18. Pierre de sang

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Cette pierre activerait la volonté et le courage de son porteur, jusqu’ici masqués par la peur.

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Lorsque Léana ouvre les yeux, sa douleur s’éveille avec elle. Chacun de ses muscles est un prolongement de sa souffrance. Oh, Enki. Elle gémit avant d’enfoncer son visage dans l’oreiller, profitant du réconfort de l’odeur de braises. Elle soupire longuement avant de se tourner en grimaçant vers la table de chevet. Sa main bat l’air en essayant de trouver ce fichu interrupteur. Alleez ! Elle a beau insister, la lampe ne se trouve vraiment pas de ce côté-là. Son visage de se plisse en une moue agacée. Je suis vraiment dans les vapes. Elle roule sur le matelas en pestant contre le vilain fantôme déménageur de meubles.

Après quelques tentatives, ses doigts finissent par se poser sur le fameux carré de plastique. Aha ! La pièce s’illumine, obligeant Léana à se protéger de l’afflux brutal de lumière. Mais tout le monde me veut du mal aujourd'hui ou quoi ?

Elle envisage de tout éteindre et de se réfugier sous la couette lorsque quelques détails attirent son attention. Qu’est-ce que… Son armoire n’est pas à la bonne place. Sa fenêtre non plus d’ailleurs. Léana s'appuie sur ses avants-bras, ravale un gémissement de douleur avant d’observer attentivement son environnement. Ce n’est définitivement pas sa chambre.

Des livres de toutes épaisseurs jonchent le sol, parfois accompagnés de multiples haltères ou de notes griffonnées à la va-vite. Quelques habits ont été négligemment jetés sur le banc de musculation et sur la chaise du bureau, à croire que les ranger dans une armoire était une perte de temps. Une tornade aurait créé moins de bazar.

Si traverser ce champ de mines apparaît complexe, trouver un espace libre sur le bureau relève du miracle. Pas un centimètre de bois n’est visible tant le pupitre ploie sous les cahiers ouverts, les bouquins cornés, les feuilles de classeur gribouillées et les multiples bics décapuchonnés. Qui utilise autant de stylos en même temps ?

Léana plisse les yeux avant de se tourner vers les trois posters accrochés au mur. Le papier granuleux ne rend vraiment pas justice à la splendeur des tours d’ivoires de l’Académie. Au lieu d’une vue magnifique sur son impressionnante architecture ou la majesté du lac qui l’entoure, l’affiche pixellisée se contente d’une vue basique à cinq cents mètres du château. Rien à voir avec l’ébahissement que Léana a ressenti la première fois qu’elle s'est retrouvée devant l’école. Elle soupire puis finit par baisser les yeux, un pincement au cœur.

Son inspection terminée, elle jette un coup d'œil à la montre oubliée sur la table de chevet. 4 h 45. A-t-elle le droit de continuer à dormir ici ou doit-elle rendre sa chambre à son propriétaire ? Elle frissonne en imaginant le mécontentement de son meilleur ami. Je vais me faire atomiser. Quelle folie l'a-t-elle donc possédée pour qu’elle ouvre cette porte-là ? Elle lâche un grognement plaintif. Paix à mon âme.

Léana se redresse en serrant les lèvres. Elle s’adosse à la tête du lit tout en ignorant la douleur qui rugit dans ses veines. Punaise. Impossible de dormir maintenant que toutes ses courbatures lui font regretter d’être consciente. Est-ce cela qui l’attend pendant les prochains mois ? Est-ce que cette souffrance ne fera qu’empirer ? Elle incline la tête sur ses poings. Ses pensées tournoient vers un passé où son corps n’avait pas besoin d’autant de temps pour récupérer d’une séance de voltige. Ses ongles s’enfoncent dans sa peau et elle serre, elle serre. Jusqu’à ce que ses mains se mettent à trembler.

Elle ne relâche la pression qu’une fois la douleur insupportable. Puis, elle expire profondément. Il faut que je trouve une solution. Je ne peux pas continuer comme ça, je ne veux pas. Les larmes montent, Léana refuse de les laisser couler. Une distraction, vite. Son portable ! Elle ouvre le tiroir de la table de chevet, espérant que son alter ego possédé l’ait rangé là.

