Chapitre 1
Ce ne fut pas la première fois que Sa Majesté essuya une tentative d’assassinat. Le royaume d’Ymirgas, aussi appelé royaume de la rose noire, attirait tant pour ses richesses monétaires et agricoles que pour sa position imprenable en cas de siège. Son armée réputée incorruptible avait défait chaque adversaire sans jamais faillir. Une telle position aurait été un atout de taille pour les royaumes avoisinant. Si certains considéraient la proposition d’une union, d’autres ne reculaient pas devant l’espoir que conférait la suppression nette et sans délai du souverain en place.
Celle qu’on appelait « la rose noire » n’était autre que Sa Majesté Khiara de Bénéfiel. Une beauté dont l’attirance n’avait d’égale que son caractère revêche et autoritaire. Ce dernier, en autre, était fortement redouté, tant par ses prétendants que pas ses sujets.
En place sur le trône depuis quatre ans, elle était devenue reine régente lors de sa seizième année, après l’assassinat de son père, Feu le roi Drasyl. L’annonce de sa disparition était à peine faite qu’on complotait déjà pour ravir l’héritage de la jeune femme. Le mariage ou la mort, voilà ce qu’on lui promettait. Si pour l’heure, l’un et l’autre n’étaient qu’échecs, cela ne faisait jamais cesser les tentatives.
À la différence des précédentes, celle-ci ne vint pas d’un inconnu, ce qui enfla davantage la colère de Sa Majesté. En prévision d’un bal, Zorian, le conseiller de la reine et fidèle ami de la famille royale, avait fait mander un célèbre tailleur de la capitale. Celui-là même qui avait confectionné la robe de mariée d’Ophélia de Bénéfiel, la mère de Sa Majesté. Un homme de confiance, avait un jour assuré le roi Drasyl en personne.
L’homme avait été surpris, une paire de ciseau levée derrière le dos de la reine et avait été aussitôt plaqué au sol par l’un des gardes. L’outil avait été projeté à plusieurs mètres dans le feu de l’action. En quelques secondes, le tailleur avait été immobilisé et il suppliait à présent pour qu’on veuille bien le laisser s’expliquer.
Sa Majesté approcha, et d’un geste, ordonna qu’on le remette sur ses pieds. Le regard fixé sur son assaillant, elle attendit qu’il s’explique.
« Allons, devons-nous supplier ? le gronda-t-elle devant son silence en fronçant les sourcils.
- M-Ma famille, vous devez sauver ma famille ! » supplia-t-il en risquant un coup d’œil vers elle, le cœur prêt à sortir de la poitrine.
Il expliqua que des hommes ressemblant à des soldats avaient investi sa demeure et pris en otage sa femme et sa fille afin de l’obliger à mettre fin à la vie de sa souveraine.
Mis au courant de l’affaire, Zorian arriva au milieu du récit. Après les derniers mots du tailleur qui imploraient la reine d’envoyer des secours chez lui, le conseiller souffla quelques mots à l’oreille de celle-ci :
« Monsieur Loyel a toujours été fidèle à votre famille. Laissons-lui le bénéfice du doute avant de décider de son sort. »
D’un signe de tête approbateur, elle se joignit à son avis puis confia à Roch Tellir, le capitaine de la garde royale, la charge d’éclaircir l’affaire. L’homme s’inclina brièvement et quitta la pièce avec deux de ses hommes dans un cliquetis de pièces métalliques qui s’entrechoquaient.
« Quant à vous, quel que soit le dénouement de cette histoire, vous aurez à répondre de vos actes », conclut-elle en faisant signe à ses gardes de l’emmener.
Au retour du capitaine et de sa troupe, le malheureux fut amené sans ménagement à la salle du trône. En voyant auprès d’eux sa femme et sa fille, un éclair de soulagement le traversa. Il eut envie de se jeter sur elles pour les prendre dans ses bras, si heureux de les voir saines et sauves, mais plus que la présence des gardes, ce fut le regard sombre de la reine qui le stoppa.
