Ma plus grande peur

8 minutes de lecture

Gérald marchait d'un pas incertain sur une longue route. il faisait totalement noir, mais il savait, pour une raison totalement inconnue, qu'il marchait bien sur une route. Il sentait pourtant le bitume régulier sous ses pas, mais il n'avait pas même fait le lien entre sa certitude et cette perception.

Que faisait-il ici ? Gérald n'avait pas le moindre souvenir de pourquoi il était là, en pleine nuit, seul sur cette sombre route. Et comment était-il parvenu jusqu'ici ? Mystère.

T'as été créé uniquement pour cette scène Gérald. C'est pas la peine de paniquer. T'avais pas de vie y'a encore une heure, et c'est grâce à moi que tu peux avoir une conscience. Donc tu pourrais au moins dire merci.

« Il y a quelqu'un ? » implora Gérald qui crut entendre quelque chose.

Non, personne.

Gérald n'était décidément pas rassuré. Alors qu'il commençait tout juste à s'habituer à la noirceur des lieux, des lumières disparates s'allumèrent soudainement de part et d'autre de la route, offrant des lueurs vives et blanchâtres qui laissaient apparaître un paysage complètement désolé. La route se poursuivait à l'infini, et l'horizon était plat et morne de toutes parts. Pas un arbre, pas une maison, pas un buisson ne troublait cette déséspérante plaine géante qui s'étendait devant les yeux terrorisés de Gérard. Le sol lui-même était aride et sec, ce qui renforçait l'impression de désolation universelle des lieux.

Mais ce n'était pas pour cela que Gérald tremblait de tous ses membres. Il venait de réaliser d'où venaient toutes ces lumières artificielles et régulièrement disposées de part et d'autres de la route.

Désolé Gérald. Je sais que t'as la trouille, mais t'as pas vraiment voix au chapitre ici. Enfin si, mais que quand je le permets. Et t'as toujours pas dit merci.

Le teint livide, Gérald fixa les sept lampadaires dressés alternativement d'un côté puis de l'autre de la route, aucun ne faisant directement face à un autre. Le plus proche, situé à une vingtaine de mètres, grésilla avant d'offrir à nouveau la même lueur immobile sur le bitume gris. Quand le cinquième lampadaire imita le premier après une petite minute, Gérald étouffa un cri de fillette et fit une grimace pathétique que personne ne pouvait heureusement distinguer (d'autant qu'il était tout seul).

Et nous y voilà. Un héros qui affronte sa peur la plus profonde, la plus secrète et la plus impressionnante. Je suis fatigué, alors si on pouvait plier ça rapidement.

Gérald crut à nouveau entendre un chuchotement, mais il savait cette fois-ci que ce n'était que le fruit de son imagination, sans doute dû à la peur. Toujours est-il qu'il devait avancer, il ne pouvait pas rester ici indéfiniment. Il allait devoir se confronter à ses peurs.

Oui ! Voilà ! Allez Gérald. Fais-le ! Après tout, ça reste des lampadaires complètement innoffensifs.

Gérald avança, lentement, mais sans faire demi-tour malgré l'appréhension terrible qui lui tenaillait le ventre. Il ne cessait de se répéter en boucle qu'un lampadaire, ce n'était vraiment pas dangereux, qu'il n'avait aucune raison de paniquer et que tout serait bientôt terminé.

Exactement.

Petit à petit, Gérald se rapprochait des lampadaires. Il se demandait tout de même pour quelle obscure raison il avait été amené à craindre quelque chose d'aussi banal que des lampadaires. Il ne pouvait pas détacher son esprit de cette réflexion. Et si, et s'il y avait une raison qui expliquait cette peur viscérale qui n'avait somme toute aucun sens ?

Enfin arrête de te prendre la tête Gérald. Je te rappelle que t'es là pour une chose, d'accord ? Sitôt faite, tu disparais dans les méandres des esprits des gens aussi sec. Continue d'avancer, c'est ton seul boulot.

Tout en avançant au même rythme timide et hésitant, Gérald fit tourner ses méninges et force lui fut de constater que les bêtes lampadaires n'étaient objectivement pas du tout effrayants. Mais il faisait sombre, et il n'était à l'évidence pas à l'aise en ces lieux inquiétants. Peut-être que... S'il pouvait mieux les voir, il verrait probablement quelque chose de plus terrifiant que cette banale apparence...

