ÔM

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Nord est de l’Inde, province du Rajhastan sous domination de Yang Lee, 2ème membre le plus influent du conseil de Gamma après Vox.

Dans l’obscurité, en procession silencieuse, hommes et femmes, en kurta[1], saris ou ghagras[2] sombres se dirigent lentement vers le temple de Jambojhi. Son imposante silhouette qui se laisse deviner dans cette nuit sombre se dresse au cœur du désert. Chacun sait le chemin. Des quatre coins ils convergent vers le lieu des prières. C’est Amavasya Shanti[3], le rite de la nouvelle lune.

Govind marche aussi dans le pas de ses ancêtres, fidèles depuis tant d’années à Guru Jambheshwar, né sur ces mêmes terres arides, père des Bishnoïs[4] et simple berger comme lui. Govind s’applique encore aujourd’hui à vivre avec ses proches les vingt-neuf préceptes du fondateur et ce soir comme à chaque nouveau cycle, ils vont ensemble prier pour imiter cet astre, compagne de leur nuit, qui s’échappe un instant pour se recueillir et se renouveler. Se rappeler que l’on s’inscrit dans renouvellement perpétuel et que l’on fait corps avec le vivant tout entier. Se purifier en vibrant aux sons du mantra sacré et s’enraciner au tréfond de ses entrailles. Espérer l’illumination des cœurs purs à la lueur du feu se consumant au centre du temple.

Ils entrent dans l’édifice faiblement éclairé de la seule flamme sacrée. Dans un murmure, un souffle ténu, monocorde et grave s’élève le Ôm invitatoire. Ce sont la naissance, la vie et la dissolution en un seul son, le sacré émanant des poitrines et des gorges de tout un village uni dans l’instant de l’introspection. Cet Ôm profond, ce sont à la fois les vents sur les dunes et le bruissement des feuilles du khejri[5] qui appellent à la méditation. Imperceptiblement, la vibration évolue, du Ôm sacré, on passe à présent au shunya geet[6], le chant du vide, celui qui évoque l’absolu néant originel. Un prêtre s’avance alors et de la pointe d’un bâton dessine sur le sable du désert un mandala qu’il agrémente de grains colorés. De l’infertilité et de l’aridité surgissent dans ce cercle de vie, la terre, l’air, le feu et l’eau. Sans interrompre la vibration incantatoire, l’un après l’autre, les villageois soufflent une poignée de sable pour la déposer sur le dessin. C’est tout une vie qu’ils déposent ainsi pour la reconnecter à l’essentiel. L’air chaud du désert qui attise la soif que l’eau peut épancher. Le feu qui réchauffe le froid des nuits sombres. La terre fertile qui donne vie et qui nourrit les hommes, le Khejri et la Chinkara . Tout ceci est célébré dans ces gestes et dans ce chant. Puis tout en se levant, le prêtre invite au silence. D’une voix lente et calme, il proclame alors des versets de guru Jambheshwar :

"Les arbres sont nos frères, les animaux nos compagnons. Le souffle de la terre est le souffle de l'homme. En bénissant la nature, c'est soi-même que l'on bénit."

"La terre appartient à tous, pas à l'homme seul. Chaque créature a droit à l'ombre de l'arbre et à l'eau du puits."

"Protège les racines, et les branches te donneront des fruits. Aime la nature, et elle te nourrira."

Trois simples mantras qui résonnent dans le cœur de l’assemblée invitée à les méditer dans un long silence de douze minutes. Le prêtre dépose enfin au centre du mandala une lampe où se consume le Ghee. Govind à la suite de sa sœur Sarita vient passer sa main au-dessus de la flamme, signe de purification de son souffle de vie. Puis unissant sa voix à celle de ses frères, il entonne un dernier chant, l’appel de la lumière qui bientôt reviendra.

En sortant du temple, Govind repère un groupe qui silencieusement regarde vers l’est. En les imitant, il découvre comme dans un rêve, dans la nuit aux milliards d’étoiles, dansant au raz du désert des voluptes vertes, évanescences irréelles, plongeant les hommes du Thar dans une contemplation nouvelle.