« Le tailleur a dit vrai, Votre Majesté, ces deux femmes étaient bel et bien retenues contre leur gré. Nous avons hélas été contraints d’occire leurs attaquants : aucun d’eux n’a voulu se rendre, ils étaient prêts à tout pour ne pas être pris vivant.
- Possédaient-ils une armoirie, un blason, un quelconque signe qui nous indiquerait leur provenance ? les interrogea Zorian, une lueur inquiète dans le regard.
- Aucun. Cependant ils portaient tous une armure noire.
- Déplore-t-on des blessés parmi nos hommes ? s’enquit la jeune reine à l’attention du capitaine Tellir qui répondit par la négative. Soyez tous sincèrement remerciés pour votre bravoure. »
L’expression douce de ses yeux bleus adressée à ses soldats devint glaciale et tomba lourdement sur M.Loyel. Khiara avait les traîtres en horreur, davantage encore lorsqu’il s’agissait de personnes proches de sa famille. Son propre père avait été assassiné dans les murs du palais sans qu’on ne retrouve jamais l’auteur de ce crime. Depuis, hormis l’intendante, Mme Crépel, tous les domestiques avaient été remerciés pour leurs années de services, et d’autres avaient pris leurs places. Et leur nombre avait fortement diminué.
« Quel sort réserve-t-on à ceux qui attentent à la vie de leur souverain ? l’interrogea-t-elle sans le quitter du regard.
- La mort, Votre Majesté. »
Son ton grave allait de corps avec son visage décomposé ; la reine n’allait pas simplement lui pardonner. Il n’allait pas reprendre sa vie là où il l’avait laissée. Qu’allaient devenir sa femme et sa fille ? Seraient-elles traitées en parias, elles-aussi ? Ses voisins, ses amis, le royaume tout entier allaient-ils les lapider pour les punir de son acte ? À ces pensées, des larmes se pressèrent sous ses yeux.
« Vous ne pouvez pas faire cela ! » rugit une voix féminine.
Sélène, sa fille qui entrait dans sa vingtième année, se jeta à ses côtés en esquivant un soldat puis le tint fermement dans ses bras.
« Silence, jeune idiote ! réagit Zorian en s’avançant vivement vers elle, prêt à la gifler pour corriger son impertinence. Aussi, lorsque vous vous adressez à Sa Majesté, veuillez l’appeler par son titre. »
Derrière lui, la reine s’était levée de son trône, scrutant la demoiselle avec intérêt. Il était rare que l’on ose la contredire, même Zorian ne s’y risquait qu’avec un discours élaboré et habile. Ses pas résonnèrent dans toute la salle tandis qu’elle s’approcha, faisant battre un peu plus vite le cœur de Sélène. Quand elle fut assez près, ses iris azur s’enfoncèrent dans ceux noisette de la jeune femme. Celle-ci serra plus fort le bras de son père, déstabilisée et apeurée.
« Dis-nous, pourquoi devrions-nous épargner l’homme qui a tenté de nous tuer ? » demanda Khiara sur un ton impérieux.
Sélène déglutit péniblement ; la fougue qui l’avait prise plus tôt l’avait brutalement abandonnée. Habituellement, c’était une jeune femme plutôt timide qui ne se serait jamais permise d’interrompre qui que ce soit. Alors, couper la reine elle-même ? Quelle folie !
Soudain, elle reprit confiance en elle. Il en allait de la vie de son père, après tout ! et d’une voix douce, elle répondit :
« Soyez assurée de la loyauté de mon père, Votre Majesté. Pour vous et pour votre famille. Mais comprenez qu’entre votre vie et les nôtres, son cœur a dû faire un choix. Autrement, jamais il n’aurait tenté de s’en prendre à vous. Il n’a de cesse de vanter vos louanges, et celles de votre père qu’il a bien connu.