Gérald, arrête de... Mais... Non ! Stop stop stop ! Gérald je te préviens ne f...

Soudain, un lampadaire s'éteignit sans prévenir. Gérald eut un frisson d'épouvante quand il réalisa à la lumière de ses semblables qu'il avait disparu. Non, pas disparu...

Mais qu'est-ce qui te prend, abruti ? tout se passait si bien ! Attends mais qu'est-ce que je fais, faut pas que je crie ça va juste faire empirer les choses. Ecoute moi Gérald ! Calme-toi ! C'était rien !

Gérald paniqua et chercha où le lampadaire s'était mû. Car il en était certain, ce lampadaire avait réussi à se déplacer. Scrutant compulsivement toutes les directions possibles, il ne se rendit pas immédiatement compte qu'un second lampadaire se mouvait lentement le long de la route goudronnée. Il ne s'aperçut pas non plus qu'un troisième la traversait, mais lorsqu'un quatrième s'éteignit et se ralluma, le coeur de Gérald ne put que rater un battement après que son propriétaire eût constaté toute l'horreur de cette nouvelle mobilité cauchemardesque.

Gérald, tu n'avais qu'une seule chose à faire, traverser la route. Une seule chose ! Et maintenant, grâce à ton imagination débordante, on se retrouve avec des lampadaires ambulants. Manquerait plus que... oh saleté, non, non ! Oublie ! Laisse tomber, c'est déjà bien assez, Gérald, ne...

Gérald était en pleine crise de tremblements incontrôlés quand il entendit un petit rire bestial à une dizaine de mètres derrière lui. C'était presque un chuintement, mais il devenait plus fort à chaque instant et gagnait du terrain à n'en pas douter, bien que cette progression fût plus lente que ses brefs éclats de rire ne le suggérassent. C'est probablement ce qui sauva Gérald car celui-ci était trop focalisé sur les monstruosités qui répondaient à présent aux ricanements surréalistes de leur compagnon.

Sauver Gérald ? De quoi sauver Gérald ? C'est des lampadaires punaise ! Comment voulez-vous qu... Ah. Eh mince.

Dévoilant une rangée de dents aiguisées, un lampadaire particulièrement grésillant sautilla tel un prédateur reptilien en direction du malheureux, très malheureux Gérald. Tombant à genoux devant la terrible meute de lampadaires, l'homme se prit la tête entre les mains et gémit tant la situation lui semblait désespérée.

Pourquoi ? J'avais pris des trucs totalement sans défense et ordinaires ! Comment ça a pu foirer comme ça ? C'est pas possible d'être aussi malchanceux ! Merci pour rien Gérald.

Dans un cri strident, trois lampadaires se ruèrent sur Gérald et commencèrent bien vite à se repaître de sa chair. L'infortuné personnage vit ainsi son existence prendre fin dans le plus abominable des repas, les prédateurs métalliques saisissant des morceaux de viande à l'aide de leurs petits bras trapus pour les engloutir goulûment. Après de brefs hurlements, Gérald se tut à jamais.

Pffffff. C'était pas un génie lui. Et comment je fais maintenant pour tout recommencer ? C'est abusé, surtout que...

« Mais combien de temps cela va-t-il va durer ? fit une voix grave et amusée sortant de nulle part. Tu es vraiment lamentable. Merci pour le repas, tant que j'y suis. Bouffer est quelque chose que mes amis n'avaient jamais expérimenté avant, et ça leur plaît. »

A l'exception des mastications des six lampadaires rassemblées et accroupis autour de la carcasse encore chaude de Gérald, seul le silence répondit à la réplique du septième et dernier lampadaire qui approchait avec assurance vers ses congénères. Tout était désormais calme et presque paisible, après la scène déchirante qui venait tout juste de se produire.

« Arrête de te cacher derrière le narrateur, veux-tu ? C'est à toi que je souhaite parler. »

Absolument rien ni personne ne réagit à cette nouvelle prise de parole du luminaire, ce qui n'était somme toute pas si surprenant car il n'y avait personne pour engager la conversation avec lui

« J'attends, » grinça le lampadaire.

