Chapitre 2.2
Elle apparut telle un mirage dans le désert le plus aride, objet de tous les désirs, et le silence s’imposa de lui-même dans la salle. Zorian s’avança précipitamment vers elle, un sourire si grand sur le visage qu’on ne pouvait plus voire où sa bouche commençait et finissait.
« Très chers invités, Sa Majesté la reine Khiara de Bénéfiel » annonça-t-il avec cérémonie en lui présentant son bras.
Elle y posa délicatement sa main et il la guida à travers la foule restée pantoise devant sa beauté. Sa peau de porcelaine, ses longs cheveux noirs parfaitement coiffés en chignon auquel des perles avaient été ajoutées, jusqu’au maquillage sombre autour de ses yeux, tout envoûtait quiconque la regardait. Hommes et femmes de tout rang étaient subjugués au point d’en avoir oublié jusqu’à leurs existences pendant quelques secondes. Sa robe venait finir de conquérir les derniers recoins de conscience de ses invités, marquant sa taille gracile et son élégance naturelle.
« Elle est sublime ! » lâcha Émilie, bouche bée.
Un avis confirmé par les autres domestiques qui ne virent pas l’intendante croisant les bras et tapant du pied derrière elle.
« Mesdemoiselles ! » grogna celle-ci.
Lesdites demoiselles s’envolèrent brusquement telle une nuée d’oiseau face à un prédateur, gloussant dans les couloirs du palais. Seules Sélène et Annabelle n’avaient pas bougé. Cette dernière tourna les talons sans un mot ; Mme Crépel ne la réprimanderait pas, elle était première femme de chambre, après tout ! Un poste qui la plaçait hiérarchiquement juste en dessous de l’intendante.
« Venez Sélène, s’adoucit la vieille femme en posant une main dans son dos, je sais que c’est tentant, j’ai eu votre âge, mais ce n’est pas votre monde. »
Khiara arriva finalement devant ses prétendants. Au moins, Zorian nous a écoutée lorsque nous lui avons recommandé la simplicité pour ce fichu bal, se réconforta-t-elle comme si briser quelques traditions pouvait effacer ce qu’elle ressentait.
« Ne m’en veuillez pas de vous dire cela, mais je vous en conjure, Votre Majesté, considérez chacun de ses hommes et prenez une décision, lui chuchota-t-il à l’oreille.
- Nous le ferons, soyez en assuré », répondit-elle avec un regard appuyé.
Si elle n’appréciait guère son obstination, elle le savait soucieux de son avenir et de celui d’Ymirgas. Zorian était un homme loyal et ses motivations résultaient de son caractère paternel et protecteur.
Sa Majesté s’installa au centre de la table principale, suivie de près par ses soupirants qui prirent place à ses côtés. Son conseiller s’assit un peu plus loin pour veiller sur elle et les observer : si jamais l’un d’eux se montrait trop inquisiteur, il voulait être prêt à y remédier.
Tout le temps que dura le repas, la discussion tourna autour des nombreux avantages qu’aurait Sa Majesté à épouser celui-ci ou celui-là. Princes et roi tentaient de démontrer qu’ils étaient la meilleure option, quittent à souligner les points négatifs de chacun. Cela ennuyait fort Khiara dont le regard se tourna vers le seul de ses prétendants qui restait silencieux : le fils du duc.
« Cassian Porel, le silence semble être votre allié. N’avez-vous rien à dire de vous ? l’interrogea-t-elle.
- Vous connaissez déjà ma famille, Votre Majesté, et vous me connaissez, dit-il avec un sourire, je n’ai nullement besoin d’argumenter. Je suis certain que vous aurez déjà deviné tout ce que je pourrais vous dire. Aussi veuillez pardonner mon silence s’il vous est désagréable.
- Il ne l’est nullement » lui assura-t-elle avant d’être de nouveau sollicitée.
Le repas fini, on attendit que la reine ouvre le bal.
Le roi Victor prit les devants et l’invita pour sa première danse. Bien qu’elle aurait aimé refuser, elle se devait d’en accorder au moins une à chacun. Ce ne fut toutefois pas aux goûts des autres. Daméric Jakarter fut le premier à protester, voulant lui aussi s’en voir honoré. Cassian Porel suivit : étant le plus jeune, l’honneur devait lui revenir. Et Beau de Lavalière dirigea un sourire charmeur vers Khiara pour lui faire comprendre qu’il tenait autant que les autres à être le premier.
« Craignez-vous de ne plus avoir aucun intérêt aux yeux de Sa Majesté si j’obtiens sa première danse ? fit le prince Daméric en jetant un regard de défi à ses rivaux.
- Si vous aviez un quelconque respect pour vos aînés, vous me laisseriez ouvrir le bal, rétorqua le vieux roi Victor.
- Je m’inquiète, à dire vrai ! Le pouvez-vous encore sans vous blesser ? De plus, je crains que Sa Majesté ne s’ennuie avec vous, répondit le prince en lui adressant un sourire provocateur.
- J’en ai maté des plus coriaces que vous, mon garçon, grogna-t-il en le dévisageant comme s’il n’était qu’un vulgaire insecte.
- Laissons-les se battre et allons danser, Votre Majesté, fit aussi discrètement qu’il le put, Beau de Lavalière.
- Pourquoi vous en premier ? l’interrogea Cassian en fronçant les sourcils.
- Oui, pourquoi vous ? » répétèrent en chœur le roi Victor et le prince Daméric.
Ils se jaugèrent tous du regard, comme des lions après la même gazelle. L’esprit de cette dernière avait fui loin de son corps, s’accrochant à l’espoir que tout ceci n’était qu’un cauchemar et qu’elle allait se réveiller d’une seconde à l’autre.
