59. Calico

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Au Japon, le chat est un porte bonheur.

°°°

— Tu es sûre de toi Aline ?

— Mais oui ! Puisque je te dis qu’il n’était à personne !

J’ouvre les yeux. Putain. Une douleur monstre me pète le crâne, j’ai envie de hurler.

— Tu as demandé à tout le monde ?

— Bien évidemment ! J’ai fait toutes les chambres de l’hôpital et personne ne l’avait vu avant moi !

Merde. J’peux pas me lever. De violentes secousses m’empêchent de garder l’équilibre et, dans un même mouvement, ma tête se cogne à une grille en métal. Mais c’est pas vrai ! Un grognement sort de ma gorge. Bordel, c’est quoi ce putain d’endroit ?

— Je ne sais pas, Aline. Je me sens mal. J’ai l’impression qu’on est en train de faire une bêtise.

— Martha, je te dis que tout va bien. J’ai donné mes coordonnées à l’accueil au cas où quelqu’un demanderait après lui. Tourne à gauche, il y a des travaux sur la départementale.

Qu’est-ce qu’elles caquètent les deux laiderons, putain ? J’comprends que dalle. J’ouvre la bouche mais aucun mot intelligible ne sort. D’ailleurs, elles n’ont pas l’air de s’en inquiéter, les deux tronches d’apéricube. Quand ai-je été aussi con pour me laisser enlever ?

Je pose mes mains sur la grille pendant que mes paupières se plissent pour analyser mon environnement. Déjà, ça pue la transpiration et les oignons pourris. Un plaisir. Ensuite, à l’extérieur de ma cage - car oui, apparemment, on avait été assez débile pour m’enfermer dans une boîte -, je distingue deux sièges de voiture. Déchirés et troués, je suis sûr que s'asseoir dessus pourrait filer la peste. La poussière volète dans l’air irrespirable, transportant un nombre incalculable de particules immondes. Eurk, ça m’donne envie de vomir.

Le soleil m’aveugle très vite et je suis obligé de détourner le regard. Ça commence à me gonfler sévère ces histoires ! Elles vont me laisser sortir les deux bécasses, putain ? Ma question sort pas. Pourtant j’ai pas de bâillon en travers de la tronche ! Rien à faire, aucune de mes cordes vocales ne me fait le plaisir de fonctionner. Fais chier.

Soudain, un coup d’accélérateur. Je m’accroche au tissu posé sur le sol pour ne pas tomber tant la conduite de l’autre folle est brutale. Elle roule à deux cents kilomètres heure ou quoi ? Ou alors elle conduit autre chose qu’une voiture. Maintenant que j’y pense, les deux assises me semblaient immenses par rapport à ma prison.

— Il était où quand tu l’as trouvé ?

— Tu es sûr de vouloir le savoir ?

— Aline !

— Bon très bien, très bien !

Pourquoi sont-elles obligées d’hurler quand elles parlent, putain ? Vous me pétez les tympans ! Comme pour me répondre, une secousse m’envoie valser sur la paroi droite de ma cage. Je m’assomme presque à cause de leurs conneries.

— Je m’ennuyais un peu à l’hôpital. Alors, j’ai décidé de rendre visite à mon voisin de chambre. C’était un adolescent, un blond, une grande gueule comme tu n’en as jamais vue. La première fois que je lui ai dit bonjour, il m’a insultée.

— Ah bon ?

— Ouaip, un véritable insolent. Mais il était atteint d’une maladie très grave. Très très grave, Martha. Alors j’ai retenté ma chance quelques jours après, par curiosité.

— Et ?

— Il était mort. Son corps avait déjà été emmené par l’équipe médicale. Enfin, je crois. Je suis sentie coupable de m’être vexée et d’avoir envoyé ce garçon voir ailleurs.

Je grogne. C’est pas intéressant, Madame ! Soudain, mes yeux se posent sur le loquet de la cage. Il n’est pas fermé par un cadenas ou un autre dispositif complexe. Il suffirait de faire coulisser une petite barre en métal pour que la liberté s’offre à moi. Alors, aussi discrètement que je le peux, j’essaye d’attraper le machin. Mon corps ne m’obéit pas. On aurait dit que l’ensemble des muscles de mon corps avaient été déplacés ou que mon cerveau avait mélangé les commandes. Incapable de faire des mouvements précis, je me concentre sur le prochain virage. J’ai un plan. Parce que je suis un génie.

— Et puis, quelques semaines plus tard, j’ai remarqué un trou dans le mur de la chambre. Je me suis approchée et… il était là, les yeux à demi fermés, le poil dru et l’air complètement perdu.

— Il devait être à l’adolescent ! Peut-être que des proches voudront le récupérer ?

— Je ne pense pas. J’ai essayé de contacter la petite rousse qui venait le voir deux fois par semaine. Mais elle ne m’a pas répondu. Elle doit encore être brisée par le deuil, la pauvre enfant.

Ça y est ! C’est ma chance ! BAM. Poussé par la force centrifuge, je plonge contre la paroi et le choc est assez puissant pour renverser la cage. Je m’immobilise, au cas où l’une des deux dingos décide de jeter un coup d’œil en arrière pour vérifier mon état. Tch. Aucune de mes ravisseuses n’a assez de jugeote pour se retourner. Quelles nullos ! Je ricane intérieurement, fier de moi. La porte de ma boîte est déverrouillée, j’vais pouvoir me casser de là. Mais chaque chose en son temps. Ça ne m’avancerait à rien de me retrouver juste devant la portière fermée.

