54. Maral

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Le cerf représente la prudence.

°°°

Edwin marche d’un pas décidé dans la grande allée qui le mène au bureau de l’Impératrice. Comme à son habitude, ses barrières mentales protègent déjà son esprit. Une Maîtrise de la Pensée, comme tous les arts reliés à l’âme, condamne ses détenteurs à dépendre de la force de leur mental. Si le capitaine n’est pas un Maître pour avoir échoué à l’examen d’entrée de l’Académie, il s’est toujours félicité d’être assez entêté pour avoir continué à cultiver sa Maîtrise. N’ayant que cette dernière, il n’a jamais risqué de se voir arracher ses souvenirs comme ceux qui en possédaient plus de trois et qui résidaient dans les Contrées Humaines. De toute façon, Edwin n’était pas assez proche du pouvoir pour se voir octroyer une de ces rares permissions. Les Contrées Humaines l’attirent par leur mystère mais les provinces enkidiennes restent à jamais dans son cœur. D’ailleurs, une fois que tous ces anarchistes, ces Sauvages, seraient éliminés, il serait temps qu’il prenne quelques vacances dans la région du Temps. À Kailan, avec ses plages de sable fin et ses cocotiers… Le rêve pour celui qui n’a jamais voyagé au-delà des terres centrales.

Le capitaine salue rapidement les gardes devant la porte pendant qu’on annonce son entrée dans le bureau de la souveraine. Sans hésiter ou frémir, il s’avance vers sa supérieure. Il a passé l’âge. Après une vingtaine d'années de service, le gradé sait à quoi s’attendre : absolument tout.

— Capitaine Tillan, le salue-t-elle, sans lever la tête de la pile de rapports qu’elle feuillette avec la plus grande attention.

— Votre Majesté.

Il s’incline profondément comme le veut l’étiquette. Ici aussi, il a appris de ses erreurs. Pas assez bas, pas assez droit, trop long ou trop rapide lui avaient valu de sacrées corrections pendant son temps de formation après son cuisant échec à l’Académie. Cependant, l’avantage d’avoir été éduqué à l’intérieur de ces murs est d’avoir été formé à tout type d’éventualités.

L’Impératrice n’attend pas un seul instant pour investir son cerveau. Aucun signal d’alerte ne lui est donné avant que les tentacules de la dirigeante ne s’infiltrent dans son corps, s’arriment à son cœur et enserrent son esprit. Les barrières mentales du capitaine se brisent, balayées comme des feuilles mortes par un vent d’hiver.

— Vous connaissez la procédure.

Edwin ne répond pas. Les images se pressent devant ses yeux. Il revoit son supérieur congédier les membres de la garde rapprochée de l’Impératrice alors que le troisième prince vient d’entrer dans le Palais. Il se souvient avoir été prêt à argumenter contre ce choix mais le commandant Zhao a d’autres plans pour lui et son unité.

Edwin regarde son double brumeux se faire écarter de la réunion des capitaines. À cet instant-là, il n’a pas connaissance des ordres de mission de ses camarades. Mais une discussion avec la capitaine Shu lui apprend qu’aucune escorte n’est planifiée pour la sortie du Prince, qu’aucune unité n’est chargée de la protection des quartiers de l’héritier…

Devant la liste des incohérences évidentes que lui rapporte la militaire, Edwin se rappelle de la rage qui l'a pris aux tripes. Alors qu’il entend les insultes dont il affuble Zhao résonner dans son crâne, il s’observe aboyer violemment contre Eli qui tente de l’apaiser. Devant les traits offensés de son cadet, le capitaine grimace. De son côté, son alter ego bouscule le bouclé et le film s’accélère.

Il se revoit courir du côté de la réserve de la garde. Zhao beugle des ordres incompréhensibles pendant que tous les soldats courent vers leurs casiers pour s’équiper. Soudain, parmi les mugissements du commandant, Edwin arrive enfin à capter quelques mots :

— Le Prince a disparu !

Si la peur et l’inquiétude ont rugi dans son corps, la surprise n’en a pas fait partie. Edwin s’entend se promettre d’arracher la tête de ce commandant incapable puis s’observe hurler à son unité de se disperser en trio pendant qu’il active sa Maîtrise de la Pensée. Il regarde son propre front se plisser sous la concentration que lui demande un lien avec dix personnes. Il n’a pas la puissance suffisante pour communiquer avec ses trente soldats alors une seule connexion avec chaque trio suffira.

Alors qu’il se voit serrer les dents et lâcher un râle plaintif, il se rappelle la confusion qui avait submergé son esprit lorsque les voix de ses subordonnés s’étaient manifestées en même temps à l’intérieur de son crâne. Son double se relève, ses traits froissés par l’intensité de sa concentration. Il n’a qu’un seul but en tête : retrouver le Prince. Peu importe la douleur que lui fera endurer sa Maîtrise.