« Vous faites perdre son temps à une demoiselle, et je me contente de la sauver de l’embarras dans lequel vous la placez.
- Vous l’y placez également ! riposta Daméric. Cessez donc de prétendre être le meilleur d’entre nous.
- Je ne prétends rien.
- Si, vous le prétendez ! » s’immisça le fils du duc.
Constatant qu’ils étaient tous prêts à se sauter à la gorge, la reine décida de mettre fin à leur querelle futile :
« Votre Majesté, Vos Altesses, Messire, nous accorderons une danse à chacun d’entre vous. Et nous commencerons avec vous, Majesté. »
Le vieux roi jeta un regard vainqueur à ses jeunes rivaux puis donna le bras à Khiara qui le suivit au centre d’une assemblée impatiente de débuter le bal.
La main sur sa taille fine, l’autre dans celle de la demoiselle, le roi Victor guida une valse lente complètement en désaccord avec la musique. Il profita de cette proximité pour parler davantage de lui. Soudain il se rapprocha et chuchota :
« Vous êtes une jeune femme vraiment magnifique, Votre Majesté. J’imagine que vos enfants le seront également, et n’ayez crainte, je suis encore très vigoureux. »
Khiara dut se mordre la langue pour ne pas rire et vexer le roi. Elle trouva risible qu’il lui révèle ce détail intime alors même qu’ils se rencontraient pour la première fois, comme s’il craignait que cela ne joue contre lui.
« Eh bien, nous tiendrons compte de cela. »
Son air sérieux rassura le vieux souverain. Il sourit et quelques instants après, dut laisser sa place à un autre, le prince Daméric, qui ne manqua pas lui aussi de glisser quelques mots et promesses privés à l’attention de la reine. Une lueur malsaine dans son regard fit comprendre à Sa Majesté que le jeune homme était tombé sous son charme. Sans doute un peu trop. Sûr de lui, il lui susurra quelques mots doux à l’oreille, espérant qu’elle se montrerait réceptive à ses mièvreries. Par chance, la musique stoppa à ce moment-là : il était temps de changer de cavalier.
Beau de Lavalière se tenait déjà prêt, son bras attendait docilement la main de la jeune femme tandis qu’il lui souriait à pleines dents. Khiara fut soulagée de pouvoir enfin quitter le prince Daméric qui s’autorisa pourtant à lui demander une autre danse.
« Dans un souci d’équité, nous comptons vous donner à tous le même temps, ainsi aucun ne possédera un avantage que les autres n’auront pas. »
Sa réponse parut lui déplaire, aussi se contenta-t-il d’incliner respectueusement la tête avant de s’éloigner, le visage tendu.
« Bien, soupira Khiara avant de prendre une profonde inspiration, nous sommes à vous, Beau de Lavalière. »
Le prince sourit de nouveau et entama de guider la danse. Il semblait plus nerveux que les autres. Ses yeux avaient du mal à rester dans ceux de sa partenaire.
« Veuillez pardonner ma maladresse, Majesté, dit-il sur le ton de la confidence.
- Ne craignez rien, nous sommes tout aussi nerveuse que vous, mentit-elle en constatant son trouble.
- À dire vrai, j’aimerais vous entretenir d’un sujet. J’aurais aimé le faire dans un cadre plus intime… »
Khiara sentit son corps se raidir, priant qu’il ne s’élance pas lui aussi dans une envolée lyrique.
« Voyez-vous Majesté… Je… Je ne suis pas le moins du monde attiré par vous. »
Devant son air interloqué, il se mit à rougir et s’excusa :
« Ce n’est pas contre vous, vous êtes magnifique, et peu de femmes possèdent la même grâce et la même vivacité d’esprit que vous. Je vous assure que là n’est pas le problème.
- Poursuivez », l’encouragea-t-elle d’une voix rassurante en accompagnant ses mots d’un sourire bienveillant.
Le pauvre bougre ne se doutait pas une seconde du soulagement qu’il lui procurait avec cette révélation.
« Mon attirance… se situe plutôt vers le genre… masculin, chuchota-t-il de peur qu’on ne l’entende. Mon père et ma mère souhaitent évidemment que je puisse tirer avantage de mon mariage, mais puisse que nous sommes dans les confidences, mon cœur est déjà pris. J’espère que vous comprenez, je vous demande de ne pas me choisir. »
Le regard suppliant, Beau craignit un esclandre et perdit le rythme de la musique. Khiara se stoppa aussitôt, et le cœur gonflé d’une chaleur nouvelle, répondit :
« Altesse, rien ne nous ferait davantage plaisir que de ne pas vous choisir, lui révéla-t-elle. Promettez-nous cependant de vous marier avec l’élu de votre cœur rapidement. Ne laissez personne décider de votre avenir.
- Je vous le promets, Majesté. Croyez-moi, j’ai retenu la leçon. Puis-je espérer vous avoir comme invitée ?
- Bien entendu, nous en serions ravie. »
Beau sourit de plus belle. Finalement, la fameuse rose noire n’était pas comme on la lui avait décrite. Elle avait un cœur et il s’empresserait de partager la nouvelle avec son amant.
Soulagé, il ne chercha pas à prolonger la danse. Il préféra lui faire part de sa tristesse quant à sa situation et lui assura son soutien. Une attention que Khiara savait vaine mais qu’elle accueillit avec plaisir. Il était rare qu’on remette en cause les lois – les choix des hommes – mais si l’un d’entre eux pouvait se rendre compte qu’une femme était aussi capable de diriger un royaume, tout n’était peut-être pas perdu.
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