70.1. Orion : Alnitak

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Orion est une constellation que l’on reconnaît facilement grâce aux trois étoiles alignées qui représentent sa ceinture. Ce sont les étoiles du Baudrier ; les « Trois Rois ».

La plus à l'Est se nomme Alnitak.

°°°

Des cliquetis désagréables s’infiltrent dans les oreilles de Micah. Ces bruits métalliques voguent sur un bourdonnement sourd ponctué d’échos prétentieux. L’adolescent fronce les sourcils avant de se frotter les yeux, comme si ce geste pouvait effacer l’étau qui compresse son crâne. Punaise, qu’est-ce que j’ai fichu ?

Le regard encore dans le vague, il se relève sans reconnaître le salon dans lequel il a passé plusieurs soirées à ricaner avec un prédateur blond et une rousse timide. Il marche d’un pas guidé par l’habitude vers la porte camouflant tant bien que mal la discussion – un ramassis d’injures, oui – qui gronde derrière elle. S’il se prend les pieds dans les deux matelas installés au pied du canapé, Micah ne s’en rend pas vraiment compte. Son cœur bat plus fort, ses pupilles se dilatent. Quelque chose en lui le presse de pousser ce battant. Dans ses veines, un ruban de feu alerte chacune de ses cellules pendant qu’un flux de glace enserre sa gorge, reflet de l’appréhension qui le saisit lorsque sa main se pose sur la poignée de la porte.

Un souffle.

Le battant s’ouvre.

Lorsqu’il découvre Kaïs et Léana en train de se chamailler au-dessus de ce qui s’apparente à un petit-déjeuner, son cœur s’arrête de battre. Leurs regards se tournent vers lui. Il inspire profondément.

Puis il leur claque bruyamment la porte au nez. Nope. Il secoue la tête en fermant les yeux. Nope, nope, nope. La journée ne va pas commencer comme ça.

Après un instant, le jeune homme se force à traverser le salon et s’assoit sur le canapé. La sensation de stress et d’appréhension n’a pas disparu. Son sang est toujours en ébullition. Incapable de comprendre ce qu’il se passe en lui, Micah s’allonge à nouveau sur le canapé. Si son cerveau ne comprend pas qu’il veut changer de rêve, il ne sait pas ce qu’il lui faut.

D’un autre côté, tout ce décor lui semble beaucoup trop réel pour qu’il soit sorti de sa propre imagination. Le réalisme des détails de chaque antiquité sur les rebords de fenêtre, la fine couche de poussière sur les meubles et l’odeur de la tarte qui refroidit sur la table le laissent plus que troublé. Je suis rentré chez moi hier soir… Non ? Micah se demande si la fatigue de la soirée ne l’a pas empêché d’enregistrer les derniers évènements de sa nuit. A-t-il fui vers la maison d’Iris aussi faible et détruit ? Possible. Rêve-t-il ? Possible. Les autres hypothèses qui passent à travers son esprit n'expliquent pas vraiment sa présence dans ces lieux ou la précision de ce rêve.

Micah lâche un râle de frustration en laissant tomber sa main sur son front. Quel idiot. Qui se rend chez les gens comme ça ? Lui qui a fui une fille qui ressemblait un peu à Léana, comment va-t-il affronter tous les souvenirs qui hantent cette maison ? Faut que je parte. Son corps ne s’est pas encore remis de toute la détresse qui l’a submergé la veille. Rester chez Iris ne lui apportera rien, si ce n’est plus de tristesse et de désespoir. Comme si j’avais besoin d’un peu de stock !

Il se redresse et pose ses coudes sur ses genoux, ses mains passant dans ses mèches emmêlées. Peut-être qu’Iris pourrait l’aider à surmonter cette douleur qui fait partie de lui depuis des mois. Elle sait ce que cela fait de perdre des êtres chers, elle doit aussi ressentir cette peine immense qui le prend à la gorge à chaque fois qu’il pense à eux. Tu penses vraiment rechercher du soutien chez celle à qui tu as arraché les enfants ? Micah inspire profondément.