Govind ne peut détacher son regard de ce spectacle. Enveloppant les Aravalli[7] d’une robe somptueuse, telles des fumerolles colorées, les aurores réinventent le décor millénaire. Il connaît le phénomène pour en avoir entendu parler lors d’un voyage en terre stérile. Terres stériles… C’est ainsi que son peuple nomme ces lointaines contrées où l’homme au mépris de ce qui vit s’est arrogé le droit de posséder sans limite les espaces et la nature. Il a tué, brisé, asséché puis bétonné pour élever au-dessus des cimes des arbres, à toucher les astres, des habitations où s’entassent des milliers d’hommes et femmes nus qui ne parlent pas, qui ne travaillent pas, mangent vaches et cochons, copulent sans désir et se traînent plus qu’ils ne se déplacent.

Il sent une main presser doucement la sienne.

–Qu’est cela Govind ? Sarita levait vers son frère des yeux aussi craintifs qu’émerveillés

–Une aurore boréale. C’est totalement improbable que nous puissions en observer ici mais lorsque je suis allé en terre stérile, j’ai rencontré des amis qui m’ont parlé de ce phénomène. Ils m’ont montré des images où l’on voit la même chose qu’ici.

En entendant Govind ainsi parler, les villageois se sont regroupés autour de lui.

–Et qu’ont-ils dit pour expliquer ces lumières ? lui demanda le prêtre au nom de tous les autres.

–C’est le soleil qui est à l’origine de tout cela. En principe les aurores sont visibles dans les régions polaires. C’est pour ça que nous ne les connaissons pas chez nous. On peut imaginer qu’aujourd’hui quelque chose de plus intense se passe sur notre étoile.

–Ou alors, ces hommes qui n’en sont plus et dont tu nous as parlé auraient-ils suffisamment altéré les cycles et les saisons, bafoué le sacré de toute vie, renié leur propre condition au point de provoquer la colère des âmes de la terre, de l’air, du feu et de l’eau ? gronde entre ses dents le prêtre. Puis s’adressant à la foule qui s’amoncelait tout autour de lui, empreint d’une soudaine solennité, ce dernier poursuit en une prophétie

–Je vous le dis, tels nos martyrs qui périrent en défendant nos arbres, le peuple Bishnoï devra à nouveau se dresser à la face des impies qui considèrent être maîtres des univers. Govind que voilà, nous a rapporté ce que sont devenus les hommes des terres stériles. Nous-mêmes avons vus à quelques heures de marche comment le règne de Yang Lee asservit ceux que nous considérions comme frères. Ils se sont crus forts en se faisant servir par des robots mais aujourd’hui aucun d’entre eux n’est en mesure de penser et s’exprimer. L’affranchissement total de la Loi les a déshumanisé.

Un murmure s’élève dans le désert. Une juste colère prend sa source dans ces vapeurs vertes qui dansent inlassablement dans le noir de la nuit. Les Bishnoïs ont peur. Reculés dans leurs villages, ils ont fui depuis plusieurs années ce monde qu’ils ne comprennent plus. Repliés sur leurs croyances ancestrales, ils continuent à vénérer la vie sous toutes ses formes. C’est elle qui donne sens à leur propre existence. Tu n’es ni plus ni moins que tout autre et ta subsistance prend sa source dans celle de l’autre.

[1] tuniques

[2] robe

[3] Rite de la Nouvelle Lune ( Amavasya Shanti ) : Célébration du renouveau, de la pureté et de la paix intérieure. La nuit noire rappelle que de l'obscurité peut renaître la lumière.

[4] Les Bishnoïs forment une communauté religieuse fondée au XVe siècle au Rajasthan, en Inde, par le gourou Jambheshwar (ou Jambhoji). Leur nom provient du chiffre bish (20) et noi (9), représentant les 29 principes qu'ils suivent rigoureusement. Ces règles couvrent des aspects spirituels, sociaux et environnementaux.

[5] Prosopis cineraria : Connu localement sous le nom de Khejri , cet arbre est vénéré par les Bishnoïs pour son importance écologique et culturelle.

[6] Le Shunya Geet (ou "chant du vide") est un concept issu de la tradition spirituelle indienne, notamment du mouvement Nath et des enseignements de certains saints poètes comme Kabir. Il exprime l'idée du shunya (le vide ou néant absolu) comme une réalité transcendantale, un état de pure conscience au-delà du monde matériel.

[7] Chaîne de montagnes basses à l’est du désert de Thar


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