51. Hortensia céruléenne

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Telle une beauté froide, cette plante représente l’indifférence.

°°°

  • Veuillez patienter ici, votre Altesse. Sa Majesté vous recevra bientôt.

Micah remercie poliment le domestique avant d’avancer dans l’antichambre de la salle du trône. Il ne remarque ni le temps d’arrêt marqué par l’employé ni son regard appréciatif. Le jeune prince s’assoit dans un des fauteuils et recommence à triturer les bouts de ses habits brûlés.

Chaque fois que ses doigts touchent le tissu, il revoit l’incendie le cerner, le sang de Kaïs couler sur le plancher, ses mains se refermer sur la peau du blond. Pris par la nausée, il relâche brusquement ce qui lui reste de vêtements.

Son regard vogue sur les moulures dorées du plafond, les rideaux de satin, les tapis finement brodés mais rien de tout cela ne peut le distraire de l’anxiété qui ne fait qu’enfler dans sa poitrine.

Il n’a aucune stratégie pour aller affronter l’Impératrice. Aucun masque pour camoufler son inquiétude, aucune barrière pour retenir la colère qui gronde en lui. À nu devant le Numéro Un, voilà l’état des choses. Micah laisse tomber son visage entre ses mains. Il doit le faire. Il n’a pas le choix. Chaque seconde compte. S’il doit la supplier à genoux de le libérer de l’emprise d’Atrée, il le fera. Le sort de son ami en dépend.

L’adolescent se redresse. Ses paumes retrouvent les bouts calcinés de son tee shirt. La chaleur, le visage ensanglanté de Kaïs, le poids du blond contre son torse.


Sa mâchoire se contracte.


Au fond de la pièce, son familier de Feu l’observe d’un air craintif. Si la teinte de ses flammes est passée de l’orange brûlant à un bleu céruléen, le poulain a troqué l’agressivité de celles-ci contre un brasier de vagues. À la manière de l’Eau, les flammèches ondulent paisiblement comme bercées par une mélodie silencieuse. L’onde enflammée s’enroule, serpente, tournoie en de magnifiques arabesques pour créer le corps du mammifère qui n’ose pas s’approcher.

Le jeune homme n’a pas la force d’analyser ce changement. Derrière ses yeux fatigués, les images du terrible accident se succèdent et s’entremêlent à des scénarios rêvés qui ne pourront changer les conséquences de ses actes. Tu l’as touché. Tu l’as condamné. D’un geste hâtif de la main, Micah congédie l’animal.


Son inquiétude pour Kaïs croît à mesure que les minutes s’écoulent. Il s’humecte les lèvres pendant que son genou se met à tressauter. À l’intérieur de son crâne dansent multiples scènes. Dans l’une d’elle, Léana pleure dans les bras froids de son meilleur ami. Dans une autre, il se voit faire face à la peine silencieuse de la jeune femme. Micah ferme les yeux. Comme si cela pouvait effacer toutes ses réminiscences, ses peurs et sa culpabilité.

Cela ne fait que les intensifier.


Kaïs va mourir.

Sa jambe s’immobilise.


Une brume glacée se matérialise sur sa cuisse droite. Le panda de glace lève ses yeux inquiets vers son maître. Il se met à marcher jusqu’au coude de l’adolescent et pose ses petites pattes sur son avant-bras. La tête du familier se penche sur le côté puis vient se frotter contre la peau de Micah. « Ça va aller » semble-t-il lui dire. Le garçon voudrait y croire. Il le voudrait de tout son être.


Soudain, la porte de la pièce s’ouvre avec fracas.

  • Votre Altesse, l’invite respectueusement le domestique. Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre.

Micah acquiesce faiblement, le cœur au bord des lèvres. Ses jambes le mènent mécaniquement à travers des couloirs tous plus richement décorés les uns que les autres. C’est à peine s’il y fait attention. Le regard fixé droit devant lui, il prépare mentalement son plaidoyer. Il faut que tu te ressaisisses. Que tu sois fort.

Ou elle ne fera qu’une bouchée de toi.

Ses poings se serrent.


