, ce n’était pas une raison pour s’abaisser à participer à leur esclavage. Lui-même valait mieux que ça. Evaïa s’était servie de lui, mais elle l’avait fait par peur, à cause de tout ce que les ædhil lui avaient fait. Alors, Śimrod rebroussa chemin et s’engouffra dans la taverne d’en face, résolu à boire jusqu’à en tomber par terre.

Affalé dans alcôve privée, sur des coussins miteux qui avaient connu des jours meilleurs et face à un plateau portant flacons de gwidth et nécessaire à fumer, Śimrod se remit à réfléchir — comme il le faisait dix mille fois par jour — sur les raisons qui avaient poussé Evaïa à coucher avec lui.

Au début, il avait pensé que c’était pour lui soutirer des informations pour le compte de cet Ælfbeorth. Mais plus il y réfléchissait, moins il croyait à cette option. Finalement, Evaïa lui avait posé peu de questions sur sa mission. Elle avait surtout insisté sur son passé, sûrement dans l’optique de trouver une faille, de se servir de lui. Maintenant, Śimrod pensait qu’elle avait eu peur, et s’était offerte à lui dans le but d’endormir sa méfiance et d’être sûre qu’il la laisserait partir. Mais pourquoi lui mentir à ce point, lui dire qu’elle l’aimait ? Si seulement elle était restée sincère... Śimrod, de toute façon, avait eu l’intention de la libérer. Il avait passé un pacte avec elle. Ne croyait-elle pas à la parole sacrée de ceux du Peuple ?

Non. Il était moitié orc... elle l’avait donc pris pour un parjure, un barbare. Le passage chez Wradtivk n’avait rien dû arranger. Lui qui avait même bêtement parlé de grosse massue orc... quel idiot ! Elle avait dû avoir terriblement peur.

Peur au point de s’offrir à lui à la première occasion. Non... ça ne tenait pas. Il devait y avoir une autre raison.

— Je peux partager le gwidth avec vous ?

Śimrod leva un regard peu amène sur l’intrus. Un ædhel à la crinière pâle, assortie à de riants yeux verts. Encore un Taráni. Śimrod hésita à l’envoyer paître, mais mieux valait qu’il ait de la compagnie aujourd’hui. À force de patauger dans les ténèbres de ses pensées, il risquait encore de faire une connerie.

— Ne vous gênez pas, proposa-t-il avec un geste vague en direction des coussins dorés.

L’intrus sourit brièvement, loin d’être découragé par tant de mauvaise grâce. Il prit place à côté de Śimrod et remplit deux coupes de cristal : une pour lui, une pour son hôte.

— Voilà. Il n’a pas été fermenté dans la bouche de jeunes femelles, mais il n’est pas trop mauvais.

Śimrod accepta la coupe en murmurant une formule de politesse du bout des lèvres.

— Je m’appelle Razel, se présenta l’inconnu en levant sa coupe.

— Śimrod, répondit ce dernier en tordant la bouche.

— Enchanté, Śimrod.

— De même.

L’inconnu toucha brièvement sa coupe avec la sienne. Puis il but, ferma les yeux brièvement.

— Ah, ça fait du bien. Il fait tellement chaud, ici...

Śimrod garda le silence. L’autre voulait sûrement qu’il lui pose des questions sur sa provenance, mais Śimrod n’en avait aucune envie.

— Je vous ai vu tout à l’heure, sur la place... continua-t-il. Devant le temple de Narda. Et je vous ai aussi vu hésiter devant la maison de passe.

— Je...

— Vous avez bien fait de renoncer à y entrer. Les filles sont usées : elles n’ont pas bon goût.

Śimrod fit claquer sa langue avec humeur. La dernière chose dont il avait envie, c’était de discuter femelles avec un autre mâle.

— Loin de moi l’idée de remettre en cause vos préférences en la matière, mais si vous cherchez à vous accoupler, je connais un autre moyen !

