62. Ours blanc

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L’ours représente la force et la sagesse.

°°°

— Attends !

L’exclamation de Léana se noie dans le claquement impitoyable de la porte. Les yeux de la rousse se fixent bêtement sur le battant qui rejoint lentement le cadre métallique. Qu’est-ce qu’il vient de se passer ? Quatre mois de silence, quatre mois sans nouvelles pour une seconde incompréhensible. Pourtant, pendant cette unique seconde, Léana a vu passer un million de choses dans le regard de Micah. Et punaise, j’ai rien compris.

Dans sa tête, tant de questions se bousculent. Pourquoi ne l’a-t-il pas prévenue qu’il était là ? Pourquoi s’est-il enfui et continue-t-il de fuir ? Est-ce que sa culpabilité l’empêche de lui parler ? Si la surprise est la première émotion qui la submerge, la déception, la colère et la tristesse sont promptes à l’enlacer. Et à la dévorer.

La jeune femme serre les dents ; son habituelle migraine recommence à marteler les parois de son crâne. Elle frappe, elle cogne, elle brise. Sa volonté de museler ses sentiments et sa fatigue sont des sources inépuisables d’énergie pour sa nouvelle meilleure amie. L’avantage, si tant est qu’il y en ait un, c’est que cette dernière l’empêchera sûrement de s’élancer à la poursuite du brun alors qu’elle en meurt d’envie. Ou bien ?

— Qui es-tu ? fait une voix inconnue.

Léana lève la tête vers une adolescente à la peau hâlée qui la regarde de haut. Ses yeux verts rehaussent la finesse de ses traits encadrés par de longues nattes décorées de petites babioles dorées. Elle est jolie. La lycéenne ramasse sèchement sa planche alors que les muscles de sa mâchoire se contractent. Tu as bon goût.

Elle n’a jamais répondu à ce genre de fille, elle ne répondra pas maintenant. Ça fait des mois qu’elle n’a pas ouvert la bouche, elle ne va sûrement pas gâcher son air pour une des fans gênantes de Micah. Ce ne sont que des « figurantes », n’est-ce pas ?

Elle se relève. Mais, contrairement aux autres fois où elle baissait la tête puis passait rapidement son chemin, Léana jauge son interlocutrice d’un regard hautain alors qu’elle remonte son sac à dos sur son épaule. Un dédain nouveau brille dans son regard gris. T’es qui toi ? Un lot de consolation ? Si on lui avait fait remarquer que son comportement s'apparente à de la jalousie ridicule, elle aurait tout nié. Nan. Je fais ce que j’aurais toujours dû faire : m’imposer face à ces débiles.

— Je t’ai posé une question, lance l’inconnue, d’un ton plus ferme. Je cherche quelqu’un. Ne me fais pas perdre mon temps.

Pff. Un sourire narquois naît sur les lèvres de Léana qui ne perd pas une seconde pour lui tourner le dos et lui claquer la porte du bâtiment devant son nez. Avec un peu de chance, la voiture de Micah n’est pas encore partie. Elle ne veut pas courir. Elle ne veut pas paraître aussi désespérée qu’elle l’est. Ça lui ferait peur. Je suis sûre qu’il ne s’en inquiète pas plus que ça. Ses pas frappant le sol avec détermination, elle ignore le sursaut de douleur que lui procure son crâne lorsqu’elle essaye d’accélérer. Calme-toi, tu es épuisée.

Punaise.

Léana fixe son regard sur le portail qui apparaît doucement dans son champ de vision. Allez. Allez, encore un peu. Est-ce qu’il…

— Je t’ordonne de t’arrêter ! Arrête-toi !

M’ordonner ? Et puis quoi encore ? De toutes petites gouttes se forment au bout de ses doigts. Naissant au milieu d’un tourbillon de brume azur, sa loutre d’Eau grimpe le long de son bras puis vient se percher au creux du cou de la jeune femme. Léana en profite pour déposer délicatement les perles liquides sur le pelage aqueux de son familier avant de le caresser tendrement. Un petit couinement de satisfaction et le mammifère se poste, alerte, sur le côté gauche de la nuque de Léana. Brusquement, l’animal éructe un sifflement d’avertissement à l’encontre de la fanatique qui poursuit sa maîtresse.

