Tombé du nid

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Ce texte a été réalisé dans le cadre du 9eme challenge des CANTEURS : "Souvenirs d'antan". Il a été partagé sur le serveur Discord dans une version tronquée (dans la limite de signes admises par l'exercice). Vous trouverez ici la version intégrale du texte, qui fait environ le double.

TOMBÉ DU NID

— Max, merde ! Éteins cette clope, ça ne se fait pas !

Maxine écrasa son joint contre la pierre tombale, sous les mirettes-mitraillettes de sa mère. Elle l’avait bien cherché : fallait pas la forcer à venir vider cette vieille baraque dans le trou du cul de la Creuse ! Une chance que sa daronne ait passé les années yéyés dans un pensionnat de bonnes sœurs et ne connaisse que dalle à l’odeur du shit. Elle s’offusquait depuis dix minutes que ça schlingue le barbeuc jusque dans le cimetière.

— Où est-ce que t’as vu ça ? Fumer sur la tombe de ton grand-père !

— Oh, c’est bon… ça va pas lui filer un deuxième cancer.

Frappe oblique dans la nuque. Depuis qu’elle s’était inscrite à l’aïkido, sa mère se prenait pour Bruce Lee. Maxine courba l’échine en grognant, mais sans protester. Elle l’avait un peu mérité.

Après une pause pipi dans les fourrés, elles reprirent la route et leur playlist des années 80 où elles l’avaient laissée. Pour Maxine, cette sélection musicale était à l’image de leur vie de famille : un consensus.

Sa mère s’obstinait à l’appeler Max ? Le -ine, ça lui tordait la langue ? OK. Elle l’obligeait à traverser la moitié du pays en pleine canicule parce que cet enfoiré d’Aurélien n’avait pas d’autre week-end pour leur filer un coup de main ? Très bien. Et, comme si ça ne suffisait pas, elle se payait aussi le luxe d’imposer un détour de trente minutes pour aller poser sur la tombe de papylou un bouquet de supermarché qui ne passerait pas la journée ? Parfait !

Encore une connerie dans ce genre-là et Maxine risquait de l’étriper. C’était sûr, ce week-end en famille allait finir en fait divers et aucun de ses voisins ne serait là pour s’étonner qu’une jeune fille si gentille, si serviable, ait transformé sa génitrice en trench-coat clouté ! À force de les entendre se gueuler dessus du matin au soir, le quartier devait parier sur qui de la mère ou de la fille buterait l’autre la première. Enfin, quand on ne leur envoyait pas direct les keufs pour réclamer le silence.

Aurélien les attendait, planté comme un glandu devant le portail du domaine. Y avait bien que lui pour suer en polo par quarante degrés ! Pour de vrai, Maxine regrettait sec que son seul cousin soit aussi nul à chier. Aurélien, c’était pas juste un droitard transphobe et tout-ce-qui-sort-des-cases-phobe. Non, même quand ils étaient mômes et qu’elle se travestissait encore en bon p’tit mec pour faire plaisir, il pouvait pas s’empêcher de se croire au-dessus d’elle.

C'était de la faute d'Aurélien si elle n'avait pas eu de grand-père ; si le truc le plus intime qu'elle avait partagé avec papylou, c'était un mégot sur sa tombe. Y avait de quoi l’avoir mauvaise.

Il fallut vite s'installer et se mettre aux fourneaux. La nuit allait tomber et il y avait intérêt à se coucher tôt : demain, il y aurait du pain sur la planche.

Deux mois que papylou était parti et rien dans sa vieille masure n'avait bougé. Pendant que sa mère retrouvait sa chambre d'ado et ses posters de Sardou, Maxine grimpait à l'étage du lit superposé de la chambre des enfants, là où Aurélien et elle créchaient plus jeunes.

— Eh, Max, je peux dormir là ?

— Alors, déjà, je t'appelle pas Aurél, donc tu m'appelles Maxine. Et puis pourquoi tu dors pas dans la piaule de ton père ? Ou bien celle du vieux ? T'étais son chouchou, non ?

— Le volet de mon père ne ferme plus. Et la chambre de papy, elle… sent mauvais.

Sûr, ici, c'était pas la minuscule lucarne qui risquait de laisser filtrer la lumière, ni rentrer le moindre courant d'air. Déjà qu'elle crevait de chaud, Maxine n'avait aucune envie de dormir avec les odeurs de pets de son cousin. Mais bon, elle avait quelque chose à lui demander.

— T'as toujours les appeaux ?