Cette fois, Śimrod se décida à intervenir.

— Je ne suis pas intéressé, dit-il en reposant sa coupe sur le plateau d’un geste éloquent. Si vous cherchez un partenaire pour cette nuit, ce n’est pas ici que vous le trouverez.

Razel tendit ses deux mains devant lui.

— Oh, ne vous méprenez pas... je parlais juste des gladiatrices.

— J’ai déjà essayé, et vous le savez, grogna Śimrod en attrapant la canule du nécessaire à fumer. Ces femelles urdabani ne m’ont pas trouvé à leur goût.

Le rire de Razel lui fit jeter un regard encoléré dans sa direction.

— Vous vous trompez sur ce point... se défendit l’importun. Elles se sont battues férocement juste après votre départ. Les gagnantes vous cherchent dans toute la ville, présentement... vous avez bien fait de vous cacher ici.

Śimrod tira une longue taffe sur sa canule.

— Comment ça ?

— Désolé d’être indiscret, mais... vous êtes l’incarnation de Naeheicnë, n’est-ce pas ? L’As Sidhe.

— J’étais. La Haute Reine a accepté ma démission.

— Pourtant, on raconte partout que vous êtes revenu reprendre votre titre lors de la Nuit des Supplices... détruisant au passage Æriban.

Śimrod se figea. Il avait en effet dévasté Æriban. Trop préoccupé par l’état d’Evaïa et sa mission sacrée auprès d’Ysatis, il n’avait pas constaté lui-même les dégâts.

— J’ai dû abîmer un peu le temple, c’est vrai, admit-il. Mais de là à me poursuivre partout pour sacrilège...

Razel haussa un sourcil amusé.

Un peu ? Par Anwë, vous n’êtes donc pas au courant ?

— C’est si grave que ça ? s’enquit Śimrod, légèrement inquiet.

— Vous avez littéralement démoli le temple. Il ne reste plus rien. Toute la sylve sacrée a brûlé, les recrues survivantes avec. Sa Majesté Tintannya est furieuse, et elle a ordonné à ses armées de vous éliminer sans jugement si jamais vous deviez remettre les pieds à Tyr-as-lyn.

Un lent sourire apparut sur le visage sombre de Śimrod. Maintenant, il était vraiment libre.

— Tant mieux. Æriban était une insulte à la dignité, et surtout, au Père de la Guerre. Ce n’était qu’un lupanar pour ellith, un exutoire à leurs perversions.

— C’est sacrilège, ce que vous dites là...

— Vous avez servi à Æriban ? demanda Śimrod en vissant ses yeux dans ceux de son interlocuteur. Moi, oui. Vous savez ce qu’on vous fait, à peine vous arrivez ? On vous tâte les couilles, on vous enfonce un doigt dans le cul et on vous fait éjaculer, attaché sur une table, avant de recommencer pour voir combien d’orgasmes à la suite vous êtes capable d’avoir. Puis la Gardienne vous « teste », de première main, en s’asseyant sur votre queue restée bien dure malgré les humiliations. Si vous refusez, c’est le fouet. La première nuit, les autres aios, jaloux comme des wyrms, tentent de vous éliminer. Si vous êtes un jeune mâle encore panaché, ils vous violent avant de vous égorger. Si vous survivez à tout ça, des esclaves entrainés à cette tâche viennent vous sucer jusqu’à l’évanouissement à chaque lune rouge, pour revendre votre « production ». Ensuite, on vous convoque au barsaman. On offre au vainqueur encore couvert de brûlures et puant la chair cramée une vierge semi-humaine à violer, puis les femelles nobles vous convoquent pour que vous la leur mettiez dans le cul. Il ne faudrait surtout pas qu’un orc les engrosse… Si une femelle noble s’entiche de vous, elle vous attache dans son khangg pendant six lunes et vous chevauche chaque nuit, jusqu’à avoir le ventre tendu à en éclater. Ensuite, elle vous renvoie au jeu de massacre sans un regard. Voilà ce que j’ai vécu sur Æriban. Tortures, humiliations, tueries et viols dégueulasses. J’estime avoir eu le droit de détruire ce temple de la perdition.