Les pas de l’inconnue se rapprochent dangereusement et Léana craint que l’avance qu’elle prend lui soit bientôt retirée. Elle va me lâcher, l’autre folle ?

Soudain, une main attrape son épaule droite. Le sang de l’adolescente ne fait qu’un tour ; personne ne la touche sans son autorisation. Léana attrape les doigts de l’insolente, les retourne dans une clé de bras avant d’envoyer valser leur propriétaire d’un coup de pied dans les hanches pour la faire reculer. Réflexes d’entraînement, désolée. Léana se ment à elle-même : elle est très loin d’être désolée.

Alors qu’un cercle de flammes se matérialise autour de son poignet gauche, son chaton de Feu saute sur le sol et s’ébroue rapidement. Ses yeux rougeoyants se fixent sur l’adversaire de sa maîtresse. Puis il lâche un feulement dangereux, les flammèches de son pelage doublant de volume. Léana inspire profondément pendant que le félin lui transfère le boost d’énergie dont elle a cruellement besoin. Cette nouvelle vigueur fouette son sang, étire ses fibres musculaires et augmente ses capacités respiratoires. Parfait. Léana se dresse fièrement devant l’inconnue autoritaire qui a reculé de quelques pas. Elle lui adresse un regard froid avant de se détourner. Tu ne m’intéresses pas.

Si certains lycéens la fixent ou interrogent son comportement, elle n’en a rien à faire. Elle s’avance vers le portail, concentrée sur son but. Rattraper Micah. Mais il n’est plus là. Ni lui, ni sa voiture. Tu as fui… Pourquoi ?

Des petits picotements dans le creux de sa nuque lui chuchotent de rester sur ses gardes. Léana fronce les sourcils et jette un regard en arrière.

Les traits de la figurante se sont plissés dans une grimace de haine qui n’impressionne pas du tout Léana. Mais je ne suis pas la seule. Sa loutre d’Eau est descendue de son épaule et se tient aux côtés du chaton de Feu. Les deux familiers ont bien grandi depuis décembre. Au lieu de rester collés à leur maîtresse, ils se tiennent fermement devant l’inconnue, prêts à en découdre. L’adolescente à la peau sombre ne peut pas voir la détermination briller dans leurs iris enflammés mais celle-ci brûle de la même façon dans ceux de Léana.

Pendant que sa poursuivante serre les dents, le regard de la petite rousse se pose sur les volutes dorées qui dansent discrètement autour des poignets de celle-ci. Une Maîtrise. Le corps de la lycéenne se tend sans qu’elle n’y pense. Entraînée à s’en rendre malade, elle n’est plus que réflexes et automatismes. Aussi, quand l’autre tige s’élance, Léana esquive, se glisse sous sa garde et crochète la cheville de son adversaire qui perd l’équilibre pendant quelques secondes. Tu veux te battre ? Ça tombe bien, je suis d’humeur à balancer des mandales.

Léana fait un pas sur le côté, ses deux poings au niveau de son visage. Elle sait qu’elle ne pourra pas tenir bien longtemps mais elle n’est pas prête à se laisser marcher dessus. Surtout face à une enkidienne assez stupide pour déclencher ses pouvoirs devant des Humains. A moins que…

Un tintement métallique et Léana évite in extrémis la lame d’un poignard dirigée contre sa gorge. Punaise, elle est rapide. La main armée de son adversaire décrit de grands arcs meurtriers mais ne trouve jamais le corps de Léana.

Oh nan. Cette fille avait été graciée par l’Impératrice. La Grâce, c’est une récompense permettant d’utiliser sa Maîtrise sans se préoccuper de la présence humaine. Elle n’intervient pourtant qu’en fin de scolarité à l’Académie ! Cette cruche a l’air beaucoup trop jeune pour avoir passé cinq ans dans l’établissement le plus prisé de l’Empire.

Maintenant qu’elle y fait attention, Léana n’entend aucune exclamation de stupeur, aucun sifflement des surveillants pour venir les séparer. Aucune réaction. Personne ne voit rien. Et cela dès que l’autre folle avait créé son couteau.