— Les appeaux ?

— Tu sais, ceux que papylou t'avait filés ? Me dis pas que tu les as bazardés ! Si c'est le cas, j'te tabasse.

— Non, non, ils sont… juste rangés.

Pas croyable ! Aurélien était encore plus coincé du cul que dans ses souvenirs. Au moins, aucun petit gaz ne fuita pendant la nuit. Au matin, Maxine fut réveillée par le chant des oiseaux.

Elle descendit l'échelle comme au bon vieux temps, sans réveiller le cousin qui ronflait encore dans une de ses positions chelous.

Sa mère non plus n'était pas levée. Maxine sortit dans le jardin en short de nuit, s'alluma un bedo en traversant la cour pavée et se planta devant la grange, sous le clocheton vétuste.

Pas de doute, c'était le chant d'une hirondelle.

Maxine fit coulisser le lourd battant, un pied à l’intérieur. Cette fois, elle verrait les oiseaux. Elle, et pas Aurélien.

À peine entrée dans la resserre, l’amertume lui picora le ventre. Une basse-cour de souvenirs aux becs acérés, combat de coqs du passé contre le présent. La moindre réminiscence : un coup d’ergot dans le bide.

À nouveau Max, figé dans le cadre de la porte. Huit ans, pas toutes ses dents, les long cheveux en bataille. Une caresse de papylou dans ses mèches blondes, puis un secret chuchoté d’une voix de pipe :

— Des mésanges ont fait leur nid dans ma grange. Tu veux que je te le montre ?

Des mésanges. Ses préférées. Celles pour qui elle remplissait le nichoir du jardin de boules de graines. Alors qu’un grand « oui » lui brûlait la gorge, l’enthousiasme balayé par la voix criarde d’Aurélien préado :

— Eh, Max ! Y a Charmed à la télé !

Elle aurait dû le savoir, elle aurait pu le sentir. Elle n’avait compris qu’après une course de dératée, une marche loupée et un genou en sang. La télé était éteinte. Aurélien voulait papylou pour lui tout seul, les oiseaux pour lui tout seul. Ce sale petit menteur !

Après le coup des mésanges, il n’y en avait plus eu que pour ce petit con. Déjà, il avait fait tomber le nid : pétés les œufs, envolées les mésanges ! Mais papylou, au lieu de le gronder, l’avait emmené à la cabane de l’étang. Une fois. Deux fois. Cent-cinquante-mille fois. Toujours lui, jamais Max. Casse-croûtes et jumelles dans les sacs à dos, ils passaient l’après-midi à observer les canards, les bécasses, les spatules… sans jamais lui rapporter rien qu’une plume.

Max se consolait en soufflant dans tous les appeaux, seule dans la grange, à attendre le retour des mésanges. Mais aucun nouveau nid.

Rien qu’à y repenser, ça la foutait en rogne. Aurélien allait rendre les appeaux ou recracher ses dents, elle le jurait sur la tombe du grand-père !

Profitant d’être la seule levée, Maxine s’enfila trois biscottes et, dès que sa mère fut debout, elle dégaina la première excuse pour l’abandonner à la table du petit déj : se porter volontaire pour mettre en cartons les services du vaisselier. Son cousin ne captait pas la différence entre une sous-tasse et une assiette à dessert : zéro risque qu’il propose de l’aider.

Quand Maxine n’évitait pas habilement Aurélien, ce matin-là, elle appelait ses écouteurs à la rescousse, s’enfermait dans une parfaite bulle de pop-folk et s’épargnait du même coup les remarques de tocards auxquelles seuls ses poings auraient le réflexe de répondre.

Face de pets tenta bien une approche, profitant qu’elle s’était isolée dans le bureau et se mettait de côté quelques livres d’ornithologie.

— Dis Maxine, c’est quoi ton meilleur souvenir de lui ?

Eh merde, pourquoi avait-il fallu qu’elle baisse sa garde ? Même ses mots avaient la violence d’une volée de torgnoles.

— Mon meilleur souvenir ? C’est quand il me laissait parler aux oiseaux avec ses appeaux. Tu sais, ceux qu’il t’a offert à j’sais plus quelle anniversaire, que tu t’es fourré dans le fion et que ton trou de bal de faux-cul a pas encore réussi à chier !

— Sérieux, Max, qu’est-ce que je t’ai fait ?

— INE, putain ! C’est Max-INE ! Les trois premières lettres vous déboîtent pas la glotte, alors c’est quoi le problème avec les trois suivantes ?