Śimrod conclut son discours par une large rasade de gwidth, sous les yeux d’un Razel muet. C’était rare qu’il parle aussi longtemps. Mais — par les couilles d’airain de Naeheicnë ! — il fallait que ce blanc-bec comprenne ce qu’était réellement Æriban.

— Je... j’ignorais que c’était ainsi. À nos yeux profanes, Æriban est le noble temple qui abrite les plus fiers guerriers des Vingt-et-uns Royaumes, le fleuron de la race ædhel. Les ultimes incarnations du dieu de la guerre, qui offrent leur vie au feu purificateur du barsaman...

— Ouais. C’est surtout le harem de la Haute Cour de Tyr-as-lyn, peuplé de mâles huilés au braquemart d’acier, rendus stupides par les privations et qui n’ont plus d’autre but dans la vie que de massacrer leurs rivaux et sauter sur la première paire de fesses qui passe sous leurs yeux.

— Mais ils sont les seuls ellonil de tout l’empire à avoir le droit de se reproduire... ils sont les garants de la pureté de la race !

Śimrod éclata d’un rire mauvais.

— Regardez-moi. Je suis un khari de lignée inconnue, avec du sang orc dans les veines. Et pourtant, j’ai été l’As Sidhe d’Æriban, le « fleuron de la noble race ædhel », comme vous le dites si bien. J’ai engrossé une reine qui, jusque-là, ne laissait entrer dans son khangg que les étalons à l’ascendance la plus prestigieuse... prétentions qui ne l’ont pas empêché de tout bazarder et de tendre le cul dès qu’elle m’a vu étriper un autre mâle sous ses yeux. Voilà comment sont les ellith : elles mouillent pour le combattant le plus brutal, qu’il soit orc ou « pur race ». La pureté ædhel n'est qu’un mythe. Nous sommes tous des bâtards issus de croisements décidés par les caprices de ces foutues femelles, vous comme moi. Et puis, vous avez déjà sailli une elleth, n’est-ce pas ?

Razel secoua sa chevelure platine.

— Par Narda... « sailli », non, évidemment ! Mon sang n’est pas assez fort pour que je sois sélectionné par une elleth pour l’inséminer. J’ai eu la chance d’en servir quelques-unes parfois, oui. Mais la plupart du temps, je dois me contenter d’aslith humaines, ou d’autres mâles.

Śimrod jeta un regard compatissant à son compagnon de beuverie. Il connaissait bien cette histoire : c’était celle de la plupart de ses collègues de l’Aleanseelith.

— Même ici, sur Urdaban ? J’ai eu pas mal d’amantes urdabani, autrefois. Elles sont moins regardantes qu’ailleurs, concernant les origines...

— Parce que vous êtes grand et fort, répondit Razel en jetant un regard envieux à Śimrod. Et que vous étiez un gladiateur, avant... je ne me trompe pas ?

Le regard de Śimrod se fit pensif.

— J’étais combattant d’arènes, oui... avant ma puberté. Aucune femelle ne s’intéressait à moi, en ce temps-là. Plusieurs ont même essayé de me tuer. Et j’ai gardé mon panache très longtemps. C’est une camarade de guilde qui me l’a pris, car elle avait pitié de moi et des moqueries que je suscitais...

Śimrod but une autre gorgée de gwidth. Au moment de mourir sur le champ de bataille — une mission qui avait très mal tourné —, cette amie lui avait demandé de la prendre dans ses bras. Elle avait succombé en lui disant qu’elle l’aimait, ce à quoi Śimrod n’avait jamais cru : Runniva était un camarade, qui, comme lui, avait voulu croire à un avenir meilleur et garder l’illusion qu’elle n’était pas morte seule et en vain.

