21. Kyanite

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Cette pierre stimule le mental et améliore la communication.

°°°

Léana lâche triomphalement son stylo avant de se laisser glisser sur le sol en soupirant d’aise. Enfin terminés ces foutus exos de maths ! Et voilà qu’elle se met à parler comme Kaïs. Y a vraiment plus rien qui va. La jeune femme se frotte les yeux avant de se tourner vers Micah. L’adolescent ne s’est pas installé aussi confortablement qu’elle, mais sa fatigue est palpable. Il baille tellement fort que des petites larmes coulent au coin de ses yeux bleus.

— Wow, c’était intense comme session, souffle-t-il en grimaçant. Merci d’avoir pris le temps, Kaïs.

La jeune femme lève la tête vers son meilleur ami qui s’est assis sur son lit, les surplombant de sa légère hauteur. Il a l’air aussi éreinté qu’eux. Mais tu cacheras ce fait, comme toutes tes craintes ou tes envies. Les yeux de Léana trouvent ceux de Kaïs et, pendant un instant, elle croit y lire de la tendresse. Puis son regard change, sa férocité habituelle illuminant le pourpre de ses iris.

— Tu veux manger ici, face d’engelure ? La vieille peau fait toujours trop, y aura assez pour toi.

Sans laisser le temps à l’intéressé de répliquer, il saute de son perchoir et pointe un doigt menaçant dans la direction de Léana :

— Toi, tronche à la cannelle, tu restes manger ici. Je vais pas me farcir ce putain de gratin de chou-fleur tout seul.

Sur ces mots - pleins de douceur et de volupté -, il sort de sa chambre. Et mon libre arbitre, on s’en cogne, espèce d’animal ? L’adolescente lâche un soupir amusé pendant qu’elle rassemble les cahiers et stylos qu’elle a semé sur le parquet.

— Il est toujours aussi autoritaire ? demande doucement Micah en mettant de côté les restes de leur goûter.

— C’est sa façon de nous dire qu’il nous aime bien, déclare-t-elle, assez détendue pour se permettre de plaisanter.

Quand le rire flûté du garçon résonne dans la pièce, le visage de Léana se fend d’un sourire sincère. Pendant qu’une chaleur s’installe dans son ventre, elle prend conscience qu’elle se sent à l’aise, même seule avec lui.

Une fois avoir remis un peu d’ordre dans la chambre de Kaïs, Léana s’assoit sur le lit.

Son regard se tourne naturellement vers les affiches de l’Académie. Ses lèvres se serrent. Tu n’es pas seule. Elle inspire un grand coup. Elle peut le faire. Elle baisse les yeux vers Micah qui s’est assis sur la chaise de bureau :

— Désolée, lâche-t-elle brusquement.

L’incompréhension se peint sur le visage du garçon. Mais il ne dit rien. Son sourire gêné et son regard cobalt où brille une lueur d’intérêt encouragent la jeune femme à continuer. Ha, t’es marrante. Qu’est-ce que tu vas lui dire maintenant ? Elle passe une main dans ses cheveux, une légère grimace déformant ses traits.

— Au début… quand on s’est rencontrés… Tu te souviens, je…

Oh Enki. Léana aurait pu se taper la tête contre un mur. Des phrases. Sujet, verbe, complément. Fais des phrases punaise ! Elle se met à gesticuler, gênée. Comme si cela pouvait compenser la perte de son vocabulaire. À l’aide.

— Excuse-moi, je vais essayer d’être un peu plus…intelligible, sourit-elle faiblement.

Elle prend quelques secondes pour elle pendant que Micah penche la tête sur le côté d’un air perdu. Allez. On réessaye.

— Je voulais m’excuser auprès de toi. Par rapport à tous ces moments où je t’ai… évité. Ce n’est pas uniquement à cause de ma timidité mais… parce que je n’arrivais pas à… Quand je te croisais, je voyais… une autre personne. J’ai…

La gorge de Léana s’assèche. Il a pris le risque de te montrer sa Maîtrise, il a eu le courage de faire ce premier pas vers toi. La jeune femme inspire profondément. Elle peut être honnête avec lui. Et s’il se révèle juste être un nouveau Nergal ? Sa mâchoire se tend. Il n’en a pas l’air mais… Elle se racle la gorge avant de baisser la tête vers ses mains. Punaise… Et si je me trompe ? Et si…

La porte s’ouvre, tirant un instant Léana du flot de ses peurs. Elle lève les yeux vers Kaïs qui, comme s’il avait senti l’atmosphère tendue, referme silencieusement le battant avant de se laisser glisser sur le sol. Léana le fixe sans le voir. Ses angoisses l’ont à nouveau submergées.

