71.3. Triangle des nuits d’été : Deneb

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Deneb, la troisième étoile, Deneb, fait partie de la Constellation du Cygne.

°°°

Dehors, une légère brise ébouriffe la plage. Le bruit du ressac brise le silence de la nuit. Les lampadaires sont éteints. Dans quelques minutes, l’aube caressera les vagues de sa lumière. La tranquillité de l’atmosphère n'effleure pas Kaïs une seule seconde. Son regard écarlate se fixe sur l’unique silhouette assise sur le sable. Ne perdant pas un seul instant, il interpelle l'intéressé de sa douce voix :

— OI ! TRONCHE DE VERGLAS ! TU VAS ME DIRE CE QUI TE BOUFFE, BORDEL ?

Réveiller le voisinage ? Rien à foutre. Il accélère l’allure pendant que l’héritier se lève d’un bond pour marcher d’un pas décidé le long du rivage.

— J’TE CAUSE !

Soudain, Micah fait volte-face. Une flamme de colère brûle dans son regard glacial. Kaïs s’arrête. Puis il croise les bras sur son torse. Vas-y putain. Crache-la, ta peine.

— Tu sais quoi ?

— Nan. Mais j’sens que j’vais bientôt le savoir.

Le brun lève les yeux au ciel. Les babines du prédateur s’étirent légèrement.

— Fais pas le malin, Kaïs.

— J’oserai pas, face de givre.

La brise siffle dans leurs oreilles. Elle joue avec la chevelure de Micah dont les iris polaires ne quittent pas ceux, incandescents, du blond. Ce dernier ne bougera pas de cette plage. Dans quelques heures, il rejoindra Hashim sur un bateau qui les mènera au Continent. Kaïs serre les dents. C’est la dernière chance qu’il a pour lui rentrer dans le lard. Ça va chier.

— T’as prévu d’attendre l’année prochaine pour ouvrir ta tronche ? J’ai pas ton temps, bordel !

Un soupir irrité se perd dans la nuit.

Un sourire suffisant brille sous les étoiles.

— Rappelle-moi pourquoi je sors avec toi ?

— ­Parce que j’suis le meilleur.

— Ton argumentation est toujours au summum de l’intelligence.

— Exactement comme moi.

Kaïs pourrait continuer à se battre verbalement avec Micah pendant des heures. Il ne se lassera jamais de l’étincelle de défi qui brille dans ce regard bleuté.

— Je te hais.

— C’est évident.

— Tu es insupportable.

— Je ne vis que pour te satisfaire, princesse.

Pendant que le noble contient sa frustration en se tournant vers l’océan, le fauve s’avance. Pas après pas, jusqu’à ce que sa proie ne soit qu’à quelques centimètres de ses griffes.

— Face de givre.

Alors que l’animal se prépare à déblatérer une énième pique, la tête de Micah se pose contre sa clavicule. Le regard de l’adolescent n’a pas quitté l’horizon.

Emporté par une danse éternelle, le sable mouillé ondule au gré des vagues, caresse les coquillages avant de s’échouer, comme ses amantes liquides, aux pieds des deux garçons. L’air de la nuit soupire sa fraîcheur sur leur peau pendant que les astres contemplent leurs corps qui s’enlacent.

Le souffle du blond se perd dans les cheveux de son petit ami. Il emporte avec lui des paroles que l’obscurité gardera pour elle. Les yeux de Kaïs ne s’ouvrent que lorsqu’une voix flutée se mêle aux sons environnants :

— Je suis en colère, murmure Micah, ses doigts jouant nerveusement avec le débardeur du jeune homme. Je sais que je n’ai pas le droit de l’être. Tu pars dans quelques heures. Tu pars et je ne sais pas quand on se reverra. S’il est même possible que l’on se revoie.

Kaïs se détache du troisième fils. Les bras de ce dernier le libèrent lentement, presque à contrecœur.

— Léana et moi… on a cinq ans d’Académie devant nous. Cinq ans pendant lesquels le moindre de mes mouvements sera scruté. Les Provinces veulent déjà savoir si j’ai l’étoffe d’un Empereur. Je ne peux pas les laisser aux mains de la cruauté d’Atrée ou du laxisme de Thieste. Diane, Akali… Toutes ces personnes souffrent et vont continuer de souffrir. C’est inévitable.