Tout débordait : ses émotions, ses mots, ses larmes. Maxine se tira hors du bureau, quelques livres sous le bras, et courut hors de la maison, le long de l’allée pavée, plus loin que le portail. Là, seule dans la ruelle, elle se laissa glisser contre le mur. Il lui fallut bien trente minutes pour se calmer, aidées par des schémas d’oiseaux et les messages tordants de Gwen. Faute de crapahuter en montagne avec elle à la recherche des vautours, sa meilleure amie dégustait en avant-première toutes les péripéties de ce week-end de merde. Plus animé qu’une telenovela, de quoi résilier d’office son abonnement Netflix !

Quand sa mère appela à table, Maxine se leva et traîna des pieds jusqu’à la maison. Elle ne se faisait pas d’illusion : elle aurait encore droit à ces putains de sandwichs, sans beurre, avec du jambon sec. Comme Aurélien et sa fine bouche d’enfant gâté ne se plaignait pas, elle n’osa même pas en recracher la moitié dans la poubelle. Pompon sur la Garonne de ce repas de fête, sa mère était d’humeur à faire la conversation.

— Tu sais Bichon, Max aussi adore les oiseaux. Tu verrais ses dessins… c’est super réaliste !

— Ah oui ? Tu me les montreras ?

— Quoi, Max, tu ne lui as pas fait voir ? Alors que t’as la chance de partager une passion avec son cousin !

Vraiment, Max fit son possible. Elle acquiesça, alla jusqu’à la chambre chercher son carnet de croquis, déballa ses meilleures esquisses sous la moue faussement impressionnée de l’autre troufion. À un moment ou un autre, ils allaient bien finir cette interminable pause déjeuner et se remettre au boulot. C’est ce qu’elle espérait jusqu’à ce que sa mère soit frappée par la grâce.

— Oh ! Je sais ! Max devait aller observer des oiseaux avec une copine ce week-end. Pourquoi tu ne l’emmènerais pas à la cabane de l’étang ?

— Enfin m’man, tu vas pas déménager toute seule ! Sinon, dis-moi pourquoi tu m’as forcée à venir ?

— J’veux pas de vous dans mes pattes pour trier les vêtements. Ça te va ?

Maxine eut beau se proposer de vider mille autres meubles, y compris le monstrueux secrétaire, encore plein de factures en francs, rien n’y fit. Sa mère l’aurait poussée à coups de balais ou mise au tapis avec l’une de ses prises de ninja si elle avait résisté.

Au terme d’une vaisselle qu’elle fit durer plus que de raison, elle emboîta donc le pas à Aurélien sur le sentier de l’étang. Lui non plus, d’ailleurs, n’avait pas l’air enchanté par cette balade digestive. À croire que, si Maxine foutait un seul pas dans l’observatoire, elle risquait d’y piétiner tous ses souvenirs de papylou. Ouais. Tous ces beaux souvenirs bâtis en la laissant sur le carreau…

Son cousin aurait fait le chemin à reculons, il n’aurait pas été moins rapide. Et, comme si cette promenade de limaces silencieuses n’était pas déjà un calvaire, une fois devant la cabane, il s’immobilisa.

— Bon, tu te magnes ? J’ai pas mon temps pour toi.

Maxine était à deux doigts de le pousser à l’intérieur quand il se décida à avancer au ralenti. Que pouvait-il y avoir d’aussi précieux entre ces planches de bois pour qu’il veuille, à ce point, le garder secret ? Pour lui tout seul… encore.

Rien. Il n’y avait dans la hutte qu’un crochet portemanteau, une vieille couverture de survie, et quelques percées dans les planches, à différentes hauteurs, pour moitié voilées par les bâches extérieures.

Dans d’autres circonstances, Maxine aurait adoré cet endroit mais, puisque c’était le repaire top secret d’Aurélien le perfide, elle se devait de trouver la cabane nulle et glauque. Elle soupira pour la forme.

— Tu vois, cousine ? T’as pas loupé grand-chose.

Qu’il commence pas à la prendre de haut, ou il allait vite le regretter… Songeant qu’elle était encore trop jeune pour la prison, Maxine se retint de commettre un meurtre et il se postèrent à plus d’un mètre l’un de l’autre, chacun face à une ouverture.

