10.Piano et Porte-parole

10 minutes de lecture

Note de vocabulaire :

Déclaration de Genève : serment médical adopté par l'assemblée générale de l'ANM (Association Médicale Mondiale) en 1948. C'est l'équivalent de notre bon vieux serment d'Hippocrate en droit français.

(D'ailleurs, je fais des recherches à ce sujet, je ne sais absolument si les praticiens de grands groupes pharma prêtent serment ! Si vous le savez, n'hésitez pas à le partager, au cas échéant, je poursuis mes recherches ^^).

Bonne lecture !!!

----------------------------------------

Alec

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

Octobre 2023

Alors que j'étais en train de finir de planifier une interview pour l'après-midi, deux coups résonnèrent à la porte. Je levais distraitement la tête pour voir entrer la femme que je détestais le plus dans cette ville et mon regard se durcit. Qu'est-ce qu'elle vient encore foutre à l'étage ? À la vue de mon expression peu jouasse, elle me rendit la politesse et me fusilla des yeux en s'avançant jusqu'à moi.

— Brett m'envoi vous transmettre le complément de l'affaire Dudson, dit-elle en déposant sur mon bureau un dossier et une clef USB. Il tient à ce que vous soyez informé de son avancée.

M'envoyer mon ex, c'est tout ce que tu as trouvé pour me les briser, garçon ?

« Brett est capable de venir le déposer lui-même, il n'est pas devenu invalide, que je sache, tapais-je avec ennui. Qu'il fasse ses commissions tout seul. »

— Dans ce cas, vous le lui direz, cracha-t-elle sur un timbre suintant le dédain. Je ne suis ni secrétaire, ni pigeon voyageur.

Notre échange visuel ne perdura pas longtemps, juste ce qu'il fallait pour se faire mutuellement savoir que nous étions sur la même longueur d'ondes. La femme qui se tient devant moi est à des années lumière de celle que je pensais connaître. Sa diction, parfaite même dans le sarcasme me stupéfiait toujours, malgré moi. Cependant, je venais de remarquer un détail. Ses mains. Les doigts de sa main gauche qui bougeaient, qui se mouvaient discrètement sur une eurythmie singulière, cadencée, qui se calquait parfaitement sur le flot de ses mots. Des sons. Je compris immédiatement. Le piano.

Lycée public de Springer, Oklahoma

Décembre 2010

Étonnamment, bien que je l'ai eu humilié deux semaines plus tôt, Joyce n'avait pourtant pas cessé d'interagir complètement avec moi comme je l'escomptais. Que ce fut en cours de maths, de bio ou de langue anglaise, elle avait sa façon bien à elle de me faire savoir que mon comportement l'agaçait, certes. Mais à la différence des autres élèves, elle n'hésitait pas à communiquer par écrit. Qu'il s'agisse de petites notes sur le coin de son cahier ou d'une feuille spécialement dédiée à cet usage en plein milieu de la table, elle ne rompait pas le « dialogue ». Au départ, je lui faisais l'affront de griffonner grossièrement sur ses cahiers, mais petit-à-petit et malgré moi, je me conformais à ses feuilles de discussion. C'était étrangement reposant. Je n'entendais quasiment plus sa voix, puisqu'elle ne prenait jamais la parole de son propre chef en classe. Réservée, elle n'interférait jamais dans les affaires des autres, le reste du temps.

[...]

Alors que la majorité des élèves étaient sur le terrain de football pour assister au match, je flânais dans les couloirs jusqu'à la bibliothèque. Sauf qu'un son interrompit mes pas. Des notes de piano. Je levais les yeux vers le fond du couloir et me dirigeais discrètement vers la salle de musique pour m'arrêter avant la porte. Le tempo était doux et chargé de mélancolie. Cet air parlait, hurlait d'émotions. Il retranscrivait, sans mots, un gamme de tristesse qui, j'en avais l'impression, résonnait avec mes battements cardiaques. Bordel... Je me figeais au son d'une voix cristalline qui s'éleva pour entamer un balai gracieux avec la mélodie déjà saisissante à elle seule. C'est pas vrai, c'est quand même pas... Sans le maîtriser, j'avançais d'un pas pour découvrir le profil de ma voisine, partiellement enveloppé par ses cheveux blonds.

Ses yeux étaient clos, sans nul doute prise comme elle en avait l'air dans la spirale d'émotion qu'elle dégageait. Moi, en tout cas, je l'étais. Je regardais le mouvement de ses doigts qui, au départ tendres, courrait dorénavant sur le bloc de clavier, et le martelait alors que sa voix prenait en intensité.

« Pourquoi ne puis-je parler qu'à travers mes chants ?

Comme si les mots étaient la prison de ton souvenir,

celui que je ne veux pas laisser partir

L'unique que tu m'ai laissé, ton fredonnement.

