Mágoa
— Tu l'as encore dit pour me faire plaisir, non ?
Chacun de ses doigts était peint de cette couleur qui ne se décrivait pas. Une couleur interdite il y avait des années de cela. Tatouée sur sa peau en ailes de papillons flétries, elle suintait de sombre, témoin des récents sinistres.
— C’est ce que tu fais...
La manière qu'elle avait d'observer obsesionnellement les ombres jouer entre ses phalanges de fin feuillet, berceaux d'histoires inachevées ou échouées depuis jadis... c'était une manière qui ne s'inventait pas. De toutes les oeuvres qu'il y avait à créer, au moins celle-là avait-elle déjà un nom.
Mágoa.
— Tu le fais quand tu n'as plus rien à dire.
Pour une fois, elle le regarda dans les yeux.
C'était si rare.
Limpide, la source placide. Muette de mots entremêlés, qu'elle laissait faner quelque part le long de sa chevelure relâchée en pétales de jais. Mèches suspendues du bout de leur pointe en aiguille subtile. Ce bleu profond des milliers de puits qui peuplaient son esprit, dormant dans l’arrière-cour, au jardin d'automne éternel. Attendant d'être remplis. Des yeux qui n'avaient que l'empreinte de tous ces mondes improbables, non-définis.
Infinis.
— Et quand tu n'as plus rien à dire, alors...
Il aurait tant aimé les faire siens... Il avait mémorisé chacune des formes, des lignes aux courbes, des cercles irisés aux plumes cachées. Il avait cherché des heures durant autant de significations à tous les reflets qui en faisaient la beauté, larmes de quartz qui en traversaient les strates de bleu hyalin. Avec une inlassabilité indéfectible.
Il les admirait silencieusement comme il avait admiré avant. Avant, quand il n'avait jamais admiré ainsi avant. Pas avant ce seul moment. Un moment qu'il pouvait répliquer à l'infini s'il s'y laissait voyager. Pour cette fois et toutes les autres, c'est ce qu'il ferait. Sans nul doute, il parviendrait à s'échapper.
Cette cellule austère, quatre murs si haut qu'ils en perdaient le ciel, l'emportant avec eux aux tréfonds du noir le plus insondable. Quatre murs si lourds qu'ils continuaient bien plus bas que la terre, celle qu'ils avaient avalé pour se frayer un chemin. Mais ni plafond ni plancher. Ce n'était plus qu'une chute, et alors, c'était plus qu'une chute. On ne pouvait se rattraper à rien puisqu'il ne retomberait que lorsque jamais l'aura décidé. Pour l'instant, il subissait seulement la gravité pour y mourir une centaine d'autre fois chaque seconde, chaque seconde plus dense, plus puissante.... Pesant de tout son poids sur ses épaules.
Sans nul doute, il parviendrait à s’échapper.
— Alors peut-être que c'est depuis ce jour-là que tu as appris à te taire.
Te taire pour rien. Te taire comme tu te taisais avant. Avant de ne pas connaître d'avant. Parce que... il n'y avait pas d'après, n’est-ce pas ? Il n'y en aura pas. Ça a toujours été une histoire d'avant. Et alors que tu ne voulais plus y retourner, était-ce vraiment quand même le même avant ? Non, ce n'était rien. Puis... ça n'aurait jamais été avant, après tout. Ça ne l'était pas, jusqu'à ce qu'il y ait un avant. Même s'il ne pouvait pas y avoir d'après, tu étais persuadé que ce serait comme avant. Alors ? Comment était réellement cet avant, toi qui n'a pas connu d'avant ? Tu t'es seulement accroché sans réfléchir au pendant, tu t'y es pendu comme tu te pendais à ses lèvres... Y as-tu réfléchi ? Avant... Avant, tu ne l'avais jamais dit pourtant.
De l'intensité qu'elle lui avait rendu son regard, il s'était senti soudain si petit. Fermant ses yeux, une larme coula de ses paupières. Il avait tellement d'autres larmes à laisser couler. Mais la gaine tenait toujours bon, quoi qu'il en coûte. Elle n'aurait pu se briser qu'en la voyant encore, et... Encore qu'il ne l'aurait pas vue de ses yeux fermés. Même en les ouvrant encore, ça n'aurait sûrement rien changé. Mais il n'avait rien voulu changer, non ? Ce n'était pas ça qu'il voulait. Ce qu'il voulait, c'était le ressentir à nouveau. Juste une fois. Une terrible dernière fois.
— Pourquoi maintenant ?
Alors, et alors seulement... il aurait pu pleurer toutes les larmes de son corps.
— Je ne sais pas, Mágoa... réussit-il à articuler dans un faible sourire.
Ses joues à elle se teintèrent de bleu, un frisson la parcourant d'un bout à l'autre de son corps. Elle réprima un sanglot, murmura presque sa réponse :
— Tu sais très bien que ce n'est pas mon prénom...
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