- Sa Majesté le roi Drasyl a été assassiné par un habitant de ce palais, lui rappela Zorian en la dévisageant avec mépris.
- Demandez à qui vous voudrez, tous vous diront combien mon père est fidèle à la famille Bénéfiel, et ce, depuis toujours ! J’ai moi-même été élevée avec ces valeurs.
- Manifestement, votre éducation est à refaire, vous ne savez pas même quand tenir votre langue. Votre père, peu importe les circonstances, a tenté de tuer Sa Majesté et celle-ci, dans sa grande bonté, a quand même envoyé ses soldats vous porter secours. Il doit être puni pour son acte, pour sa traîtrise, et son châtiment sera la mort. »
Ignorant le vieux conseiller, Sélène se sépara de son père et vint s’agenouiller devant sa souveraine qui l’observa sans un mot. Ses yeux débordaient de larmes qu’elle tentait maladroitement de retenir.
« Je vous en supplie, vous savez ce que cela fait de perdre son père, ne m’enlevez pas le mien à cause de ces hommes. Il est bon et généreux, et n’a aucune méchanceté ou vilénie en lui.
- Jouer ainsi avec la corde sensible de Sa Majesté, n’avez-vous pas honte ? » s’indigna Zorian.
Il allait ajouter que son comportement était digne d’une petite fille et non d’une femme, mais croisa le regard noir de Khiara et se tut.
« Comprends-tu que ton père doit être puni ? fit la jeune reine. Nous ne pouvons faire comme si rien n’était arrivé, autrement qui craindrait de s’en prendre à nous ? »
Sélène acquiesça d’un signe de tête, le cœur lourd et douloureux.
« Les faits penchent en votre faveur, mais dans le cas où ils seraient trompeurs, nous devons prendre une garantie. C’est pourquoi nous te laissons le choix : soit ton père sera exécuté sur-le-champ, soit tu acceptes de rester ici à travailler pour nous sans jamais le revoir, sans jamais, sous aucun prétexte, quitter le palais. Le travail sera conséquent, mais tu sembles en bonne forme.
- Votre Majesté, puis-je vous parler un instant ? fit le conseiller, aux abois.
- Vous ne cessez de nous dire qu’il faut davantage de domestiques pour entretenir le palais. Madame l’intendante s’en plaint, d’après vos dires. Si nos yeux ne nous trompent guère, elle fera amplement l’affaire.
- Mais, Votre Majesté ! »
Khiara dirigea son regard sur Sélène dans l’attente d’une réponse qu’elle connaissait déjà. La jeune femme était très dévouée à son père qu’elle aimait de tout son cœur. Elle serait prête à n’importe quel sacrifice pour lui éviter la mort, quitte à ne plus jamais le revoir.
« Ne fais pas ça, tu ne peux pas abandonner tout ce que tu aimes pour devenir une simple domestique. Ce n’est pas seulement moi que tu ne verras plus, mais ta mère aussi, et tes amis. Laisse-moi assumer ce que j’ai fait, intervint son père en la saisissant par l’épaule.
- On t’a obligé, papa, tu n’es pas responsable. Tu as toujours fait beaucoup pour moi, aujourd’hui, je veux te rendre la pareille. »
M.Loyel aurait voulu pouvoir raisonner sa fille, mais il la savait déterminée. Malgré tout, il se sentit misérable de la voir se sacrifier ainsi, alors il l’implora de revenir sur sa décision.
« Cela devient lassant, soupira Sa Majesté. Zorian, faites raccompagner monsieur et madame Loyel hors du palais et menez la demoiselle auprès de l’intendante. »
Personne n’osa contester les mots de la reine. Son agacement se lut sur son visage et protester n’aurait qu’attisé sa colère. Elle s’apprêtait à quitter la salle du trône quand elle ajouta :
« Nous faisons preuve de beaucoup de clémence envers vous, veillez à honorer vos engagements, sans quoi nous pourrions revenir sur notre décision. »
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