Pourquoi es-tu parti si tôt, pourquoi as-tu emporté ma voix ?

J'espère que là où tu te trouves, elle te tient compagnie pour moi... »

Aucune fausse note. Les balbutiements de Joyce avaient complètement disparu, à cet instant précis. Sa voix n'était plus qu'au service de son affect, ses affres, ses souffrances. J'ignorais qui lui avait été arraché trop tôt ni dans quelles circonstances, mais elle venait d'exprimer ce que ma propre gorge refusait de véhiculer. Mes tripes s'étaient nouées, et sa manifestation m'ébranlait violemment, me percutait profondément. Son timbre diminua jusqu'à se fondre parmi le son qui s'éteignit avec plus de mesure.

Ses yeux, légèrement brillants, s'ouvrirent et son regard planait dans le vague, comme si elle revenait de loin. Lorsqu'elle reconnecta avec le présent cependant, elle m'aperçue et se crispa. Merde. Vu son regard, j'étais sûr qu'elle n'avait rien perçu du trouble qu'elle venait de provoquer. J'en jouait donc, affichant un rictus et m'avançais vers elle avec assurance. Je lui tendis mon calepin après quelques secondes, qu'elle parcouru du regard avant de froncer les sourcils.

« Donc quoi, tu le fait exprès ? Ça t'éclates de passer pour une victime, B.B ? »

— M-mêles-toi d-d-de ce qui te re-regardes ! S'insurgea-t-elle en serrant les poings.

Elle baissa les yeux vers le clavier en serrant les mâchoires.

— Comme s-s-si c'était s-simple, murmura-t-elle.

Cette fois, je posais mon calepin sur le clavier, pressant une note pour attirer son attention.

« Alors joues. Chantes. Dis-moi ce que tu ressens quand tu parles, Joyce. »

Fais ce que je ne peux pas faire...Elle regarda avec stupéfaction son nom, que j'écrivais pour la première fois, puis entrouvrit les lèvres en me voyant prendre place près d'elle. J'accrochais ses prunelles bleutés quelques instants avant qu'elle ne rompe le contact visuel. Elle prit une grande inspiration, hocha la tête, et posa ses mains sur le clavier, prête à me laisser de nouveau entrevoir une partie insoupçonnée d'elle-même.

« Les notes s'alignent, libres, elles sont ma libération. Sans elles j'ai la sensation que ma gorge se déchire lorsque j'essaye. Que ma langue s'enroule. c'était si simple avant…»

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

Octobre 2023

C'était en effet si simple, avant. Avant que tu ne gâches tout.

« Tu peux disposer. Tu as du travail et moi aussi. »

Le regard éloquent que je lui lançais raviva sa colère de façon très visible, et elle ne sortie qu'après m'avoir sèchement répondu.

— Je ne suis pas un jouer duquel on se débarrasse en claquant des doigts.

Je craquais les miens avec irritation en entendant la porte se refermer sans précaution. Elle ne pouvait s'empêcher de hausser le ton, en sachant pertinemment que je ne le supportait pas. Un sourire amère se dessina sur mes lèvres alors que j'accusais le fait de m'être retenu de l'envoyer promener. Tes faiblesses, je les connais, ne m'obliges pas à saper les forces que tu as fourni pour en arriver jusque-là.

Dans l'après-midi même, Brett entra dans mon bureau, faisant fi de mon humeur de chien pour se focaliser sur le rendu de la confrontation avec Grayson. Je l'écoutais avec attention, jusqu'à ce qu'il en arrive à l'affaire Dudson. Et fatalement, Joyce.

— Tu as lu son compte rendu ? Me demanda-t-il.

Je secouais négativement la tête. En levant les yeux au ciel, il poursuivit en jetant un œil au reportage qui défilait en fond sonore dans la pièce.

— De toute façon, tu as le temps, elle ne risque pas d'en finir tout de suite avec cette affaire...Tiens, regardes, puisqu'on parles du loup.

D'un mouvement du doigt, il me désigna l'écran en s'asseyant en face de moi et attrapa la télécommande pour augmenter le volume. J'acceptais de prendre quelques minutes de pause pour m'intéresser distraitement à la transmission qui portait sur le lobbying pharmaceutique.

— Ils parlent de monopole critiquable, mais ils sont à la solde du groupe, comme les autres, renifla mon bras-droit. Une belle bande d'hypocrites. Comme si la déclaration de Genève* les freinaient vraiment pour...

Je n'entendis pas la fin de sa phrase. Un feu ravagea mes entrailles jusqu'à ma nuque alors que je laissais échapper ma tasse qui éclata au sol.

— Oh merde, râla-t-il. Alec ?

