9. Zircon bleu

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Le zircon dissout les blocages énergétiques, calme la douleur et répare les cellules malades.

°°°

— Que s’est-il passé ? s’exclame Iris, en revenant avec sa trousse de secours. Comment t’es-tu retrouvé dans cet état ?

La familiarité avec laquelle la vieille dame accueille le nouveau venu dans sa cuisine n’étonne pas Léana. Ni Kaïs d’ailleurs, qui jette pratiquement Micah sur la première chaise qu’il voit. Elle grimace. Dans une autre réalité, elle aurait eu la force de relever et soutenir Micah jusqu’ici. Elle aurait aussi eu le courage de pousser son meilleur ami à être plus doux avec les invités. Mais elle n’est pas dans cette dimension parfaite. Ici, à cause de sa faiblesse physique et mentale, elle est… Inutile.

Le regard vide, elle baisse la tête sur ses mains. Ces mêmes mains sur lesquelles elle a déjà fait danser des flammes, tournoyer des bourrasques, naître des pluies torrentielles. Ces mêmes mains qui se mettent à trembler dès que l’ombre de l’Autre apparaît dans son esprit. Elle referme les poings jusqu’à enfoncer ses ongles dans sa peau, histoire de calmer leurs sursauts. Ça ne sert à rien. Prodige des Maîtrises ou pas, tu restes impuissante face à un souvenir.

Lorsqu’elle détache son attention de ses doigts tremblants, Léana ignore le regard calculateur que Kaïs porte sur elle. Elle n’a pas le courage de l’affronter. Vu l’insistance avec laquelle il la fixe, elle s’attend presque à ce qu’un trou se creuse entre ses deux yeux. Non. Je ne veux pas avoir cette discussion avec toi.

Elle se concentre sur Iris qui revient avec des bandages qui n’avaient pas été sortis depuis une dizaine d’années. Quand on a le titre de Maître et qu’on fait partie du Cercle des Soigneurs, ces fournitures humaines tombent presque dans la catégorie « jouets ». Mais, fidèle aux réflexes de son ancien métier alors qu’elle a pris sa retraite dans les Contrées Humaines, la vieille dame reste préparée à toute éventualité. En tant qu’ex-professeure de l’Académie, elle en a vu des adolescents blessés débarquer dans son bureau. Urgh. Léana se souvient que trop bien des anecdotes un peu glauques qu’Iris lui racontait sur les accidents de ses élèves. Elle finissait toujours par se boucher les oreilles en grimaçant de dégoût.

Si Léana ne s’étonne pas qu’Iris veuille venir en aide à Micah, ce n’est pas le cas de ce dernier. Elle voit très bien sur son visage tiré par la fatigue qu’il n’a pas été habitué à cette familiarité. Encore moins à ce qu’on lui propose de l’aide :

— Ce n’est rien Madame, ne vous inquiétez pas, murmure-t-il poliment. Je ne devrais pas m’imposer, je m’excuse. Je vais m’en aller, je ne sais même pas pourquoi j’ai suivi Kaïs, déclare-t-il en se frottant les yeux.

Lorsqu’il se lève, Léana ne loupe pas la douleur qui se peint sur son visage avant qu’il reprenne son sourire habituel. Malheureusement pour lui et sous le regard amusé d’Iris, une grande main s’abat durement sur sa nuque et son postérieur retrouve immédiatement la douceur du fauteuil. Raté.

— Reste assis, face de givre.

— Je vais te désinfecter tout ça. Tiens bon, l’encourage gentiment la grand-mère.

Léana sent bien que Micah ne veut pas être là. Il regarde autour de lui, sa jambe tressaute, il évite le regard brûlant de Kaïs qui semble être à deux doigts de lui tordre le cou, sa main toujours posée sur sa nuque.

L’anxiété de Micah s’emparant lentement d’elle, la lycéenne se tourne vers la chaleur rassurante d’Iris. Elle l’observe nettoyer avec soin les coupures du visage de son patient ainsi que la longue estafilade sur son épaule. Selon l’ex-professeure, il se remettra facilement s’il se débarrasse des énormes cernes qui couvrent le dessous de ses yeux.

Léana se dit qu’Iris aurait été plus rapide si elle avait pu utiliser sa Maîtrise de l’Eau. Mais, même si la vieille dame a déjà le titre de Maître, elle a interdiction de dévoiler ses Maîtrises à un Humain. La loi enkidienne est claire : les rares enkidiens vivant dans les Contrées humaines perdent une Maîtrise dès que leur pouvoir est repéré par un Humain. En échange, la mémoire du témoin est effacée.

Quoi que cette loi garde une petite particularité. Si l’humain voit la Maîtrise et n’en parle pas à d’autres humains, le témoin garde sa mémoire et l’enkidien son pouvoir. À partir du moment où l’humain trahit le secret de l’enkidien, sa vie lui est arrachée et une Maîtrise disparaît. Pratique.

En observant le brun, Léana ne peut s’empêcher de se poser la question. Si elle décidait de montrer ses capacités à Micah, est-ce qu’il en parlerait ? Est-ce qu’il serait capable de garder son secret ? Elle secoue la tête en se traitant d’idiote. On ne va pas retenter l’expérience, tu as perdu ta Maîtrise du Métal parce que tu pensais que tu pouvais Lui faire confiance ! Réfléchis un peu !

Léana retrouve la réalité quand Iris reprend la parole :

— Mon cher, il faut quand même que je me présente ! Quelle impolitesse. Je m’appelle Iris, je suis la grand-mère du gamin insolent qui ne devrait pas tarder à te lâcher, déclare simplement la vieille dame en agitant vaguement la main vers Kaïs. Et la tutrice de cette jolie jeune fille, juste à côté de toi. Vous vous connaissez depuis longtemps ?

