42.1. Potentille des sables

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Cette fleur représente le besoin d’estime ou l’amour de la famille.

°°°

— Qu’est-ce que tu branles, face de crêpe ?

— À ton avis ! Je répare tes bêtises, Kaïs.

— Des bêtises ? Des putains d’expériences tu veux dire !

— Nan ! On ne met pas douze œufs dans une pâte à gâteau juste pour voir « ce que ça fait » !

— T’as zéro sens de l’humour, bordel.

— Tu te fiches de moi ? Depuis quand gaspiller c’est rigolo ?

— C’est pas gaspiller ! C’est pour la putain de science ! Es-tu un frein à la science, tronche de tarte ?

Un soupir excédé.

— Décidément la mauvaise foi n’a aucune limite chez les prédateurs stupides…

— Répète pour voir ?

— Lâche cette spatule Kaïs. T’es pas du tout menaçant.

— Tu veux parier ?

— NAN !

Appuyé contre le cadre de la porte de la cuisine, Micah observe le duo se chamailler depuis dix bonnes minutes. Il doit avouer qu’il ne s’en lasse pas. Sur la table gisent un sac de farine éventré, des coquilles d’œufs encore dégoulinantes et de multiples instruments couverts de pâte. Je croyais que c’était un atelier de préparation de gâteaux de Noël, pas un champ de bataille !

— Tu devrais les aider, murmure Iris en se glissant discrètement derrière lui. Butés comme ils sont, ils ne s’en sortiront jamais à deux.

Micah croise le regard pétillant de la vieille dame et acquiesce poliment. Il inspire brièvement avant de faire un pas en avant. S’approcher d’eux le terrifie. Mais à mesure qu’il marche vers l’origine du chaos, une douce chaleur se propage dans sa poitrine.

— Nan mais quand même t’exagères, face de soufflé. Il est beau celui-là !

— Ah bon ? C’est censé être quoi comme forme, au juste ?

— Une lune, putain de merde !

— Hé, t’énerves pas ! C’est pas de ma faute si ça ressemble à rien !

— QUOIIIII ?

Le jeune homme retient sa respiration pour éviter d’exploser de rire. En temps de guerre, mieux vaut ne pas jeter de l’huile sur le feu. Pendant que Léana expose - assez calmement - l’incompétence pâtissière de l’animal blond, Micah hausse un sourcil devant l’évier où des bols et des emporte-pièces nagent tranquillement. Puis, pour empêcher une énième - prévisible - litanie outrancière de Kaïs, le brun se racle la gorge :

— Vous avez besoin d’aide ? demande-t-il d’un ton innocent.

Comme si elle voyait en lui ce héros qu’il n’est absolument pas, Léana ouvre des yeux brillants d’espoir :

— Enki soit loué. Enfin quelqu’un avec la moitié d’un cerveau.

— Continue de m’insulter et j’te spatule la face, tronche de lune.

Pendant que les lèvres de la jeune femme forment un “Sauve-moi”, le regard brûlant de Kaïs se fixe sur Micah :

— Dis-lui que c’est pas si terrible, face de givre.

L’héritier s’approche timidement pour regarder par-dessus l’épaule musclée du blond. Il ne peut pas s’empêcher de grimacer à la vue des multiples tas de pâte grossièrement arrangés. La menace dans les yeux du prédateur lui arrache un sourire gêné. Il se tourne vers Léana, espérant trouver de l’aide mais un agacement profond voile son regard. Hm. Que je choisisse l’un ou l’autre campÇa ne passera pas. Aussi, préfère-t-il changer de sujet :

— Voulez-vous que je fasse un peu de vaisselle ? Histoire que vous ayez les idées claires pour développer votre art !

Sans attendre de leur réponse, Micah remonte ses manches et plonge ses mains dans l’eau sale. Lorsque ses doigts touchent une matière gluante, l’adolescent réprime un sursaut de dégoût. Ce n’est pas le moment de trahir le fait qu’il a très rarement mis les pieds dans une cuisine et encore moins fait la vaisselle. Ce n’est pas cela qui va m’arrêter. Il verse une grande rasade de liquide nettoyant sur les nénuphars de crasse avant de se saisir de l’éponge. Il ne faut pas longtemps pour que les bulles de savon grimpent au-dessus de ses coudes. Fichtre.

— C’est quoi ton plan foireux là, face de givre ? Nous faire bouffer de la mousse ?

— Bien évidemment. Il paraît que c’est très bon pour la santé.

Micah se saisit de l’assiette que Kaïs lui tend sans se formaliser de son air hostile. Il continue sa tâche sous son regard scrutateur. Jusqu’à ce que les feux des projecteurs fassent chauffer ses joues :

— Qu’est-ce qu’il y a, Kaïs ? demande-t-il en soupirant.