Raté. À la place d’un potentiel boîtier métallique, une photo. Deux adultes câlinent affectueusement un garçon qui offre à la caméra son plus noir regard. Le cœur de la jeune femme rate un battement. Aussi délicatement qu’elle le peut, elle déloge le cliché du compartiment. Ses doigts tracent les boucles blondes de May, dessinent la douceur de ses traits. Si tu savais ce que je donnerais pour l’une de nos après-midi pâtisseries. Une goutte d’eau tombe sur les iris noisette de la mère de Kaïs. Léana lâche un juron avant d’essuyer la larme sur l’image et celles qui commencent à couler sur ses joues. Punaise. Elle pose la photo devant elle puis lève la tête vers le plafond. Arrête de pleurer. Tu as déjà fait ton deuil.

Elle inspire un grand coup avant de reprendre le portrait en main. Un sanglot monte dans sa gorge lorsqu’elle croise les prunelles espiègles d’Alan. Toutes les farces qu’ils avaient jouées, tous les pièges qu’ils avaient tendus à la famille Bayram défilent devant ses yeux humides. Une bataille d’eau improvisée dans le jardin, des poissons d’avril savamment collés dans le dos de Kaïs… Les souvenirs l'engloutissent comme une lame de fond pendant qu’un sentiment remonte à la surface. Un sentiment qu’elle n’avait pas pris le temps de considérer jusque-là. Alan, son partenaire de bêtises, lui manque. La complicité de ce dernier avec Hashim lui manque. Bordel.

Léana expire un souffle tremblant pendant que sa vision se trouble à nouveau. Kaïs avait constamment pu compter sur le meilleur ami d’Alan pour contrecarrer les plans de ce dernier. Hashim avait toujours redoublé de créativité lorsqu’il s’agissait de battre le père du blond à plates coutures. Un petit sourire naît sur les lèvres mouillées de la jeune femme.

Iris n'a jamais été à court d'anecdotes concernant ces deux grands enfants. Comment aurait-ce été possible ? Ils avaient toujours une pitrerie en magasin. Selon la mère d’Alan, les deux hommes avaient toujours été ainsi, même lorsqu’ils suivaient les cours de l’Académie. S’ils avaient choisi différents Cercles - les Protecteurs pour Alan et les Diplomates pour Hashim - leur petite rivalité continuait de les poursuivre dans les missions que le gouvernement leur attribuait.

Léana lâche un soupir plein de nostalgie. Deux garnements incontrôlables. Un jour, Alan avait modifié la perception phonique d’Hashim, ce qui avait obligé ce dernier à hurler son rapport à son supérieur. La hierarchie n’avait - bien évidemment - pas apprécié la plaisanterie. Le futur coach avait écopé d’un mois d’interdiction de séjour sur le Continent. Le père de Kaïs n’avait cessé de ricaner qu’à partir du moment où la foudre d’Hashim s’était abattue sur lui.

En les voyant évoluer autour d’elle, Léana avait rêvé d’une amitié aussi lumineuse que celle qui liait les deux adultes. D’une confiance aussi pure, de rires aussi sincères… Mêmes leurs Maîtrises se comprenaient, se mélangeaient, fusionnaient jusqu’à devenir le plus beau des orages.

C’est peut-être pour cette raison qu’elle n’avait pas su gérer la mort soudaine des parents de Kaïs. Comment était-ce possible qu’Enki arrache Alan à Hashim ? Du haut de ses huit ans, Léana n’avait pas compris. Le spectacle qu’elle avait préparé pour le retour de ses figures parentales s’était disloqué. Ni son chaton de Feu, ni sa loutre d’Eau n’avaient pu danser devant elles.

Elle effleure le cliché de ses doigts tremblotants. Son deuil, elle l'a surmonté grâce à ses Maîtrises. De son côté, Kaïs s'est renfermé sur lui-même. Il a refusé de parler à sa grand-mère, à Hashim et c'est tout juste s’il supportait la présence de Léana. Ce repli a même dégradé le développement de la Maîtrise de l’Ombre qui naissait en lui. Pouvoir qui, faute de stabilité mentale, a fini par disparaître. Kaïs a tellement pleuré. Et Léana n'a rien pu faire pour l’aider.

Se reconstruire sans le sourire bienveillant de May et la malice d’Alan a été compliqué pour eux deux. Pourtant, ils l'ont fait. Ensemble. Son meilleur ami a fini par retrouver sa voix, elle son goût pour les pâtisseries. Mais Hashim n'a plus jamais été le même.