Alors qu’il fait son entrée dans la salle du trône, l’aura de pouvoir qui l’assaille le laisse tremblant sur ses jambes. Son souffle se coupe. L’omnipotence de l’Impératrice s’infiltre jusque dans ses os.


Tu es là pour eux.


S’il se force à s’avancer sur le tapis pourpre, des frissons de terreur lui secouent l’échine. Tu dois les sauver. Son instinct lui crie de faire demi-tour, son cœur se met à battre de plus en plus fort. Kaïs… Le discours qu’il a soigneusement tissé se défait. La barrière qu’il a minutieusement battie s’effrite.

Merde.


— Votre Sérénissime, le Prince Micah.


La voix du majordome résonne dans la pièce comme s’il se tenait à côté de l’adolescent. C’est le signal, c’est son moment. Micah inspire profondément avant de s’incliner le plus bas possible. Les plaies sur son corps se plissent, du sang coule le long de ses jambes. Il se mord les lèvres pour étouffer le râle qui se presse dans sa gorge.

Il se redresse.

Face au Numéro Un, Micah n’en mène pas large. Le regard doré de l’Impératrice le cloue sur place. Il déglutit difficilement. Son expression austère lui tord le ventre et sa puissance paralyse chacun de ses muscles.


Le prince enfonce ses ongles dans ses paumes.


La douleur soudaine brise la crispation de sa mâchoire :

  • Votre Majesté. Je vous remercie de m’accorder cette audience.

Une autre révérence. Une autre pression sur ses blessures.


Il relève la tête à contre-coeur. Dans son esprit, tout se mélange. Il aimerait vociférer qu’il n’y a pas de temps à perdre, crier à la traîtrise d’Atrée et annoncer sa renonciation au trône. Il aimerait s’effondrer en larmes, l’implorer de sauver ses amis. Mais tout cela doit rester coincé au fond de sa poitrine. Tu n’as pas le droit à l’erreur.

Soudain, la voix tranchante de l’Impératrice brise le silence :

  • Qu’est-ce qui a bien pu te faire croire que tu es le bienvenu ici après ta piètre performance au Palais d’Hiver ?

Chaque mot fuse comme un poignard. Micah serre les dents.

  • Pardonnez-moi mon impudence, Votre Majesté. Je…
  • Tais-toi.

Tel un blizzard cruel, son ton claque sur la peau de l’adolescent. Le brun baisse immédiatement la tête. Baillonné par les convenances, il ne peut pas répliquer. Qu'est-ce qu’il donnerait pour posséder l’assurance de Kaïs ou la persévérance de Léana ! Coincé dans ce personnage parfait, il ne peut se résoudre à ouvrir la bouche quand toute son éducation l’oblige à garder une attitude soumise.

Micah ose un coup d'œil vers l’Impératrice. La sentence tombe :

  • Je vais regarder par moi même, siffle-t-elle froidement.

L’or des iris d’Omphale se met à rougeoyer comme du métal en fusion. Le fantôme d’une immense plaque d’acier s’écrase sur la poitrine de l’adolescent. Sa respiration se coupe. Les sourcils froncés, il tente de résister au violent assaut mental de sa génitrice. Il solidifie ce qu’il reste de ses barrières, prévoit des leurres et compartimente ses pensées avec l’espoir qu’elle n’ira pas chercher jusqu’ici. Sa défense de fortune ne tremble pas lorsque l’Impératrice déchire le voile de sa conscience. Micah serre les dents. Tiens bon. Tu as connu plus douloureux.

Histoire d’en finir rapidement avec cette expérience déplaisante, Micah offre à sa génitrice le souvenir d’Atrée au Palais d’Hiver. Elle n’y accorde pas un seul regard. Au lieu de ça, d’immenses griffes se plantent profondément dans l’esprit de Micah. Un gémissement de douleur passe les lèvres du brun. Elles tracent dix lignes sanglantes. Le regard de Micah se voile de rouge. Vingt segments pourpres. Sa mâchoire se met à trembler.


Trente.

Un hurlement déchire la gorge de l’adolescent.


Sans se préoccuper de la douleur qu’elles provoquent, les serres labourent, déchiquètent et charcutent sans pitié le moindre recoin de son cerveau.