Perdu dans ses pensées, il n’entend pas tout de suite le bruit de pas qui s’approche de lui. Mais lorsque cette voix résonne près de lui, il ne peut l’ignorer.

— Micah ?

L’intonation inquiète avec laquelle Léana prononce son prénom l’apaise pendant un instant. Puis il se rappelle que son propre esprit est sûrement à l’origine de ce son. Encore une énième création destinée à le calmer.

— Est-ce que… Tu… Je… Tu vas bien ?

Non, Léana. Un sourire triste naît sur les lèvres du prince. Je ne vais pas bien du tout. Ses doigts se crispent sur son crâne. Il va bien falloir les affronter à un moment ou un autre. Micah lâche un soupir. Puis il lève doucement la tête vers son interlocutrice.

La lumière de l’aurore caresse le roux de ses boucles. Elle éclaire la cendre de ses pupilles et diffuse la chaleur du sourire de la jeune femme. Magnifique. Le cœur de l'héritier se contracte plus fort. Elle a l’air si réelle. Les taches de rousseur qui courent sur sa peau, la longueur de ses cils, ses fossettes… Il avait oublié tous ces détails. Ses hallucinations ne se manifestent que d’assez loin, il n’a jamais pu, ni eu l’envie de les observer de près. Quel intérêt de s’approcher de ses propres démons ? Pourtant, à cet instant précis, Micah ressent une attraction presque magnétique le pousser vers l’alter ego de Léana. Une sensation puissante qui ne s’est jamais emparée de lui auparavant. Qu’est-ce que… Micah ferme les yeux en secouant la tête. Ce n’est pas réel. Elle n’est pas réelle. Il le sait. Ses hallucinations s’intensifient à cause du lieu. Il n’y a que ça. Un claquement de langue agacé résonne, suivi d’une voix rauque :

— Face de givre. Réponds-lui.

Le double de Kaïs entre dans la pièce. L’aura de pouvoir qui se dégage autour du spectre percute Micah si intensément que sa respiration se coupe. Les pupilles grenat, presque félines, transpercent l’adolescent de part en part pendant que le blond s’avance vers lui, le visage crispé par la concentration. Il se poste un peu en retrait, juste derrière Léana et croise les bras sur son torse. D’ordinaire, l'illusion de Kaïs se fend de son habituel rictus prétentieux avant de déblatérer toutes sortes d’injures plus farfelues les unes que les autres. Mais pas maintenant.

Un frisson de malaise bouscule Micah. Il n’a jamais eu affaire avec un Kaïs aussi sérieux, pratiquement prêt à se battre. Alors, aussi inutile que ça lui paraisse, Micah répond à Léana :

— Je vais bien, ne t’inquiète…

— Sans mentir, bordel.

Micah fronce les sourcils. Est-il si mal en point pour ne pas pouvoir contrôler ce qu’il sort de la bouche de ce Kaïs imaginaire ? Le ton brutal, le regard brûlant et l’attitude presque hostile de l’adolescent le blessent. Pourquoi ? Pourquoi ça me fait mal comme ça ? Micah lève les yeux vers Kaïs dont la mâchoire s’est contractée au point de faire apparaître le tremblement de ses muscles. On aurait dit qu’il était sur le point d’exploser et de relâcher une pression qu’il ne pouvait plus garder en lui. Si son état aurait effrayé n’importe qui, le voir comme ça démolit Micah plus qu’il ne lui fait peur. Pourquoi ai-je envie de te rassurer, de te prendre dans mes bras ? Alors que tu es… que tu es…

— Kaïs, murmure Léana en posant délicatement sa main sur les bras croisés du blond. Je sais que tu t’inquiètes pour lui, que tu aimerais tellement qu’il aille mieux. Crois-moi, je le veux autant que toi, chuchote-elle en caressant tendrement la peau du garçon qui se couvre de frissons. Je comprends à quel point c’est frustrant maintenant que l’on se retrouve enfin.