Le visage de Micah reste obstinément tourné vers l’océan. Ses cheveux ondoient doucement vers l’arrière et la lumière de la lune baigne sa peau diaphane de sa douce clarté.

— Je ne peux pas rester caché plus longtemps, soupire-t-il en baissant légèrement la tête. Même si j’aimerais me soustraire à mes responsabilités, vivre simplement auprès de Léana et toi… Quelque chose me pousse à tout faire pour aider ces gens qui subsistent dans la terreur depuis si longtemps.

Le ressac claque contre le sable. Leur valse se termine. La marée monte.

— Je suis en colère… contre moi-même. Alors que je te parle du futur que je veux, mon cœur brûle de ne pas te laisser partir.

Les poings du brun se serrent, ses épaules se tendent. Ses paupières papillonnent, comme pour chasser le fantôme de larmes qu’il ne s’autorise pas à laisser couler. Face à lui, Kaïs reste silencieux, observateur.

— J’ai… J’ai peur pour toi, révèle Micah entre ses dents. Je ne sais pas si l’Impératrice est capable de capter ton pouvoir à une telle distance. Mais si c’est le cas, tu pourrais te faire tuer à tout moment. Avant même d’avoir réussi à traverser la Faille du Nord et atteint le Territoire des Métamorphes. Si tant est que l’un ou l’autre soit possible.

Un silence. Puis l’héritier lâche une exclamation frustrée vers les nuages qui commencent à rosir.

— Je n’ai pas le droit de t’empêcher de partir ! Mes sentiments ne peuvent pas influer sur ton avenir. Tu as besoin de ce voyage, on le sait tous les trois ! Alors… alors… pourquoi je…

Sa voix se brise sur ses derniers mots. Il baisse la tête vers ses chaussures dont les vagues ont commencé à lécher les semelles.

— Je ne veux pas vous… perdre à nouveau. J’ai peur de ne pas savoir gérer cette angoisse qui me ronge à chaque fois que je pense à toi. J’ai peur de blesser Léana parce que je suis… brisé à l’intérieur. Je suis terrifié de ne pas savoir gérer cette relation et de ne pas être à la hauteur de vos espérances. J’ai peur…

Il inspire un grand coup. Son menton se relève. Mais ses yeux fuient toujours ceux de Kaïs.

— Quand je te vois, je me rends compte à quel point j’ai envie de rester à tes côtés. Je veux continuer de te balancer des âneries, je veux continuer à me moquer de toi, qu’importe les conséquences, déclare-t-il avec un léger sourire. Je n’ai pas envie que des milliers de kilomètres nous séparent.

Les doigts de Micah touchent les paumes calleuses du blond. Ils les caressent timidement avant de se voir emprisonnés par les mains du prédateur. Le prince lâche un petit rire. Puis son regard bleuté trouve enfin le grenat de celui de Kaïs.

— J’aime te voir aussi doux avec Léana. J’aime la voir délaisser son armure auprès de toi, chuchotte-t-il sincèrement. Même si je m’en plains, t’entendre râler à la moindre occasion me fait beaucoup rire. Et puis, j’aime le fait de pouvoir te rabattre le caquet.

Kaïs dévoile ses canines d’un air arrogant et Micah lève les yeux au ciel sans se départir de son sourire.

— Vous êtes ma première relation amoureuse, continue-t-il. Je ne sais pas comment faire pour que ça marche, je ne sais pas comment…

Kaïs regarde les traits de son petit-ami se plisser, comme s’il cherchait les mots appropriés.

Alors que le silence embrasse leur conversation, la mâchoire de Kaïs se tend. Les trios ne sont pas assez communs chez les Enkidiens ou assez populaires dans les Contrées Humaines pour qu’ils aient une petite idée des bases à poser dans leur trio. Des recherches sur l’internet humain les ont informés des cases dans lesquelles ils n’entrent pas. La polygamie - bordel -, l’adultère, l’échangisme ne leur correspondent clairement pas.

Les lèvres de Micah tremblottent. Un grondement monte dans la gorge du blond. Qu’importe de savoir quelle étiquette se coller sur le dos ! Une seule chose compte. Les mains de Kaïs se resserrent sur celles de l’héritier. Ils tiennent purement, simplement et profondément les uns aux autres. Chacun désire viscéralement que cette relation fonctionne. Et putain c’est tout ce qu’il nous faut.