— C’est une sale histoire, Martha. Même si son langage laissait à désirer, il ne méritait pas de mourir.

— Aucun enfant ne mérite de mourir, Aline. Viens donc à l’intérieur, je vais te faire un café.

Les tremblements s’arrêtent. J’entends les deux portes s’ouvrir et se refermer dans un claquement sec. Mes muscles se tendent pendant que mes mains s’agrippent au sol. Je remarque que mes sens se sont aiguisés depuis… depuis que... Je fronce les sourcils, perdu. Ma mémoire me joue des tours, qu’est-ce que… L’image du visage strié de larmes de Léana me fout un coup de poing dans le ventre. Les sons des machines auxquelles j’ai été relié à l’hôpital me vrillent les oreilles. Je recule au fond de ma cage comme si ce geste pouvait me permettre d’échapper aux souvenirs qui me submergent. Je… Je…

Soudain, tout s’assombrit. Je lève la tête. Une énorme tronche humaine cache la lumière, tel un titan démoniaque venu me dévorer. Je me plaque contre la paroi, la peur rugissant dans mes veines. J’ai… J’ai rapetissé ? La lumière revient et ma prison-boîte se met à tanguer.

Dès que le sol défile à travers la grille, je me jette contre celle-ci. La chute n’est pas longue mais elle est ponctuée d’une grande exclamation de la part de la courgette géante. Je m’écrase contre le béton, toujours pas assez habile pour faire fonctionner mes muscles efficacement. Bordel de merde. Il faut que je bouge. Il faut que je fuie. Avant que la grande main dégueulasse de l’autre folle me tombe dessus.

— Minou ! Attends !

Minou ? Elle est sérieuse la mégère ? J’vais t’en faire bouffer moi du surnom à la con, t’sais pas à qui tu te frotte, tronche de ver ! Je me relève du mieux que je peux en ignorant la douleur que me renvoient mes côtes. Mes yeux tombent sur la végétation à quelques mètres de là. Ce n’est pas grand-chose mais ça me permettrait de m’y camoufler pendant un temps. Je bande mes muscles, je rampe presque sur le sol pour me tirer de là.

La terre tremble. Elles se rapprochent, les bougresses. J’accélère, désespéré.

Avance, putain. Avance.

Des flashs d’une course poursuite avec Micah traversent mon esprit. Je me souviens des appels à l’aide des chatons, de ma précipitation imbécile. Je me rappelle mon incapacité à contrôler mon corps dans cette maison en ruines, du regard apeuré de Micah et de cette putain d’explosion. Tout me revient en pleine tronche. Comme si cette forme rapetissée m’avait permis de débloquer des souvenirs verrouillés dans ma mémoire pendant ce séjour à l’hôpital.

— ­Viens là, petit chat. Viens !

Cette fois-là, mon instinct me chuchote que ce n’est pas qu’un surnom affectueux. Je baisse la tête vers mes mains. Des pattes. De petites pattes couvertes d’un poil caramel et ornées de griffes rétractables. Je ferme les yeux une seconde. Putain. J’suis dans la merde. Dans une merde si noire que j’ai envie de crever.

— Tout doux… Laisse-toi faire.

Je bondis hors de la portée de l’humaine, dérape sur la route et me précipite dans les buissons. Tout me paraît beaucoup plus simple depuis que j’ai enfin compris que je dois me déplacer à quatre pattes plutôt qu’à deux. J’suis un débile. Un débile dans le corps d’un putain de chat.

Le vent porte ma course à travers les jardins. De multiples senteurs - dont le putain de pollen du mois de mai - agressent ma truffe et des bruits plus ou moins effrayants me font bifurquer à plusieurs reprises. Je galope au hasard pendant que mon cerveau fonctionne à plein régime. Cette capacité à changer d’apparence, cette maîtrise de la Mutation est proscrite par les lois enkidiennes depuis des milliers d’années. C’est un pouvoir maudit depuis des générations. Bordel. Parmi toutes les maîtrises qui existaient, il fallait que je tombe sur celle qui peut me buter si les autorités impériales l’apprennent. J’adore ma vie.

Pourtant, quelque part, je ne suis pas surpris. J’ai toujours eu d’excellents réflexes, une vue incroyable, un odorat puissant et une ouïe hors du commun. On m’a souvent reproché mon agressivité – pff, n’importe quoi – mais Iris a mis ça sur le compte de la fougue de la jeunesse. Mais, au fond de moi, je savais très bien que ce n’était pas le cas. C’est elle, c’est cette puissance dormante qui me pousse à réfléchir plus loin que les autres. C’est moi, ça a toujours été moi.

Je ralentis l’allure une fois que mon souffle me brûle la gorge. Mes pattes me lancent terriblement mais j’insiste ; j’ai reconnu les rues de la ville dans laquelle j’ai grandi. Tout me paraît si grand sous cette forme. Les maisons me toisent de leur hauteur, les roues des voitures crissent tout près de moi, les gens s’écartent de mon chemin en poussant des cris ridicules. Je feule, je grogne, je n’ai pas peur des chiens qui me regardent avec leur air penaud. Tch. Pourtant si petit, je ne me suis jamais senti aussi puissant.

L’idée de passer chez la vieille peau me traverse l’esprit. Je la rejette immédiatement. Sous cette forme, je la mets en danger. Comme Hashim, elle est trop proche de l’Impératrice pour être mise au courant.

Léana.

Micah.

Il faut que je les retrouve. Ça fait des plombes qu’ils ont pas vu ma pomme, c’est sûr qu’ils sont en train de faire n’importe quoi.

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