Incapable de tenir le choc, le corps du prince s’agite dans tous les sens. Aucun entraînement n’aurait pu le préparer à cette violence. Micah finit par s’écrouler piteusement sur le sol pendant qu’on le force à revivre la moindre de ses pensées.


Plus sa génitrice remonte dans le temps, plus la torture s’intensifie.

Il s'époumone à s’en rompre les cordes vocales. Rien n’y fait. Des larmes d’impuissance naissent au coin de ses yeux. L’Impératrice n’a aucune pitié pour lui.

Il se revoit s’esclaffer aux côtés de Kaïs, rougir devant Léana. Des surnoms stupides, des débats sans queue ni tête, des confidences jusqu’au bout de la nuit. Il s’observe glisser sur la neige, libre. La peau de Léana s’ouvre sous son toucher, le nez de Kaïs se couvre de sang.

  • NON ! s’égosille-t-il. CESSEZ CETTE FOLIE !

Perdu dans ce monde de ténèbres écarlates, Micah tente de faire barrage, de contenir la souffrance qui rugit dans ses veines. C’est inutile. Dès qu’il les met en place, ses protections volent en éclats. Ses dernières fondations s’effondrent.

Tel un oiseau à qui on aurait arraché les ailes, Micah ne peut qu'abandonner le combat. Alors qu’un goût amer se répand dans sa bouche, le bal défile devant ses yeux. Le regard rubis de Kaïs se pose sur lui, la chaleur de sa paume réchauffe sa peau, les battements de son cœur s’accélèrent. Puis le sourire fou d’Atrée dissipe le souvenir.


D’un coup, tout s’arrête.


Micah ne le comprend pas tout de suite. Une migraine carabinée lui scie la tête, ses muscles ne lui répondent pas et sa vision peine à reproduire les couleurs de la salle du trône. Ses paupières se ferment. Réflexe d'entraînement, le brun s’oblige à reprendre un souffle mesuré.

Inspire.

Expire.

Petit à petit, le contrôle sur son corps lui revient. Inspire. Il s’efforce d’ouvrir les yeux. Expire. Seuls quelques mots de l’Impératrice arrivent à traverser la barrière de coton bouchant ses oreilles.

  • er… Complètement….

L’adolescent fronce les sourcils avant de relâcher un soupir de douleur. Ses ongles grattent sur le sol alors qu’il essaye de se relever. Il y met toute la force dont il est capable. Allez. Sois fort. Ses jambes sont incapables de le soutenir.

  • …es ! …ez-le.

Des mains empoignent brutalement ses bras. Les brûlures crient pour lui qui n’a plus de voix, plus de force de se débattre. Son regard brumeux se fixe sur le visage impassible de l’Impératrice.

Inspire.

Expire.

Les sons finissent par retrouver le chemin de ses tympans.

  • Contrairement à ce que tu sembles penser, commence l’Impératrice d’un ton sec, Atrée n’a jamais manifesté de Maîtrise du Sang.

La tête Micah dodeline sur ses épaules dans une pauvre imitation d’un refus. Faux. Il m’a imposé des règles… Sa réplique ne traverse pas la barrière de ses lèvres. Sa voix s’est brisée. J’ai blessé Kaïs et Léana… Comme il l’avait prévu. Ses iris rencontrent ceux de la souveraine. Aucune malice n’y brille. Aucune émotion n’étire ses traits.

  • Atrée ne possède, en plus de sa ridicule Maîtrise de la Lumière, qu’une petite Maîtrise de l’Esprit qu’il aime lier à son pouvoir du Son, siffle durement la souveraine. Coupler ces deux arts lui donne la possibilité d’obliger sa cible à faire ce qu’il veut.

Les paupières de Micah se ferment à nouveau, comme pour empêcher la voix de pénétrer son crâne. Malheureusement, les mots se sont déjà infiltrés à l’intérieur de lui. Le jeune homme les réfutent immédiatement. Non. Ses poings se serrent. Ce n’est pas vrai. Parce que cela voudrait dire que…

  • Mon idiot de fils n’a pas la capacité de t’obliger à blesser tes amis, insiste-t-elle agacée.