L’aube commence à poindre. Quand les maigres rayons du soleil illuminent les orbes humides du brun, Kaïs prend la parole :

— Parle-nous, commence-t-il d’un ton inhabituellement solennel. Quoi que tu ressentes à propos de cette relation, les deux autres doivent le savoir. Si tu te sens frustré, en colère, triste, si tu ne te sens pas bien, dis-le. Même si ça fait mal, même si tu as peur de blesser… Sois honnête avec nous. Ça me ferait chier que des secrets soient gardés pour que l’ego de l’un de nous soit préservé.

Ses pupilles pourpres scannent avec attention le visage de son partenaire.

— Vous êtes trop importants pour moi pour risquer notre trio sur des conneries. Je veux que ça marche entre nous. Je ferais tout pour, je te le promets, déclare-t-il très sérieusement. Je ne peux pas te garantir qu’on ne s’engueulera pas, que je ne te ferai pas chier. Bordel, c’est impossible. Tout ce que je peux te dire c’est qu’on essayera toujours de trouver une solution pour s’en sortir.

Son pouce caresse distraitement la main qu’il tient captive dans la sienne.

— J’aimerais te dire que tout va bien se passer pour moi. Mais ce serait mentir. Parce que j’en sais foutrement rien. C’est un pari énorme que je prends mais je ne veux pas… Je ne peux pas passer ma vie à me cacher.

— Je sais…

— Laisse-moi partir, Micah.

Le vent se lève.

Les épaules du brun se mettent à trembler.

Lorsqu’une larme roule sur la joue de l’adolescent, Kaïs la gomme d’un baiser. D’autres suivent mais ses lèvres brûlantes se posent sur celles de Micah. Ses bras s’enroulent autour du garçon. Il le presse contre lui, comme si ce dernier allait lui échapper des mains. Leur étreinte a le goût salé d’un adieu.

Pourtant, la promesse de se revoir enlace leurs cœurs, l’envie d’un futur à trois rugit dans leurs veines.

Kaïs sent Léana s’approcher avant même qu’elle ne ferme la porte de la maison. Il laisse son souffle courir sur le nez de Micah avant de presser sa bouche contre son front. Il s’écarte légèrement :

— Tu n’as pas besoin d’être quelqu’un d’autre avec nous. Sois toi-même. Lumière ou ténèbres, on n’en a rien a foutre. On te veut toi. Sans artifices, sans faux-semblants.

— Kaïs…

— On est tombés amoureux de ta bienveillance, de ton sarcasme mais aussi de tes cicatrices et de cette putain de rage qui te plombe le ventre. Ne change pas.

Les doigts du blond écartent une mèche des yeux brillants du noble. Puis la commissure de sa bouche s’étire :

— Parce que j’te botterai le cul, face de givre. Et crois-moi, j’hésiterai pas.

— J’en suis certain.

Kaïs regarde Micah pouffer de rire et une onde de chaleur se répand dans son torse. Putain. J’suis vraiment amoureux.

— Je ne savais pas que tu connaissais le mot “faux-semblants”, prédateur de pacotille.

Un feulement rauque.

— Tu veux te battre, bordel.

— Toujours.

Alors que l’insolent se blottit contre lui - sûrement pour éviter de possibles représailles -, un sourire éclatant se dessine sur les traits de Kaïs. J’espère bien, face de givre. Il ferme les yeux, attendant impatiemment que Léana décide de ramener ses fesses sur le rivage. Son souhait ne tarde pas à être exaucé :

— Excusez-moi messieurs. Ce câlin a l’air hyper confortable. Vous n’auriez pas une petite place pour moi ?

La jeune femme et le plaid dans lequel elle s’est enroulée se retrouvent immédiatement happés par un bras musclé.

— Viens là, tronche de lune.

Après un temps, ils finissent par s'asseoir un peu plus loin sur la plage. Bien évidemment, Kaïs peste violemment contre les vagues qui ont osé tremper ses baskets. Fais chier. Léana retire l’eau de ses chaussures d’un claquement de doigts et le fauve lève les yeux au ciel.

— Frimeuse.

— Jaloux.

Tch.

Les doux rayons du soleil éclairent le visage du blond. Il est bientôt temps de partir. Il lâche un grognement avant de se tourner vers ses deux partenaires. Enveloppés dans le pardessus de Léana, ils se sont tranquillement allongés dans le sable et chuchotent à voix basse. Les muscles de sa mâchoire se contractent et il baisse la tête vers les deux liens luminescents qui émergent de son thorax. Bordel, il faut que tu leur dises.