— Léana ? souffle Micah.

Comme une bouée jetée à la mer, la voix du garçon attire Léana vers la surface. Le voile qui s’était déposé sur son regard se déchire et elle plonge dans l’océan des iris de Micah. Elle étudie ses traits, à la recherche de cette noirceur qu’elle n’avait pas su déceler chez un autre. Je veux te montrer que j’essaye de te faire confiance.

— Je… oui, tout va bien. J’ai juste besoin d’une seconde, rassure-t-elle en riant faiblement.

Elle baisse la tête vers Kaïs. Son regard l’embrase, la revigore et l’enivre d’une énergie qu’elle est incapable de gérer. Elle inspire longuement. J’aimerais avoir ton courage.

Elle ouvre la bouche. Les chaînes qui enserrent ses voies respiratoires se resserrent pendant que le poids opprimant son cœur se fraie un chemin le long de sa trachée. Léana déglutit difficilement. Ses poings se ferment. Je peux le faire. Je veux le faire.

— Il y a un an, j’ai fait confiance à … quelqu’un, commence-t-elle dans un murmure. Un camarade de classe… Un ami. On est … sortis… ensemble.

Une larme tombe sur sa cuisse droite. Léana dessine son contour de ses doigts tremblants avant que la goutte d’eau ne disparaisse dans le tissu de son pantalon. Sa gorge la brûle et elle n’ose pas lever les yeux vers les deux garçons. Pourquoi c’est si dur ? Avoir une audience ne l’aide pas à être à l’aise mais ce n’est pas la tâche la plus complexe.

Le plus difficile, c’est de prononcer les mots qu’elle a enfoui en elle. De mettre du réel dans des souvenirs qu’elle a voulu oublier. Des images passent devant ses yeux. Elles sont rarement douces. Elles sont brutales. Violentes.

Toutes criblent son cœur de flèches empoisonnées. Ce venin qui plonge brutalement dans ses veines, qui s’infiltre dans ses organes et qui condamne son cerveau à un éternel questionnement. Est-ce que c’est de ma faute si je sens que mon corps ne m’appartient plus ? Est-ce que c’est sa faute si je n’ai plus confiance en personne ? Suis-je en train de voir la vérité en face ou suis-je en train de me mentir ?

Elle ne veut pas parler de ce qu’il s’est passé cet après-midi-là. Ce n’est pas le moment, elle ne connaît pas Micah depuis longtemps, elle a peur que Kaïs se sente coupable… Non. Je ne suis pas prête pour ça. Léana passe une main tremblante dans ses cheveux. Je peux leur expliquer. Mes réserves, mes craintes.

Contrairement à Nergal, Micah n’a pas cherché à l’isoler de Kaïs ou à imposer sa présence. Pourtant sa gentillesse ne lui avait jamais été retournée. Tu mérites des excuses. Ou au moins une explication.

Alors qu’elle essaye de formuler ses pensées le plus intelligiblement possible, Léana se fige. Elle ne doit rien à Micah ou à Kaïs. Elle ne leur doit ni excuses, ni discours d’amitié. Ils n’attendent pas ça de toi. Ce n’est pas pour eux qu’elle a besoin d’exprimer ce qui la ronge. C’est pour…

Elle-même.

— J’ai cru que j’étais … amoureuse…de lui. Il ne faisait que de me le répéter alors… Alors… Je l’ai cru, balbutie-t-elle difficilement. Peut-être qu’au fond, je savais qu’il n’était pas une bonne personne. Je me suis laissée entraîner par tous ces compliments qu’il me faisait, toutes ces attentions…

Elle se revoit lui sourire, éclater de rire à ses côtés et rougir bêtement. Nergal avait toujours fait en sorte d’être là pour elle. Que ce soit pour lui tenir la porte ou l’aider à faire ses devoirs, il s’était toujours rendu disponible pour elle. Après tout, il était “son ami”. Comment se douter que tout ceci ne soit qu’une pure comédie ? La poitrine de l’adolescente se contracte douloureusement.

— Puis, au fil des semaines, son comportement a changé. Il est devenu… distant. Jaloux… possessif. Il me demandait de lui envoyer un message toutes les heures quand je n’étais pas avec lui, de lui raconter en détail tout ce que je faisais… J’essayais de le rassurer mais ça ne servait à rien. Il ne m’écoutait pas, susurre-t-elle, les sourcils froncés. Il se plaignait de ne rien savoir de moi. Il disait que si j’avais des secrets, c’était parce que je ne l’aimais pas assez. Et, pour lui prouver le contraire, je lui ai montré une de mes Maîtrises.