Échasse blanche, avocette, même un héron garde-bœuf ! Jumelles vissées aux yeux, Maxine trépignait de joie. Les oiseaux finissaient toujours par avoir raison de sa mauvaise humeur, cette fois ne faisait pas exception. Elle commençait même à se dire que, si Aurélien les aimait autant qu’elle, il ne pouvait pas être aussi naze qu’elle le croyait. Alors elle se mit à lui murmurer les événements de l'étang qui la ravissaient. Là-bas, un chevalier aboyeur qui courait sur l’eau. Plus loin, un héron crabier tassé dans les hautes herbes. Par ici, une sterne et une mouette se disputant un butin de pêche.

Soit Aurélien avait été lobotomisé en école de commerce, soit il se trouvait trop béat face à cette faune pour répondre autre chose que « Hmmhmm. » Ce laconisme honomatopesque commençait à taper sévère sur les nerfs de Maxine. Elle passa presque une heure à refouler l’évidence. Si c’était vrai, elle en souffrirait trop. Mais une heure s’écoula, et la certitude s’imposa à son esprit comme une fiente sur un carreau : trop épaisse pour qu’elle puisse l’ignorer. Aurélien n’aimait pas les oiseaux.

Quand enfin il ouvrit la bouche pour articuler plus de trois syllabes, elle espéra fermement qu’il lui donnerait tort. Au lieu de quoi, il marmonna :

— T’as vu ce canard marron là ? Trop chelou.

— Tu te fous de ma gueule, hein ?

Et comme Aurélien la regardait, l’air incrédule :

— Mais dis-moi que tu déconnes ! Tu me prends pour une débile ? C’est une canne. T’as cru que j’étais une enfant de six ans ?

Et non, merde, cet air penaud, il ne déconnait pas, genre vraiment pas. Aurélien ne s’y connaissait pas plus en oiseaux qu’en vaisselle. Une sous-tasse, une assiette, un canard, une canne, c’était du pareil au même.

— Putain, le vieux t’emmenait observer les oiseaux ou enculer les mouches ?

Gwen aurait rigolé. Même si le ton montait, même si Maxine s’emportait, quasi tous ses amis auraient rigolé en la voyant s’emporter pour des broutilles. Et alors, elle aurait ri avec eux jusqu’à oublier ce qui l’avait énervée trente secondes plus tôt. Elle ne pouvait pas en attendre autant d’Aurélien. Lui était… en pleurs. En sanglots même.

— Non mais ça va Aurél, c’est pas grave d’avoir une mémoire de poisson rouge, non plus. T’as la tête trop pleine de la bourse et des taux d’intérêt, voilà, c’est tout.

Plus elle essayait de tempérer, plus il chialait à chaudes larmes. Maxine était désemparée, mais pas assez pour lui lâcher la grappe avec le seul truc qui comptait.

— Eh, vu que t’en as rien à cirer des oiseaux, t’as qu’à me rendre les appeaux et basta.

— Tes appeaux de merde, tu sais quoi ? Je les ai jetés dans un tonneau et j’y ai foutu le feu ! T’es contente ?

— Mais pourquoi t’as fait ça, gros bâtard ?

Cette fois elle était en rage, prête à le balancer à la flotte s’il osait faire un pas en dehors de la cabane. Elle gueula toutes les insultes qui lui venaient à la bouche puis, quand elle fut à court, vint le moment des reproches. À cœur ouvert, à pleins poumons, elle balança toute l’amertume accumulée jusque-là. Comment il l’avait écartée, privée de papylou, des oiseaux, des goûters à l’étang, de bons souvenirs d’enfance. Et maintenant des appeaux ?

— Tu piges pas, Max…

— Oh que si, je pige. T’es un sale enfoiré ! Tu m’as toujours détestée parce que j’suis pas comme toi.

— Nan, c’est pas ce que tu cr…

— J’crois rien, en fait. Je vois depuis toujours comment tu te sens en danger avec moi. C’est quoi, hein ? Je menace ta virilité ou une connerie comme ça ?

— Mais nan, Max, je…

— INE, bordel. Max-INE. J’dois te le tatouer dans ton sommeil pour que ça rentre ?

— Mais écoute moi, merde !

Un gros mot. Jamais aucun n’était sorti de la bouche de lèche-botte d’Aurélien. Maxine la ferma direct.

— Je m’en fiche que tu sois mon cousin, ma cousine. Maxime ou Maxine, pour moi t’as toujours été Max : gentille, maline, pleine de talent, grande gueule… Ouais, surtout grande gueule, mais c’est un compliment.

— Qu’est-ce que tu me chantes ? J’comprends rien.