— J’étais doux, merde, siffle Kaïs, son ton perdant la dureté qu’il avait précédemment acquis. Je peux le faire, je peux lui faire réaliser que… Putain.

Le cœur de Micah se fend. Kaïs a hâtivement effacé la larme qui coulait sur sa joue avant de baisser la tête vers le sol. Comme si personne n'était autorisé à apercevoir la peine qui le déchire. Pourtant sa douleur se ressent autant à travers ses mots, qu’à travers la crispation de ses muscles ou sa respiration tremblante. Toutes ces émotions, Micah les a déjà ressenties et les ressent toujours. Est-ce le reflet de cette réalité qu’il exprime grâce à Kaïs ? Ou est-ce autre chose ? A-t-il seulement le droit d’espérer que ce soit autre chose ?

— Kaïs, reprend l'Enkidinne en glissant plus près du blond pour qu’il la regarde dans les yeux. Hier soir, tu as vu Micah au paroxysme de sa douleur. Tu aurais certainement pu me voir dans le même état deux jours plus tôt. Et, ta culpabilité de protecteur stupide aidant, tu as intégré en toi toute notre souffrance dont tu estimes être responsable, révèle-t-elle. Alors, je te l’ai dit ce matin et je te le répèterai autant de fois qu’il le faudra : Ce. N’est. Pas. De. Ta. Faute.

Micah observe un maigre sourire tendre les lèvres de l'animal sauvage. S’il n’a pas compris les paroles de Léana, Kaïs les a entièrement assimilées. Aussi, sans une réplique moqueuse ou injurieuse, ce dernier ébouriffe gentiment les boucles de son amie d’enfance en hochant la tête. Puis il recule d’un pas et va s'asseoir sur l’un des tapis posés sur le sol.

Complètement perdu, Micah se tourne vers Léana. Depuis quand peut-elle raisonner Kaïs aussi facilement ? Depuis quand leurs gestes l’un envers l’autre sont devenus aussi… intimes ? Lorsqu’il les a rencontrés, Kaïs tressaillait au moindre effleurement et Léana se crispait à chaque fois qu’on gesticulait dans sa direction. Qu’est-ce qui a changé depuis hier soir pour que leur comportement à tous les deux se soit transformé à ce point ?

— Micah, l'interpelle Léana. Tu crois que nous sommes tes hallucinations, n’est-ce pas ? Que nous vivons seulement dans ton imagination ?

Le jeune homme hoche la tête. Mais, après avoir vu des choses qu’il n’aurait pas pu imaginer, cette conviction qui a vécu fermement ancrée en lui pendant des semaines, des mois, relâche un peu son étreinte sur son esprit.

— Très bien. Je respecte ta vision des choses, acquiesce-t-elle en faisant signe à Kaïs de fermer son clapet, lui qui a déjà grogné son mécontentement.

Si la gravité de l’instant ne résonnait pas aussi fort dans son corps, Micah aurait pu sourire. Léana connaît le spécimen : elle sait que le blond ne resterait pas silencieux pendant leur échange mais elle a sûrement espéré qu’il la bouclerait plus longtemps que ça. Raté.

— Je ne pense pas qu’il faille le forcer à voir les choses de notre point de vue, déclare-t-elle, un peu agacée, en se tournant vers Kaïs. Il faut qu’il réalise de lui-même qu’il y a quelque chose qui cloche avec son raisonnement. Pour arriver à ce résultat, il va falloir de la patience.

— Je suis très patient, tronche de lune ! assure fermement le fauve, presque offusqué.

— À d’autres.