Les larmes commencent à couler plus abondamment. Elles tombent sur les mains serrées de la jeune femme puis finissent leur course sur le drap du lit. Léana les essuie du mieux qu’elle le peut tout en serrant les dents pour maîtriser les sanglots qui crient au fond de sa gorge.

— Après… que je lui ai montré, il… il a voulu… me… donner… une preuve. Une preuve de… son amour.

Son bégaiement s’intensifie à mesure que son discours se rapproche de ce qu’elle a vécu dans la chambre juste à côté de celle de Kaïs. Dans sa propre chambre. Je ne peux pas en parler. Les sanglots qu’elle ne peut plus retenir éclatent dans sa bouche. Elle pleure à s’en déchirer les paupières pendant que sa mémoire lui renvoie le souvenir douloureux de cette preuve d’amour.

(Trigger warning : viol)

Elle se revoit acquiescer timidement à la proposition de Nergal. Elle se revoit s’allonger sur le lit dans toute sa nudité sous le regard victorieux de l’adolescent. Et, alors qu’il est sur le point de lui enlever à jamais sa virginité, elle se revoit l’implorer d’arrêter parce qu’elle n’est plus sûre d’elle. Le discours du garçon résonne alors dans ses oreilles : Mais non, tu verras ! Le fun est sur le point de commencer ! Laisse-toi faire. La douleur qu’elle ressent à ce moment-là n’est rien comparée à celle qui la fait se plier en deux sur le bord du lit. Ses sanglots redoublent d’intensité. Ils lacèrent sa gorge, brûlent ses paupières et l’empêchent de respirer. Mais ils n’empêchent pas le film de se dérouler. Léana s’entend prier son petit copain d’arrêter, elle s’entend dire qu’elle a très mal, qu’elle n’en a plus envie. Mais c’est trop tard. Le plaisir de Nergal a atteint son maximum. Il se retire en souriant et dépose un baiser sur les joues mouillées de Léana. Je te faisais confiance.

(Fin TW)

C’est grâce au son de la voix de Micah et de Kaïs que la jeune femme se détache de son passé. Devant leurs regards inquiets, elle secoue la tête et leur répète qu’elle va bien. Je veux aller jusqu’au bout.

— Après que… ça… se soit passé… J’ai commencé à… l’éviter.

Léana hoquette pendant que le visage de Nergal revient la hanter. Elle se souvient de son expression outrée lorsqu’elle lui annonce que c’est fini entre eux. Elle se rappelle sa réponse violente, de ses paroles injurieuses. Elle l’avait observé, figée devant lui, le cœur battant. La culpabilité, la honte et la colère avaient hurlé dans ses veines. Mais elle n’avait rien dit. Même quand il avait commencé à se répandre en excuses, lui demandant, presque larmoyant, de ne pas rompre. Les compliments qu’il lui avait débités avaient enfin sonné faux à son oreille. En fait, ils avaient toujours sonné faux.

Cette mélodie entêtante avait constamment été au centre de leur relation. Nergal tempêtait souvent contre son manque de féminité ou sa gourmandise pour les pâtisseries. Dans ces moments-là, Léana ne le reconnaissait pas. Mais il n’avait qu’à chanter à nouveau cet air qu’elle connaissait si bien pour que ses doutes s’endorment. Manipulée par ce joueur de flûte, elle n’avait pas pu se rendre compte des horreurs que ses notes cachaient.

— J’ai fini par rompre avec lui, expire simplement la jeune femme. Pour se venger, il a parlé de ma Maîtrise… En même temps qu’il a perdu sa mémoire, j’ai perdu ma salamandre de Métal. Il a déménagé peu de temps après. Je ne l’ai plus jamais revu.

Les lèvres serrées, elle se tourne discrètement vers Kaïs qui s’est assis près d’elle, appuyé contre le lit. La lycéenne lève la tête. Micah s’est aussi approché d’elle mais lui laisse plus d’espace que le blond en restant en tailleurs devant elle. Comme si, après tant de larmes, elle avait besoin de s’ancrer à nouveau dans le présent, elle descend du matelas et va s’installer entre les deux adolescents. Elle inspire doucement avant de fixer Micah de ses yeux cendres :

— C’est à cause de cette … histoire… que je n’arrivais pas à communiquer avec toi. Que je te fuyais. J’avais peur de revivre… J’avais peur que tu sois comme lui.

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