Léana regarde Micah incliner poliment la tête puis adresser un sourire gêné à son interlocutrice. Ses doigts s’enfoncent dans le tissu de son jogging, son pied accélère la cadence pendant que sa mâchoire se contracte. C'est comme s’il se rendait compte qu’il n'a rien à faire là, comme s’il prenait conscience d’un poids sur ses épaules ou d’un risque qu’il prendrait.

— Mon prénom est Micah. J’ai eu l’occasion de rencontrer Kaïs …

— ­Il m'a foutu une putain de droite parce qu'il croyait que j'agressais des gars, siffle l’intéressé.

— Oh ! s'exclame Iris, en réprimant un sourire.

— Je vous promets que je me suis déjà excusé plusieurs fois à ce sujet, déclare le brun, en soupirant. Quant à Léana, je ne la connais que de loin, murmure-t-il en levant ses yeux bleus vers la jeune femme.

L'intéressée tend à Iris un autre bandage une fois que la retraitée a donné un dernier coup de désinfectant sur le front du garçon. Sans être un Maître du cercle des Soigneurs, il est évident que Micah est exténué. Des auréoles bleutées courent sous ses yeux, son crane semble sensible à la moindre pression et son ventre grogne discrètement depuis qu’il est arrivé. Seul le stress et l’angoisse lui permettent de rester éveillé. Pourtant, Léana a l’impression qu’Iris voit quelque chose qu’elle-même est incapable de décripter. C’est pourquoi, quand la vieille dame prend la main du jeune homme, son visage se fait soudain très grave :

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’importe quoi, tu es le bienvenu ici, murmure-t-elle d’un air entendu.

Léana regarde Micah hocher la tête, comme s’il la remerciait, mais Iris ne le lâche pas du regard :

— Je suis sérieuse, jeune homme. Ma porte te sera toujours ouverte.

Puis elle reprend, son sourire dissipant la tension dans l’air :

— Ce n’est pas tous les jours que Kaïs arrive à se faire un ami ! s’exclame-t-elle.

— Ce n’est pas mon ami, vieille peau ! crache-t-il, sa main disparaissant immédiatement de la nuque du brun.

— C’est très gentil de votre part Madame, dit Micah, sans se formaliser de la vulgarité du blond. Mais je n’aurais pas dû les laisser m’amener ici, souffle-t-il durement. J’ai fait preuve de faiblesse, je m’en excuse.

Si Kaïs ouvre la bouche pour riposter, un seul regard de sa grand-mère le fait taire. Les lèvres de Léana se serrent alors que le blessé se lève de sa chaise, s’incline poliment et se dirige vers la porte d’entrée.

C’est peut-être sa dernière chance pour lui expliquer qu’elle n’a rien contre lui, que ce n’est pas de sa faute si elle le fuit. Qu’elle est juste incapable d’aligner plus de deux mots en face de lui à cause d’une erreur passée.

Au fond d’elle, Léana sait qu'il y a quelque chose de différent à propos de Micah. Une sorte de bienveillance désintéressée, quelque chose de lumineux, de chaleureux.

Quelque chose qu’il n’y avait pas en Nergal.

Léana réalise qu’elle a suivi Micah jusqu’à la porte d’entrée lorsqu’elle touche sa main tuméfiée. Elle sursaute et s’écarte vivement de lui. Elle lève la tête, prête à faire face à un regard condescendant. Mais ce n’est pas ce qu’elle trouve. Malgré sa fatigue, son regard est aussi doux que celui qu’il pose sur Kaïs. Tu ne m’en veux pas de te fuir. Tu devrais pourtant.

Dans sa tête, quelques phrases se forment. Elles se pressent sur ses lèvres pendant que la jeune femme se noie dans le cobalt de ses yeux. Kaïs lui fait confiance, tu en es aussi capable. Elle serre le poing, la tête baissée. Tu devrais t’excuser. Allez.

— Je…

— Si tu as l’intention de t’excuser, je t’arrête tout de suite, sourit-il, sa main gauche posée sur la poignée de la porte. Tu n’as rien fait de mal. Tu es une personne qui ne fait pas facilement confiance. Tu as tes raisons et aucun devoir de me les expliquer, déclare-t-il gentiment.

J’aimerais te croire, j’aimerais tellement. Elle recule doucement et hoche la tête. Elle sait qu’elle n’a pas l’air convaincu. Pourtant, elle fait de son mieux.

— Mais je peux essayer de te donner une raison de croire que je ne te veux pas de mal.

Une brume glacée se matérialise dans la main droite de l’adolescent. Des éclats de givre illuminent le visage stupéfait de Léana et quelques flocons viennent se poser sur son nez. Pourtant, ce n’est pas la fraicheur du gel sur sa peau qui la surprend. Une petite tête d’un bébé panda de glace vient d’apparaître sur l’avant-bras droit du lycéen. Timide, l’animal lève son museau vers l’inconnue pendant que ses grands yeux bleus l’observent avec curiosité. Il ouvre alors sa minuscule bouche pour bailler de fatigue puis pose sa tête entre ses petites pattes. Il disparaît aussi rapidement qu’il est apparu, enroulé dans une écharpe de neige brillante.

Sous le choc, Léana ne recule pas lorsque Micah se penche vers elle :

— Un mot de toi à quelqu’un d’autre et je disparaitrais de ton esprit, murmure-t-il simplement. Je te fais confiance. Cela ne signifie pas que tu es obligée de me rendre la pareille, souffle-t-il. Garde mon secret autant de temps que tu le souhaiteras.

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