Elle se mord la lèvre pendant qu’elle peste contre les larmes qui lui piquent les yeux. Mais c’est pas vrai ! Quand est-ce que tu cesseras d’être aussi émotive ? Reprends-toi, punaise !

Léana plonge une dernière fois son regard dans les yeux rubis d’Alan. Est-ce qu’elle aurait eu le courage de lui avouer toute sa honte ? Est-ce qu’il aurait su quoi lui dire ? Elle ravale un autre sanglot. Tu aurais peut-être trouvé la solution dont j’ai tellement besoin. Elle regarde sa main déposer le cliché dans le tiroir pendant que son cœur se brise un peu plus. J’aurais aimé que vous soyiez là.

Soudain, ses doigts rencontrent un bout de métal. Léana fronce les sourcils en s’écartant de la chose qui vient de lui piquer le majeur. Ses yeux s'écarquillent. Devant elle repose une boucle d’oreille. Un anneau incomplet, un pauvre demi-cercle de cuivre rougeâtre. Le dernier vestige de sa propre Maîtrise du Métal. Le premier cadeau que je lui ai fait.

Sa main tressaille lorsqu’elle se saisit prudemment du bijou. Si fragile, si délicat et pourtant, pratiquement indestructible. Elle ne le sait que trop bien. Elle l'a créé pour qu'il représente leur promesse. Celle de ne jamais laisser tomber, celle de toujours avancer. Ensemble. Si cette boucle d’oreille se trouve aujourd’hui au fond de ce tiroir, c'est à cause d'elle.

Parce qu’elle a cessé de marcher aux côtés de son meilleur ami.

Les chaînes de ses souvenirs la retiennent au bas d’une montagne que Kaïs n’a jamais arrêté de gravir. Elle a beau tirer sur ses fers, elle a beau hurler qu’elle ne demande qu’à passer à autre chose, elle reste figée sur place, incapable de mouvoir un corps si lourd de regrets.

Un hoquet s’échappe de sa poitrine, son ventre se soulève et le barrage lâche. Les perles d'eau s’échouent sur la couette pendant que de gros sanglots remontent le long de sa gorge. Elle pleure son innocence volée, elle maudit le décalage entre son esprit et son cœur.

Les larmes qu’elle a longtemps refoulées glissent sur sa peau sans se préoccuper de la douleur qu’elles créent ou du désespoir qu’elles relâchent. Elles s’échappent de ses yeux rougis, ruissellent sur ses joues et finissent par exploser sur les draps. Léana n’a pas la force de les arrêter. Seule face à ces vagues impitoyables, elle ne peut que subir. Laissez-moi m’en sortir. Laissez-moi…

Elle se plie en deux, comme si cela pouvait diminuer la souffrance qui empoisonne ses muscles. Sa respiration s’accélère, elle cherche de l’air pendant que sa peine continue d’affluer dans ses veines.

Clic.

La porte de la chambre s’ouvre. La main sur la poignée, Kaïs marque un temps d’arrêt. Le regard embué par les larmes, Léana ne voit pas ses iris écarlates parcourir avec inquiétude son visage plissé par la douleur. Elle ne remarque pas non plus sa mâchoire se tendre lorsqu’il reconnaît la photo de ses parents sur la table de chevet. Elle est incapable d’étouffer les tremblements qui secouent son corps. Alors, pour seule explication, Léana tend sa main vers le blond. La main dans laquelle l’anneau de cuivre a inscrit son demi-cercle sur sa peau.

Lorsqu'elle arrive à reprendre une inspiration, elle hoquette :

— Je… Je… je suis désolée, Kaïs.

Elle efface ses pleurs avec son avant-bras, tentant de reprendre peu à peu contenance, mais en vain.

— Je… je veux honorer ma promesse, tu sais ? Je veux accomplir notre… notre rêve, halète-t-elle malgré les pics qui transpercent sa poitrine à chaque inspiration. Devenir… Maîtres ensemble.

Elle gémit de douleur avant de plaquer ses bras contre son ventre, les jambes de plus en plus relevées contre sa poitrine. Elle a tellement mal. Comme si les ténèbres que Nergal a cachées en elle se frayaient un chemin au travers de son corps.