Si ! Si, il l’a ! Le prince voudrait le lui cracher au visage. Elle ment. Il se dégage brutalement de l’emprise du serviteur à sa droite. Elle ment ! Sa mâchoire se contracte. Parce que je ne peux pas…

  • Ce n’est… Vous…

La faiblesse de sa voix fait pitié à entendre. Mais Micah n’en a plus rien à faire. Il aimerait voir le mensonge dans les yeux de cette femme. Voir ce plaisir qu’elle prend à torturer ses gens. Il fait un pas en avant. La colère gronde en lui, masquant une vérité qu’il a déjà comprise. Cette vérité que l’Impératrice ne tarde pas à lui asséner :

  • Son plan n’aurait jamais fonctionné si tu n’avais pas inconsciemment manifesté ta Maîtrise du Sang, révèle-t-elle en se redressant de toute sa hauteur. Tu as blessé tes amis. Toi et toi seul.

Non. Sa respiration de Micah s’accélère. Non. Ce sont des mensonges. Ses mains se mettent à trembler pendant que sa bouche se tord, essayant de former des sons compréhensibles. Tu ne t’es pas fait avoir par un fichu effet placebo !

L’image d’Atrée ingurgitant théâtralement le sang de ses amis apparaît dans son esprit. Est-ce que son demi-frère aurait vraiment pu obtenir ce liquide ? Ni Kaïs, ni Léana n’ont fait mention d’une blessure suite au bal. Un vertige s’empare du brun. Face à son reflet dans le miroir, il voit ses brûlures se refermer lentement. Même un enkidien plus fortement constitué n’aurait pas pu résister à un entraînement aussi violent ! Alors que de la bile remonte le long de sa gorge, Micah lève la tête vers l’Impératrice. Quel intérêt aurait-elle à te mentir ? Son ventre se retourne. Kaïs est déjà…

  • Tu as cru obéir à cet idiot, déclare froidement l’Impératrice. Ton corps voulait correspondre aux lois que mon fils a énoncées. Mais ces règles n’ont jamais eu une force contraignante. Ton propre pouvoir a mis tes amis en danger ! Toi seul es responsable !

Au fond de lui, une force sombre rugit. Micah manque de vomir sur le tapis. Il ne veut pas y croire. S’il guérit rapidement, c’est à cause de… Il secoue la tête. Atrée. C’est Atrée le responsable. C’est lui qui… Micah n’aurait jamais blessé Kaïs et Léana. Il n’est pas un monstre ! S’il a véritablement cette Maîtrise, où est son familier ? Comme pour répondre à son interrogation, un grognement guttural résonne dans son esprit.

  • Non, gémit-il faiblement.

Un claquement de doigt.

— Emmenez-le, soupire l’Impératrice, irritée. Il est plus que temps de le former.

Lorsque le majordome le fait se retourner de force, le jeune homme ne s’en rend pas compte. Il se repasse en boucle les moments où il a vu la peau de ses amis se fendre sous ses yeux. Tout ça. Tout ça, c’est de ta faute. C’est à peine s’il entend les battants de la salle du trône se refermer derrière lui. Pourquoi n’as tu rien vu ? Pourquoi n’as-tu rien empêché ?

Ses sens se jouent de lui depuis le début.


Encore sous le choc, Micah ne voit pas le serviteur se faire assommer. Il ne perçoit pas son corps flasque s’écraser sur le sol. Non. Le visage ensanglanté de Kaïs apparaît derrière ses paupières. Les larmes de Léana résonnent dans ses oreilles.

  • Grouillez-vous ! Emparez-vous du prince !

Des visages masqués se pressent devant lui. On lui couvre la bouche, ses mains se retrouvent plaquées contre son dos pendant qu’une corde se resserre brutalement sur lui.

  • On dégage !

Il ne réagit pas. Il n’en est incapable. Est-ce dû à une Maîtrise ou à son état de choc ? Il n’en a aucune idée. Des larmes roulent silencieusement sur ses joues.

On le frappe violemment à la tête.

Kaïs, Léana…

Sa conscience sombre dans les limbes.

Pardonnez-moi.

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