Soudain, trois lignes de feu se tracent sur le bras droit de Léana. Elle grimace ; elle a été touchée. Une feinte à gauche, un coup de pied dans le tibia de son adversaire et Léana, au prix d’autres blessures, arrive à se dégager de la portée des lames. Malheureusement, son souffle est trop court pour qu’elle se retourne et tape le sprint de sa vie. Surtout qu’il ne serait pas hyper malin de tourner le dos à un adversaire rompu aux armes de poing. Elle inspire calmement tout en reculant discrètement pas à pas. Elle ne lâche pas l’autre du regard. Pourquoi es-tu là ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Es-tu Léana Makri ? Donne-moi ton nom ! s’exclame l’inconnue en faisant apparaître un poignard à double lame dans son autre main. Tu tiens à peine debout. Ne sois pas stupide ! Si tu n’es pas celle que je cherche, je te laisserai tranquille.

— Va te faire foutre.

Lorsque ces mots sortent de sa bouche, Kaïs est là, à ses côtés. Spectre intangible, il lui insuffle toute cette fougue dont elle a besoin. Alors, quand le hurlement de rage de l’autre fille retentit, Léana affiche le fameux sourire carnassier de son amour décédé. Son esprit s’apaise immédiatement et elle peut se préparer à la violence de l’assaut de l’enkidienne.

Dansants, les mouvements de Léana deviennent aussi fluides que les ailes de son faucon qui virevoltent dans les airs. Elle se meut sans effort, un rictus aux lèvres. Sa vie est en danger à chaque fois que la lame passe à quelques centimètres de sa peau. Mais aucune peur ne vient perturber son équilibre. Le vent guide ses pas, ses réflexes prennent le relais et elle s’abandonne à ce pouvoir qu’elle n’a même pas besoin d’activer. Au-dessus d’elle, miroir du combat qu’elle mène, le ciel se couvre d’épais nuages d’orage.

C’est la première fois que ses souvenirs de Kaïs se manifestent aussi intensément. Elle sent presque la fierté briller dans son regard, la chaleur de son regard, et le piquant de ses encouragements. Commence-t-elle à halluciner à cause de la fatigue ? Qu’importe ! Elle a tant rêvé de retrouver l’harmonie de ses pouvoirs. Grisée, elle ferme les yeux pendant qu’un éclat de rire presque dément sort de sa bouche.

Petit à petit, l’obscurité commence à tomber. Puis, le vent change de direction et une tension électrique s’installe dans l’atmosphère.

— Pourquoi a-t-il réagi comme ça devant toi ? questionne l’autre sans jamais manquer un temps de sa danse meurtrière. Tu as une emprise sur lui, n’est-ce pas ? Je ne permettrais jamais qu’il souffre à nouveau.

— Tu jacasses. Mais qu’est-ce tu jacasses, c’est d’un pénible ! Tiens, mange !

Alors que le tonnerre explose dans les oreilles de Léana, la gifle rencontre de façon très satisfaisante la face de l’autre pignouf. Bon appétit. Ayant donné toute l’énergie qui lui restait dans ce premier et dernier coup, Léana observe d’un air suffisant l’inconnue s’écrouler au sol.

Allez, ne perds pas de temps. L’Impératrice a envoyé un putain d’assassin avec Micah, ce n’est pas le moment de faire des erreurs.

Au bord de l’évanouissement, la jeune femme s’élance sur la longboard qu’elle avait dû lâcher quelques minutes auparavant. Alors que les éclairs quadrillent le ciel et que le vent la pousse loin de l’inconnue, la pluie commence à tomber. Sur ses plaies, les larmes des nuages coulent et sous sa peau, son âme vibre, en proie à des émotions aussi contraires que ses pensées.

Tant de questions, si peu de réponses. Mais ce serait trop facile d’abandonner. Pas après tout ça. Kaïs serait capable de revenir d’entre les morts pour l’étrangler.

Micah…

Quoi qu’il soit arrivé, je suis prête.

À t’écouter.

À te rassurer.

À te retrouver.

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