— Il faut que tu te calmes, face de lune. Respire.

Elle pose son front sur ses genoux. Seul son souffle erratique résonne dans ses oreilles.

— J’aurais dû… dû t’écouter, éructe-t-elle, sur le point de vomir. Je n’aurais jamais… me fier à… à… N…

Elle voudrait expulser ce nom de sa bouche. Mais une glue noirâtre a envahi l’arrière de sa gorge, ses filaments soudant ses dents les unes aux autres. Non. Non ! Je dois le dire, il faut que je le dise !

— Face de lune ? Putain. Inspire, expire… Insp… Bordel, Léa !

Un voile se dépose sur ses yeux. Léana sent qu’elle perd contact avec la réalité. Pourtant ses ténèbres sont juste là, devant elle. Elles n’ont jamais été aussi proches. Ses ongles s’enfoncent dans sa peau. Elle peut les combattre, elle veut les réduire en poussière.

— Putain de merde, Léa ! Écoute-moi !

Deux paumes brûlantes se plaquent sur ses joues. L’obscurité se dissipe. Le voile se déchire. Les iris pourpres de Kaïs la clouent sur place. Une lueur indescriptible brille dans ce regard habituellement sévère. Est-ce de l’inquiétude ou de la colère ? La chaleur des mains du garçon se répand sur la peau de Léana pendant qu’une inspiration tremblante secoue sa poitrine.

— Kaïs… Je…

— Tu n’es pas seule, coupe-t-il sans reculer d’un seul centimètre. Tu n’as pas besoin de supporter tout ça toute seule.

Le souffle irrégulier de l’adolescente se mélange à celui de Kaïs. Ses doigts frôlent les poignets du jeune homme. Mais tout cela n’a pas d’importance. Seuls les mots qu’il prononce comptent.

— Aucune promesse n’a été brisée, Léa. Pas à mes yeux.

Le regard toujours fermement planté dans celui du blond, Léana expire profondément. Quelque part au fond de son esprit, les barreaux d’une prison se fêlent. Les pouces de son meilleur ami se mettent à caresser ses joues, effaçant ses larmes.

— Ne te force pas à aller mieux alors que tu n’es pas prête. Je t’attendrai. Peu importe le temps qu’il te faudra.

— Et si…

Kaïs secoue la tête.

— Léa. Tu ne m’écoutes pas, siffle-t-il durement. Je t’attendrai, reprend-t-il après un temps. Toujours.

Ses doigts se crispent sur les bras de Kaïs. Puis leur pression se relâche et ses mains retombent sur ses cuisses. Prise au piège par l’intensité pourpre de ces iris, Léana relâche une longue expiration et laisse ces mots s’ancrer en elle.

Kaïs finit par se détacher après l’avoir énigmatiquement fixée. Léana essuie son visage à la va-vite pendant que le blond fouille son armoire. Une fois son sac de sport rempli, la jeune femme observe son meilleur ami se tourner vers la table de nuit. Il prend un moment pour regarder le cliché de ses parents avant de le ranger dans le tiroir. Puis il se penche vers le lit.

— Qu’est-ce que…

Léana n’a pas le temps de finir sa question que Kaïs a déjà empoché sa boucle d’oreille.

— Je ne mets jamais ton cadeau lorsqu’on part en randonnée ou à l'entraînement, face de lune, signale-t-il, la main sur la porte de la chambre. Sois-y plus attentive à l’avenir.

Un maigre sourire naît sur les lèvres de la jeune femme et elle acquiesce, vaincue.

Alors que Kaïs ouvre le battant, la poitrine de Léana se contracte. Attends… Elle baisse la tête vers ses mains. Ses doigts se referment sur ses paumes. Tu n’es pas seule. Les mots de Kaïs flottent dans son esprit et gonflent sa volonté. Les dents serrées, elle pose ses pieds sur le parquet froid. Elle sent le regard de Kaïs brûler silencieusement sa peau. Mais ce n’est que lorsqu’elle se lève et titube vaillamment vers lui qu’il lui offre son habituel rictus carnassier :

— Tu sais où je vais, tronche de crêpe ?

— Bien sûr.

Elle n’a pas l’intention de s’y remettre aujourd’hui. Dans son état, elle en est bien incapable. Mais elle veut faire un pas en avant. Avec les personnes qui comptent pour elle.

— Je t’accompagne.

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