En vérité, elle ne voulait pas comprendre. Qu’Aurélien le méchant ne la déteste pas réciproquement depuis toujours, c’était inconcevable. S’il la trouvait aussi chouette qu’il paraissait le dire, pourquoi aurait-il passé son temps à lui nuire ?

— Ouais, j’comprends pas. Vu que j’suis la plus cool des cousines, pourquoi t’as jamais voulu que je vienne voir les oiseaux avec papylou et toi ?

Aurélien déglutit. Deux revers de mains n’étaient pas assez pour chasser ses larmes collantes. Maxine crut qu’un nouveau sanglot allait couper court à la conversation, mais son cousin leva les yeux et, tant bien que mal, ravala la vague.

— Le seul oiseau que j'ai vu, c'est…

Maxine se figea.

À nouveau Max, huit ans, à l’entrée de la grange. La caresse de papylou, sa voix de pipe, le regard malin. Aurélien rapplique en courant. Il est plus âgé, il sent l’embrouille. Il balance la première excuse qui lui traverse l’esprit. C’est lui qui entre dans la grange, avec papylou, battant fermé. Lui. Pas elle.

Encore les départs pour la cabane de l’étang, les sacs à dos plein de matos et de goûters. Les mains d’Aurélien cramponnées à ses lanières et son regard tremblant.

D’un reniflement sonore, Maxine chassa les pleurs. Elle n’avait pas le droit de chialer. Pas après avoir cru pendant dix ans que son cousin était un connard. Pas maintenant qu’elle captait comment il avait morflé. Ouais, elle savait faire la différence entre une sous-tasse et une assiette. La belle affaire ! C’était pire, elle avait passé sa vie à se prendre pour la victime.

— Je suis désolé Max… ine. Je voulais pas que tu penses que je te déteste, surtout pas. J’aurais vraiment aimé être un meilleur cousin.

— T’es con.

Elle voulait le frapper, de tout son corps ; lui en coller une bonne pour déblatérer des merdes pareilles. Pourtant, sans même y penser, elle le serra dans ses bras. Fort. Assez fort pour réparer toutes les blessures et arrêter de le détester.

— C’est moi qui suis désolée, Aurél. J’suis vraiment qu’une m…

— Chhhhh.

Finalement, les onomatopées, c’était pas si mal.

Aurélien lui rendit son étreinte et ils restèrent comme ça pendant encore de longues minutes. Lui, la tête posée sur son épaule à vider tous les torrents trop longtemps retenus par le barrage de la honte. Elle, à lui caresser la tête avec la tendresse qu’elle ne réservait qu’aux chiens, une petite tape après l’autre, et à refouler autant que possible toutes les atrocités que son cerveau imaginait dans cette cabane maudite.

— Eh, Maxine ?

Elle tourna juste un peu la tête, par peur de dire un mot de travers.

— Si je t’offre de supers appeaux tout neufs, tout propres… tu voudras bien m’apprendre à reconnaître les canards ?

— Tu rêves ! Des canards ? Je vais carrément t’emmener camper dans des trous paumés et courir jusqu’à cinq heures du mat’ après des chouettes, mon gars !

— Oh merde, j’ai hâte.

Sur la route du retour, Maxine débloqua de son téléphone le contact d’Aurélien, nouvellement promu d’un emoji hibou. Elle enrageait du temps perdu, de ce connard de grand-père, et regrettait un peu d’avoir partagé un joint avec la pierre tombale plutôt qu’avec son cousin. Playlist des années 80 à fond, elle se demanda surtout quel genre de père avait eu sa mère, s’il avait eu envers elle des gestes déplacés. Elle hésita à poser la question, à déterrer les cadavres, les secrets de familles, les traumas barricadés sous des années d'auto-persuasion. Puis elle se dit que, peut-être, ce n’était pas son rôle.

— Dis m’man, pourquoi on ferait pas une nouvelle playlist ? Tu mets tes trucs de vieux, je mets des trucs que j’aime, et si une chanson en fait vraiment saigner une des oreilles, on la passe. T’en penses quoi ?

— J’en penses qu’on devrait avoir chacune notre voiture. Ça te va ?

Franchement, elles ne se comprendraient jamais. Mais est-ce que c’était grave ? Est-ce que ça valait la peine qu’elle s’énerve ? Non. Maxine garderait ses sales humeurs pour ceux qui les disperseraient d’un rire comme on souffle les pissenlits.

Aux hirondelles,

à ma sauveuse,

et à tous ceux qui ont peur des granges.

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