Mais l’amour n’existait pas. C’était un mensonge, des bonbons jetés aux carcadanns pour qu’ils acceptent de prendre le mors.

— Ne niez pas que certaines ellith tombent amoureuses d’un sidhe, et en font leur consort, leur maître de guerre... insista néanmoins Razel. Les histoires d’amour absolu abondent. Naryl et Yuja... Eren et Lilwë... Adhamu et Lileath...

— Et ce ne sont que des histoires, coupa Śimrod en roulant des yeux. Des contes. Pour nous faire accepter l’inacceptable.

— Mais pourtant...

— C’est bien ça, statua Śimrod en posant ses grandes mains sur la table. Maintenant, si vous le voulez bien... je vais remonter sur mon cair et dormir. J’ai trop bu.

Razel baissa le regard d’un air déçu. Śimrod lui donna un tape amicale sur l’épaule, puis se leva — plutôt maladroitement.

— Attendez... je vous avais parlé d’une femelle qui vous plairait sûrement.

— Encore une gladiatrice prête à m’égorger ?

— Oui... avoua Razel. Mais celle-là est spéciale...

— En quoi ?

— Elle a décidé d’offrir sa virginité à la véritable incarnation de Naeheicnë.

Śimrod se figea et croisa les bras, amusé.

— Ah oui ?

— Le seul mâle qui serait capable de la battre dans l’arène...

— Vraiment ?

Razel hocha la tête.

— En fait, j’étais venu vous transmettre un message de la part de Maître Ardaxe... il vous invite à voir cette gladiatrice dans l’arène.

Les oreilles, dressées par la curiosité, de Śimrod s’abaissèrent d’un seul coup. Encore un coup d’Ardaxe... il aurait dû s’en douter. Ce Razel était l’une de ses nouvelles recrues. Pas étonnant, vu son goût proverbial pour les mâles à la crinière pâle...

— Dis-lui que je le verrai plus tard, à son bord. Je n’ai pas besoin qu’il me fasse miroiter les appâts douteux d’une femelle gladiatrice pour venir le voir.

— Mais il insiste pour vous voir maintenant. La Fleur de Nuit combattra ce soir...

— Fleur de Nuit ? Drôle de nom pour une fidèle de Neaheicnë. On dirait celui d’une princesse dans un conte pour hënnil !

— C’est son surnom pourtant. Fleur de Nuit de la Maison Niśven...

Śimrod faillit s’étrangler. La Maison Niśven, de Dorśa ?

— Tu dois te tromper. Jamais une femelle aussi noble ne s’abaisserait à se salir dans l’arène. Et les Niśven ne se mêlent pas à nous. Ils ont quitté les Vingt-et-un Royaumes depuis la prise de pouvoir de Tintannya...

— Pourtant, c’est bien elle, la princesse Fleur de Nuit de la maison Niśven, première héritière du trône de Dorśa. Si vous la voyiez, vous sauriez tout de suite que c’est elle.

Śimrod se gratta la nuque.

— C’est pour cela qu’elle attend la nuit pour combattre... le soleil rouge d’Urdaban doit être trop dur pour sa peau d’albâtre !

— Alors, vous venez ?

— Je vais passer voir Ardaxe, oui, répondit Śimrod en se redressant. Je comptais lui faire une petite visite de toute façon. Mais d’abord, je vais me reposer un peu sur mon cair. Cette sortie m’a épuisé. Dis-lui que j’irai le voir au crépuscule.

Śimrod quitta l’alcôve avant que Razel puisse insister encore. Il laissa un rubis au sluagh en guise de paiement, et montra les crocs lorsque celui-ci exigea « un peu de luith » à la place. Puis il sortit, rabattant sa capuche.

Une dague se planta dans le mur juste derrière lui, manquant sa joue de peu. Il l’avait évité par pur instinct.

— Śimrod Surinthiel ! grinça la voix rauque d’une femelle. Tu es à moi.

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