J'étais incapable de quitter le visage que j'avais sous les yeux. Une haine mêlée de douleur faisait vaciller l'image, mais je me ressaisis pour me redresser brusquement. Je me jetais presque sur la télécommande et l'arrachais à Brett pour mettre l'image sur pause au bon moment. Sur lui. Sur l'homme qui discourait devant une assemblée, un sourire rayonnant accroché sur son putain de visage. Ce putain de visage.

— ALEC !

Brett avait contourné mon bureau pour se poster devant moi. Il semblait inquiet. je baissais le regard vers mon portable dont l'écran me renvoya mon reflet, blanc comme un linge propre et immaculé. Mes membres, que je ne parvenaient plus à contrôler, frémissaient sous la rage qui bouillonnait en moi. Je levais le doigt vers l'écran à mon tour. Mon bras-droit tourna les yeux vers l'écran puis me fit de nouveau face.

— Lui, c'est le fils et porte-parole du président ,d'Evy-health. C'est lui qui te met dans cet état ?

Bordel de merde. Cet enfoiré. Il occupait un poste important. Je focalisais malgré moi mes iris sur son expression assurée et détendue. Comment cette petite merde pouvait se montrer aussi détendu avec le sang qu'il avait sur les mains?! Comment pouvait-il se montrer tout court, même ?! Dans un élan de haine pure, j'envoyais la télécommande déjà cassée qui trônait piteusement entre mes mains en plein dans l'écran sous le cri de surprise de Brett.

— Maintenant, tu te calmes, mec ! Tu t'assois. Là, tout doux. Tu vas m'expliquer ce qui se passe, m'ordonna-t-il d'un ton strict.

Son façon de m'apostropher me sortit de ma transe et je le dévisageais. Il était bien le seul à oser me parler de la sorte. Je pris une forte inspiration avant de risquer un nouveau coup d'œil vers l'écran. Brett suivit mon regard.

— Tu le connais, c'est pas ? Tu l'a déjà rencontré ?

Une seule fois. Et cette rencontre est resté gravée de façon létale sous mon épiderme. Je m'emparais de mon portable.

« Il y 13 ans. C'était lui. Le porte-parole d'Evy-health. ».

Le regard de mon associé officieux changea, et je vis la stupeur y passer avant qu'il ne se durcisse à son tour.

— Tu en es certain ? L'erreur est humaine, Alec, les années sont passées et tu as...

« C'était lui. C'est ce fils de flûte. Pute. », repris-je, le correcteur automatique augmentant ma fureur.

Brett se laissa tomber sur mon bureau plus qu'il ne s'y assit alors que pour ma part, j'y posais seulement les mains, à l'autre extrémité.

— Si tu as raison, voilà pourquoi ils n'ont rien fait. C'est le rejeton d'un intouchable. Il est immunisé par la position de son père, cracha-t-il.

J'en m'en doutait déjà.

— Ça parait évidemment que tu ne vas pas lâcher le morceau comme ça.

Oh que non, mon pote, ça ne risque pas.

— Il va falloir le vérifier, ajouta-t-il en croisant les bras. Tu ne peux plus laisser cette affaire entre les mains de Joyce.

Je levais vivement la tête vers lui, le regard sombre, avant de récupérer mon portable pour activer la saisie.

« Hors de question. Elle ne s'en approche plus, même de loin. »

Un amusement éclair passa très furtivement dans son expression. Ne crois pas que je fais ça pour elle, petit con. Je grognais en poursuivant.

« Je veux tout savoir sur lui. Ses habitudes, ses transactions. Je veux même savoir le nombre de fois où il se rend aux chiottes par jour. Absolument tout. »

J'avais besoin de m'isoler, alors je foutais mon bras-droit à la porte. Il quitta mon bureau, non sans se retourner pour un coup d'œil entendu.

— Tu seras pas seul sur ce coup-là, Alec.

Je plissais les yeux en le voyant sortir. J'étais contre. C'était devenu une affaire personnelle que je prenais à cœur. Certainement trop, mais rien n'y faisait. Je regardais une nouvelle fois en direction de l'écran hors-service et serrais les poings avant d'envoyer l'intégralité de mon bureau en l'air. Enragé, j'avais toujours ce visage sous les yeux. Même la nuit. Je haletais en observant le chaos que je venais de mettre, qui commençait à ressembler à celui qui me hantait. Mais maintenant, je savais à qui m'attaquer.

---------------------------------------

Bonjour à tous !!!

Et nous revoilà sur un petit flashback d'Alec, évoquant un rapprochement entre lui et Joyce - Y a certainement eu du chemin à parcourir ! -.

Cette dernière va prochainement se voir retirer l'affaire sur laquelle elle travaille, et il y a peu de chances qu'elle le prenne bien.

Nous le saurons au prochain chapitre, mais pas avant d'avoir un aperçu des souvenirs et/ou réflexions d'Alec au sujet du porte parole d'Evy-health, qu'il semble avoir reconnu... à bientôt !!!

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Rose H. Amaretto ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0