— J’essaye de déterminer si le poids de tes conneries ne compresse pas un peu tes neurones là-dedans, rétorque l’intéressé en pointant le crâne du brun.

— C’est sûr qu’avec ta grosse tête, tu as largement la place pour stocker n’importe quoi.

— Espèce de frigidaire déb…

Soudain, une exclamation enragée coupe le prédateur dans son - offensant - début de laïus :

— KAÏS ! Tu vas arrêter d’embêter Micah et te concentrer un peu ! Regarde-moi ce désastre ! s’exaspère Léana en montrant l'œuvre terrifiante reposant sur les plaques de cuisson. Ils n’ont pas du tout l’air appétissant tes gâteaux !

— Raaaaah ! Mais tu cherches la merde, face de tarte ! râle l’animal en se détournant de sa proie.

— Franchement…

— Rajoute un seul putain de mot et j’te jette par la fenêtre.

Micah serre les lèvres pour ne pas exploser de rire. Il lève la tête vers Léana. La jeune femme lui fait un clin d’œil avant d’ouvrir la bouche. Oh non. Lorsque la petite rousse se met à discourir sur les inaptitudes évidentes de Kaïs, le rire du prince emplit la pièce. Bien évidemment, le tour de force de l’enkidienne ne passe pas auprès du blond :

— BORDEL. TU L’AURAS CHERCHÉ.

Après une micro-hésitation, le lycéen attrape l’adolescente par la taille et la balance sur ses épaules comme un vulgaire sac à patate. Léana ne se débat pas, bien trop occupée à ricaner. Le ventre contracté par les spasmes, Micah suit le duo jusqu’à la porte du chalet que Kaïs ouvre brutalement. Ni une, ni deux, le paquetage hilare atterrit dans la neige pendant que le livreur referme le battant d’un coup de pied.

— Tch. Tu t’marres, face d’iceberg ? demande-t-il en lui lançant un regard noir.

— Oh là non, malheureux, s’exclame Micah entre deux éclats de rire. Je n’oserai pas !

Une fois Léana sauvée des griffes du froid, Iris les envoie se doucher. Si porter une tenue appropriée pour ce repas de Noël ne pose pas de problème à Micah, ce n’est - comme par hasard - pas le cas de Kaïs.

— Il faut que tu t’habilles un peu classe enfin ! l’implore la vieille dame en lui tendant la chemise qu’elle a choisie pour lui.

— Plutôt mourir.

Après avoir été envoyé se calmer sur le pas de la porte du chalet avec son caleçon pour seule protection contre le froid, le blond envisage de mettre de côté son jogging et ses pulls trop grands. Le prince grimace devant les cris indignés ainsi que les commentaires grossiers que son camarade déblatère sans peur devant sa grand-mère et le Numéro Neuf. Cependant, passé un deuxième séjour dénudé dans la neige, son ami revient enfin à la raison.

Assis à table, Micah réalise à quel point ce Noël sera différent des précédents. Pendant qu’Hashim explique à un Kaïs râleur combien ses entraînements vont s’intensifier, Léana et Iris rient de bon cœur. La chaleur de leurs interactions réchauffe sa poitrine. Il les observe partager ce moment dans lequel chacun profite de la présence de l’autre. Pas de fausses politesses, pas de reproches. C’est la première fois que ce repas festif éveille en lui d’autres émotions que de la peur ou de la déception. Lui qui a toujours mangé en silence face à son père, il se retrouve parachuté dans une autre réalité où il est possible de tenter une conversation et d’être écouté. Ici, son avis compte.

Lorsque vient le temps des cadeaux, le stress enfle dans les veines de Micah. Léana lui a assuré qu’il n’avait pas à s’occuper de quoi que ce soit. Alors, quand Hashim et Iris lui offrent une chemise en soie bleue, le garçon balbutie des remerciements, le rouge aux joues. N’ayant rien à leur donner en retour, l’héritier se confond en excuses. Excuses balayées d’un geste par les adultes qui le prient de ne pas s’inquiéter.

Pendant que Kaïs bougonne à propos de son cadeau, Micah ne peut s’empêcher de penser à son père. Que le présent soit une boîte de chocolats, un pull ou une tasse, rien n’a jamais satisfait Onibi. La seule chose qui l'obsède, c’est la Maîtrise de Feu de son fils.