Léana ne laisse pas le temps à son interlocuteur de répliquer et se tourne à nouveau vers le brun. Micah doit faire un effort pour ne pas se noyer dans l’immensité des ténèbres presque violines du regard de la jeune femme. Tu es si belle. Il serait presque tenté de repousser une des boucles qui lui barre le front mais sa main reste clouée à son genou, de peur de briser, encore une fois, son cœur en mille morceaux.

— Peut-être qu’en tant qu’hallucination, nous sommes là pour une bonne raison ?

Me faire souffrir ? Au vu de la confusion qui étreint son esprit, Micah n’est plus sûr de rien. Peut-être est-ce un rêve au final ? Devant des répliques aussi réalistes des deux personnes qu’il chérit, devant ce comportement qu’il ne peut contrôler, que penser ? Lui qui n’a plus la force de porter cette souffrance au creux de lui, on l’oblige à la regarder bien en face.

Les iris de Micah glissent jusqu’à Kaïs qui le fixe de ses orbes pourpres. Il sent ses joues s’échauffer et détourne la tête. Bien sûr, il fallait que tu tombes amoureux de deux personnes. Une seule ne peut pas te suffire ? Tu aurais peut-être eu moins de peine ! Peut-être. Ou peut-être aurait-il eu la sensation qu’il lui manque quelque chose.

— Micah ? insiste Léana en cherchant de nouveau à accrocher son regard. À ton avis, pourquoi revenons-nous pour te hanter ?

— Parce que je suis incapable de vous dire adieu.

Là.

C’est dit. C’est enfin sorti.

Pendant que le poids sur sa poitrine s’allège un peu, il remarque que le regard de Léana s’embue. À nouveau, quelque chose le pousse à tendre la main vers elle pour la rassurer. J’aimerais croire que tu es réelle, je l’aimerais tellement.

— Tu n’as pas à nous dire adieu, face de givre, lance le blond en levant les yeux au ciel.

— Kaïs ! s’exclame Léana en soupirant de frustration. Laisse-lui le temps…

— Bordel de merde, il est aussi têtu qu’une bourrique ! explose le prédateur en s’arrachant les cheveux. À ce rythme, on va mourir de vieillesse avant qu’il se rende compte qu’on est putain de tangible !

— Et tu te disais patient ?

— J’suis le plus patient du monde. Sauf quand quelqu’un que j’aime profondément se tient devant moi et se dit incapable de me voir, bordel ! J’vais t’emmener t’acheter des lunettes par la peau du cul, tu vas voir, espèce d’âne buté à la con !

— On dit âne bâté, intervient Léana. Pas buté.

— Les deux se disent, putain.

— Certainement pas.

— Ah bordel, tu vas pas t’y mettre !

Le cœur de Micah s’est arrêté il y a déjà plusieurs secondes. Il a camouflé ses joues brûlantes sous ses doigts tremblants. Pourquoi les mots d’une simple hallucination lui feraient autant d’effet ? Le torse de l’adolescent se gonfle d’un espoir qu’il ne contiendra pas très longtemps.

Il faut qu’il trouve une solution pour sortir de cet enclos dans lequel ils sont en train de tourner en rond. Sinon, Kaïs laissera exploser sa frustration et Enki sait qu’irréel ou non, Micah en prendra plein la tronche.

— Je vais vous raconter ce qu’il s’est passé depuis que l’on a été séparés, laisse échapper Micah avant que Léana n’ouvre la bouche. Si vous êtes réels, vous saurez expliquer les trous qui parcourent mon histoire, indique-t-il en ignorant la bulle chaude qui se répand petit à petit dans son estomac. Si vous ne l’êtes pas, raconter à voix haute ce que j’ai vécu m’aidera peut-être à me détacher de vous.

Micah fronce les sourcils lorsque Léana plaque une main sur la bouche d’un Kaïs prêt à hurler son mécontentement au mot « réel ». Aussi étrange que cela puisse paraître, les voir agir aussi naturellement ensemble fait éclore une envolée de papillons dans son abdomen.

— Bon.

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