Soudain, les images deviennent floues et la brume des souvenirs se dissipe. L’Impératrice ne s'intéresse pas aux longues recherches à travers les terres centrales ou à la découverte d’un passage sous les ruines d’un village au sud d’Ash. Elle ne se préoccupe pas non plus du dédale souterrain dans lequel une petite dizaine de Sauvages, ces terroristes à l’origine des attentats de décembre, ont élu domicile. Peut-être que d’autres capitaines lui ont déjà rapporté l’absence de leur chef à l’endroit où le Prince Micah a été retrouvé. Elle se doute sûrement du fait qu’ils n’ont pas découvert le noyau central de l’organisation.

Son esprit met quelques instants à se réadapter à la réalité. Edwin n’en laisse rien paraître. Il est conscient d’avoir insulté un des gradés proches de l’Impératrice. Zhao, cette raclure. Mais, contrairement à ses pairs, il ne se confondra pas en excuses. Il a juré protection à l’Empire et non pas à l’égo de Omphale Oikos. Si elle s’attend à une remarque de sa part, elle ne lève pas la tête de ses dossiers. D’un geste vague de la main, elle le congédie :

— Vous pouvez disposer, Commandant Tillan.

Edwin, qui avait déjà commencé sa révérence, suspend sa révérence, surpris. Il se redresse lentement puis incline légèrement le menton. Adieu Zhao. Sa promotion en tête, il sort de la pièce sans cacher son petit sourire. J’espère que ton bannissement te fera les pieds… Raclure.

OoO

L’esprit ailleurs, Micah regarde par la fenêtre. La capitale fourmille d’Enkidiens venant faire leur marché sur la place centrale du Palais. Les rayons du soleil caressent les visages enjoués des enfants qui s’extasient devant les perroquets aux milles couleurs de la Province de l’Air pendant que leurs parents s’agglutinent près de l’échoppe à bijoux provenant de la région du Feu. Micah passe une main désintéressée dans ses cheveux gras. Est-ce qu’il veut être parmi eux ou rester entre ces luxueux quatre murs ? Il n’en a aucune idée, il n’a même aucune préférence. Son corps ne lui appartient plus. Il a l’impression de pouvoir s’observer de plus haut, comme si son esprit flottait au plafond pendant que son enveloppe charnelle reste rivée au sol.

La porte s’ouvre et l’adolescent lève son regard vide vers le vieil homme qui marche dans sa direction. James. Aucune étincelle de soulagement ne brille dans ses yeux. Il laisse ses pupilles scanner son majordome puis reporte son attention sur le paysage qui se dessine à travers la vitre. Plus rien ne l’intéresse de toute façon.

— Jeune maître, je suis vraiment ravi de vous voir, commence James d’un ton doux. Votre départ de la Clinique Impériale, votre venue ici, à Oikos, puis votre enlèvement… Je me suis fait un sang d’encre.

Micah lâche un soupir, faisant flotter un instant une mèche de cheveux dans les airs. Il n’est pas soulagé, triste ou agacé. Quelque chose le pousse à croire qu’il devrait ressentir l’une de ces émotions mais l’adolescent est incapable de détruire le mur qui le sépare de ces dernières. Les sourcils froncés, il scrute chacune des expressions des personnes piétinant le parvis du Palais alors que le valet fait un pas vers lui :

— J’imagine que vous avez plein de questions, je…

— James…

La voix qui sort de sa propre bouche l’étonne dès qu’il l’entend résonner dans la pièce. Il n’aime pas du tout ce son. Pourtant, ses lèvres continuent de former des mots sans qu’il puisse les arrêter :

— Combien, éructe-il avec difficulté. Combien de temps ai-je été… ?

— Une semaine, révèle le vieil homme en triturant son chapeau de ses doigts frêles. Le médecin impérial m’a tout… expliqué. Il pense que ma présence à vos côtés peut vous aider à aller mieux et à répondre à vos interrogations. Je resterai près de vous… Autant de temps que vous le souhaiterez, jeune maître.

Lorsqu’il entend l’émotion qui fait trembler la voix de James, Micah ne réagit pas. Il suppose qu’il devrait se lever, prendre le majordome dans ses bras et le rassurer en lui disant que tout va bien. Mais il n’y voit pas d’intérêt.

— Vous vous sentirez… impassible… pendant quelques jours, l’informe le domestique avec un sourire triste. Puis vous retrouverez progressivement vos esprits. Il vous faut simplement du temps pour que votre cerveau se réhabitue à votre environnement. Ne…

— Est-ce que…

L’étau dans lequel est soudainement pris son ventre l’empêche de continuer. Il fronce les sourcils et pose une main sur son cœur qui cogne fort dans sa poitrine. Cette question se répète dans son crâne depuis qu’il a été sorti du cachot. Il ne sait pas pourquoi il veut la poser, il ne sait pas pourquoi la réponse lui importe. Mais quelque chose d’extrêmement puissant le pousse à prononcer un seul nom :

— Kaïs…

Les traits de James se figent dans un hoquet de surprise. Puis son regard se voile. Il secoue tristement la tête :

  • Votre ami n'a pas survécu à la maladie... Il est mort trois jours après votre enlèvement.

Non. Le torse parcouru d’une douleur irrépressible, Micah lâche un sanglot brûlant pendant que son monde se brise sans qu’il n’en comprenne la raison.

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