Le jeune homme baisse la tête. Au-delà d’un peu de hasard - et parfois d’une fichue génétique - il est dit que les pouvoirs enkidiens naissent de sentiments intenses. Si Léana pense avoir obtenu sa Maîtrise du Feu pour calmer sa peur de l’obscurité, Micah est certain de l’origine de la sienne. Enfant, il a ce besoin intense d’être aimé et remarqué par un père très souvent absent. Être le meilleur élève de sa classe ne suffit pas. Apprendre à jouer du piano, parler parfaitement trois langues étrangères, s’intéresser à la politique de l’Empire ne suffisent pas non plus. Mais un jour, un beau jour, Micah déclenche sa première flamme. C’est à ce moment-là que l’enfer commence.

Le lycéen inspire profondément. Se montrant serviable, il propose à Iris de couper la bûche qu’elle a confectionnée. La glace craque sous son couteau. Un peu comme le corps de Sémélé la première fois qu’Onibi lève la main sur elle. Ce n’est pas de ta faute. Les lèvres du jeune homme se serrent. Si la domestique utilisait sa Maîtrise de la Glace pour le distraire de la douleur de ses brûlures, sa soif de rébellion avait vu en ce pouvoir un contre-pied parfait aux plans de son père. Bien évidemment, lorsqu’il l’avait pressée de lui montrer toute l’étendue de son art, Micah n’avait pas prévu d’en tomber amoureux. Que ce soit dans la fragilité d’un flocon ou dans la force d’un glacier, le garçon y a vu toutes les facettes de sa personnalité. Alors, quand une Maîtrise de Glace fleurit entre ses doigts, il se sent enfin en paix. Avec toute sa grâce et sa gentillesse, Sémélé l’avait guidé, épaulé, encouragé. Jusqu’à ce que Micah fasse l’erreur de se servir de ses nouvelles capacités pour se protéger de la fureur du Numéro Deux. Il n’a pas fallu longtemps à Onibi pour découvrir le lien entre le pouvoir de glace de son fils et celui de la femme de chambre. Si les coups n’avaient pas découragé Sémélé, Micah n’avait rien pu faire lorsqu’elle avait été renvoyée.

— Micah ?

Le jeune homme cligne des yeux. Ses souvenirs s’effacent. Il lève la tête vers l’air inquiet de Léana puis bredouille quelques excuses avant de lui tendre son assiette. Bien évidemment, Kaïs ne peut s’empêcher de l’ouvrir :

— Où est-ce que t’es allé, face de banquise ?

— Oh, je…

La réplique de Micah meurt sur ses lèvres. Aucune malice ne brille dans le regard du blond. Son cœur s’emballe. Il se racle la gorge tout en ignorant le voile de chaleur qui se dépose sur ses joues :

— Ne t’inquiète pas pour moi, lui sourit-il. Tout va bien.

— Laisse-le vivre, mon chéri, déclare Iris après un clin d'œil complice à Micah.

— Tu veux pas te concentrer sur ton dessert au lieu d’embêter les invités ? renchérit le coach en pointant l’assiette du blond. J’attends de voir tes gâteaux d’ailleurs ! Je ne suis pas sûr d’en avoir entendu que du bien.

— Hashiiiiim ! se plaint Léana pendant que le Numéro neuf éclate d’un rire gras.

— T’as un problème avec MES créations, face de clafoutis ? J’suis un artiste, bordel de merde ! Un vrai ! Tu peux pas comprendre !

— Oh la ! soupire la rousse. Tu arrives à marcher avec des chevilles aussi enflées ?

— RÉPÈTE UN PEU, TRONCHE DE MUFFIN !

Micah laisse échapper un rire pendant qu’une tiédeur naît dans sa poitrine. Léana tire la langue à Kaïs, ce qui ne fait qu’ajouter aux fulminations de l’intéressé.

— Un jour mais un jour, bordel de merde, je…

— Tu arriveras à avoir un égo qui ne fait pas le tour de la Terre ?

Alors que la discussion dégénère, l’adolescent comprend qu’il se sent bien. Il est heureux. Pendant un court instant, Micah peut exister sans son titre. Il n’est pas l’héritier d’un Empire, le fils d’un fou ou le réceptacle d’un pouvoir malsain. On ne lui demande pas d’être parfait, de contrôler ses émotions ou de se cacher derrière un masque. Non. Il est juste lui-même. Un lycéen. Un ami de la famille. Rien d’autre.

Pour être honnête, il n’a pas besoin de plus.

Lorsque James vient le chercher le lendemain matin, Micah se glisse dans la voiture, tout sourire. Même si le majordome n’a pas l’habitude de le voir aussi volubile, l’adolescent ne peut pas s’empêcher de lui raconter toutes ses aventures. Il ne voit pas la fierté briller dans le regard de l’adulte, ni le soulagement qui détend ses épaules. Sur son petit nuage, Micah se laisse porter par le vent. L’orage finira par le rattraper. Mais pour l’instant, profitons des éclaircies.

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