Le vent ébouriffe ses cheveux, le sable se colle sur sa peau humide mais la chaleur de l’astre levant réchauffe son corps. Il inspire profondément pendant que son regard se pose sur l’horizon :

— Le jour où j’ai… retrouvé mon corps, j’ai senti que quelque chose avait changé. J’étais capable de vous… sentir, grommelle-t-il, frustré de ne pas trouver de mot plus approprié. Au départ, je me suis dit que je m’imaginais des trucs, que ce n’était que passager.

— Dis tout de suite qu’on pue, ça ira plus vite.

Les lèvres du prédateur se plissent. C’est important, face de givre. Le trait de lumière améthyste qui émane de la poitrine de Léana ne renvoie pas d’émotion assez intense pour qu’il puisse le sentir. C’est également le cas pour l’autre fil qui a cessé de vibrer. Ses flammes bleutées chatoient tranquillement aux côtés des éclats glacés, comme à leur habitude.

— Lorsqu’on a sauté de la falaise il y a deux jours, j’ai ressenti ta peur, face de lune. C’était puissant, comme une lame de fond qui se brise sur mon putain de crâne. Et quand la reine des neiges s’est brûlée en essayant de cuisiner, j’ai cru que j’avais posé ma main sur des braises.

Kaïs soupire. S’il se réveille toujours quelques secondes avant que Micah ne hurle dans son sommeil, c’est à cause de ce truc scintillant. Ce truc qui s’éveille uniquement lorsque les émotions des deux autres sont trop intenses. Putain. Il sent du mouvement à sa droite. L’une des deux chenilles s’est libérée de son cocon de laine.

— Comment est-ce possible ? demande Léana d’un ton pensif. Tu n’es…

— Ce n’est pas une Maîtrise de l’Esprit, ajoute-t-il en secouant la tête. Je pense que c’est lié au … pouvoir de la Mutation. Je crois que mon séjour dans un corps de … Bordel… de chaton a laissé des traces. Pendant cette transformation, j’ai profondément haï le fait de ne pas pouvoir vous parler. Alors, je suppose que ce pouvoir maudit a… modifié mes cellules pour… me relier à un espèce de canal, primaire, de communication avec vous.

Kaïs n’a aucun moyen de prouver qu’il a raison ou que les attaches tiendraient à des milliers de kilomètres d’écart. Il n’a pas les connaissances nécessaires pour comprendre ce que cette nouveauté implique et comment il pourrait la tourner à son avantage. Pourtant, ces liens représentent une étincelle d’espoir qu’il chérit au plus profond de lui. Il doit croire que celle-ci continuerait de brûler sans que la distance ou le temps ne viennent l’éteindre.

Il doit y croire.

Parce qu’il n’abandonnera jamais cette envie d’un futur avec eux.

Pas tant qu’il y a un espoir.

— Tu ressens la force de nos émotions, réfléchit Léana. Peut-être qu’avec le temps, on pourrait ressentir les tiennes ? Ou utiliser ce… lien pour communiquer à distance ?

— Peut-être qu’il suffit que tu t’appropries un peu plus tes pouvoirs pour arriver à ce stade-là ? propose sérieusement Micah.

Ces idiots avec leur optimisme plein les yeux. Un sourire narquois tend les lèvres du blond. Faut croire qu’on n’est pas aussi différents qu’on ne le pense. Il inspire profondément avant de se laisser tomber sur le sable. Il est imité par les deux autres qui le couvrent prestement d’un bout de plaid. Tch. Comme si j’en avais besoin. Léana se recroqueville contre lui pendant que la main de Micah cherche la sienne. Leurs doigts s’entremêlent sur la taille de la jeune femme.

— Vous n’avez pas intérêt à être tristes, siffle-t-il. Vous allez dans la meilleure école du Continent. Testez, foirez, devenez des Maîtres. Parce que je n’accepterai aucune excuse si j’suis meilleur que vous à la fin de vos études. Et, croyez-moi que je le serais.

Un petit rire secoue la petite rousse pelotonnée contre lui.

— La modestie ne l’étouffe toujours pas, râle Micah en levant les yeux au ciel.

— Malheureusement, c’est son amour pour nous qui l’étrangle.

— Fermez-la.

L’animal sauvage resserre protectivement son étreinte sur ses deux partenaires.

Ils se retrouveront.

Kaïs n’acceptera aucun autre destin.

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