Ouais, bon ! Ça va, ça va ! Qu'est-ce que tu veux ?

« Simplement te dire tes quatre vérités. Après tout, je suis là pour ça, n'est-ce pas ? Même si je te dois mon existence mes jambes, mes... dents, et, euh, mes bras... Mais ça craint en fait, comment as-tu pu faire ça ? Même moi je trouve ça immonde. »

Mais qu'est-ce que... Je rêve ou un lampadaire cherche à me faire la morale ?

« Oh, ne fais pas le surpris, voyons. Tu es l'auteur, après tout. »

Non mais tu te prends pour qui ? Stupide lampadaire ! C'est toi qui as tout fait rater !

« Tu crois ça ? répartit le luminaire sans le moindre rictus de suffisance vu qu'il n'avait qu'une bouche pleine de dents digne du plus grand des films d'horreur. Regarde ce que tu as fait ! C'est toi le responsable, ici ! Et Gérald ! Tu n'as pas honte de l'avoir envoyé au casse-pipe pour une stupide histoire de défi ? »

Je m'en fous de Gérald ! C'était un pauvre type juste créé pour l'occasion ! Tu peux pas comprendre, t'es un lampadaire. Et c'est lui qui a tout fichu par terre en s'imaginant les pires choses envisageables !

« Ah, rejeter la faute sur les personnages. Bien sûr. Toi qui te vantes de les créer et de les modeler avec un orgueil démesuré ! Mais à part créer des monstres, de quoi es-tu capable au juste ? Regarde donc à quoi je ressemble, idiot ! Un lampadaire qui se déplace, qui chasse et qui dévore les gens comme un raptor ! Mais comment tu l'expliques ? Tu nous ponds des comportements et des morphologies absurdes et tu laisses le lecteur se débrouiller avec ça ? »

Tais-toi !

« Et je croyais que tu voulais écrire une histoire drôle ! Ah c'est sûr qu'un massacre de nuit c'est amusant ! Si ça se trouve tes lecteurs sont traumatisés. Et la fin ? Tu y as pensé ? Parce que je vois mal comment tu espères t'en tirer en arrêtant ton récit sur cette scène comme qui dirait pas hyper joviale. »

Je... J'y réfléchis, okay ? Laisse moi tranquille ! Toi aussi, t'es qu'un personnage. Je peux faire ce que je veux de toi !

« Je n'en doute pas, prononça lentement le lampadaire sans jeter le moindre regard acéré à qui que ce soit, faute d'yeux d'une part et d'individu à regarder d'autre part. Mais nous savons que tu as orchestré tout ça. Je suis ta plus grande peur, très cher. J'incarne... cette histoire. Et voilà quelle est ta plus grande peur, petit humain. Ton histoire est mauvaise parce que tu es un mauv... »

Je me réveille en sursaut dans mon lit, les yeux écarquillés autant que faire se peut. Il fait complètement noir, je ne distingue que l'obscurité malgré mon attention silencieuse. Au bout d'une ou deux minutes qui paraissent s'étirer presque à l'infini, je prends pleinement conscience qu'il s'agissait bel et bien d'un cauchemar. Je me sens gêné en m'en rappelant les détails et tout particulièrement la fin. Enfin, après tout, ça peut arriver à tout le monde, de temps en temps... Mais je suis trop fatigué pour commencer à m'en inquiéter. Le noir et le silence m'appellent à terminer ma nuit, et je ne vais pas me faire prier. Etant sur mon séant depuis mon réveil, je m'apprête à me recoucher quand tout à coup, un petit flash se reflète sur la vitre de ma fenêtre et me fait retenir un cri pathétique qui évolue finalement en un couinement avant de se terminer par une respiration bruyante et même pas digne d'une souris faisant une crise cardiaque. La lumière que j'ai entraperçue revient cette fois pour de bon, et je passe plusieurs secondes à craindre le pire avant de réaliser que tout va bien.

Ah super, j'ai peur des lampadaires maintenant.

Annotations

Vous aimez lire Fabenstein ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0