1 - Robruhn

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Année 1439 de l'Âge des Prospérités,

Septième jour du Mois des Abondances.

Naugferym – Village d’Ynan’Lua

— Fuyez ! Fuyez pour sauver vos vies !

L'alarme retentit juste au début de l'heure du loup. Elle me tira brutalement du sommeil sans rêve où m'avait plongé une longue journée de travail. La première chose que je distinguai en entrouvrant les yeux fut l'étrange lueur roussâtre qui éclairait la soupente. Puis, je perçus l'odeur âcre de la fumée et le grondement sourd et régulier, ponctué de crépitements. Le feu !

Je bondis hors de mon lit, courus vers l'ouverture dans le plancher au centre de la pièce et soulevai la trappe. Tout aussi vite, je sautai en arrière, stupéfait. Le souffle d’air brûlant avait failli roussir les quelques poils de barbe dont j’étais si fier, mais surtout le rez-de-chaussée disparaissait dans un tourbillon bouillonnant de flammes orange.

Par l’Unique ! Avais-je mal couvert le feu de la forge ? Si c’était le cas, mon paternel allait me frotter les côtes ! Je l’entendais d’ici : « T’as pas plus de cervelle qu’un moineau, Robruhn ! »

D’ailleurs où était-il ? Je m’affolai à l’idée qu’il soit en bas, prisonnier du feu.

— L’Ancien ! hurlai-je, à pleins poumons. P'pa, t'es là ?

Une bouffée de fumée épaisse me rentra le cri dans la gorge et l’y étouffa dans une violente quinte de toux. Je reculai de nouveau, le souffle court et la tête en panique. Je réfléchis à toute vitesse : s’il s’était trouvé là, il n’aurait pas laissé le feu se propager. Et puis, il aurait donné l’alerte. Je me souvins tout à coup qu’on était le Septième jour d’Abondance. Ce soir, comme chaque mois, se tenait le Conseil des Anciens. Il durait en général tard dans la nuit ; sûrement que mon vieux n’était pas encore rentré.

Un peu rassuré sur son sort, je me concentrai sur ma propre urgence. L'incendie gagnait rapidement, les flammes voraces se lançaient déjà à l'assaut de l'échelle de meunier. Dans quelques minutes, elles attaqueraient le plancher du premier étage.

Piégé, je refermai précipitamment la trappe et cavalai vers la fenêtre. J’ouvris le carreau à la volée et me figeai, médusé. L'air charriait des fumées et des appels de détresse. L'odeur suffocante de brûlé m'emplit les narines. Le village entier d'Ynan'Lua flambait !

Un craquement sinistre me sortit de ma stupeur, signe que le feu progressait rapidement. Il me restait peu de temps avant que la chambre ne se transforme en brasier, je devais sortir de là. Je me penchai par la fenêtre, la seule issue était de sauter.

En hâte, j’attrapai ma Faucheuse. Je l’avais reçue pour mon seizième anniversaire, il y avait de ça à peine quatre décades. Elle symbolisait mon entrée dans l’âge adulte, hors de question de l’abandonner ! Fixant solidement la hache à ma ceinture, je m’assis sur le rebord, les jambes pendant dans le vide. J’inspirai un bon coup et me laissai tomber.

Je me rétablis sans trop de dommage quelques mètres plus bas. Les buissons mal taillés, qui poussaient à l'arrière de la forge, avaient amorti ma chute. J’en serai quitte pour quelques bleus, mais un Nain du clan Naugferym ne pleurnichait pas pour si peu.

Je levai les yeux vers la façade. Les flammes s'échappaient maintenant de la fenêtre de ma chambre et commençaient à lécher les solives du toit. Une rafale de vent emporta dans la nuit une pluie de débris incandescents. Consterné, je regardai la maison partir en fumée. Par-delà le ronflement de l'incendie, j’entendais des hurlements terrifiés et des appels au secours. Je me secouai ; la forge était perdue, mais je pouvais encore aider les voisins. Surtout, je devais retrouver mon père.

Je contournai la bâtisse au pas de course et, me guidant aux cris, dévalai la rue principale entre les masures en flammes pour déboucher sur la place du village. Celle-ci ressemblait à une fourmilière dérangée d'un coup de talon. Pris de panique, les villageois couraient dans tous les sens. Ils se bousculaient, trébuchaient, perdaient l'équilibre, tentaient de fuir au plus vite. Atterré, j’écarquillai les yeux. L'incendie de leurs maisons n'était pas la seule cause de leur terreur : une horde de cavaliers, montés sur de massifs chevaux noirs, avait investi la place !

Ils se livraient à un véritable carnage. Les habitants, qui s'extrayaient de leurs demeures incendiées, tombaient un par un, percés de flèches ou embrochés à coups d'épées. Ceux qui parvenaient à s'échapper étaient poursuivis et massacrés sans distinction d'âge ni de sexe. Nains, Naines, marmots, vieilles barbes, tous succombaient sous leurs coups ou finissaient piétinés par les sabots ferrés des chevaux.

Quelques courtards tentaient de résister, mais ce n'étaient que des artisans, des bûcherons ou des paysans. Ils n'avaient pas l'habitude de se battre et leurs légères haches de travail pouvaient difficilement rivaliser avec des armes de guerre. Glacé d’horreur, je fixai ce spectacle d’apocalypse et tentai, sans succès, de repérer mon père au milieu du tumulte.

Instinctivement, j’empoignai à deux mains ma Faucheuse. Affronter ces cavaliers relevait du suicide – pas plus que mes compatriotes, je n’étais entrainé au combat – mais je ne pouvais pas rester là sans rien faire pendant qu’ils se faisaient trucider.

Au moment où j’allais me jeter dans la mêlée, une main osseuse s'abattit sur mon épaule. Je fis volte-face, balançant ma hache d'un mouvement circulaire maladroit. Le fer s'arrêta à quelques centimètres à peine de la tête du Maître des Runes. Dans l'ombre de son capuchon, le visage du vieux Nain avait la couleur de la cendre et ses rides profondes semblaient remplies de suie. Une longue balafre zébrait son front. Je me crispai, alarmé. Était-il sérieusement blessé ?

— Maître Ollriin ! Vous...

Il devança ma question par une autre :

— Au nom de l'Unique ! demanda-t-il. Que comptes-tu faire, Robruhn ?

— Me battre ! Il faut repousser ces cavaliers !

Le vieillard me fixa, les yeux lui sortaient de la tête comme si j’avais proféré la pire des stupidités.

— As-tu perdu l'esprit ? Ne vois-tu pas qu'il est trop tard ? Les Runes me l'ont montré. La Légion Noire... Le village est perdu ! Tu dois fuir !

Fuir ? Je ne pouvais l'imaginer une seule seconde.

— Mais... protestai-je. Je ne peux pas abandonner mon Ancien ! Où est-il, l’avez-vous vu ?

Le visage du Maître des Runes se décomposa, une expression douloureuse voila ses traits.

— Ton père s’est bien battu, Robruhn, murmura-t-il dans un souffle, mais… ils étaient trop nombreux.

J’ouvris la bouche sur une exclamation incrédule, craignant de comprendre. Mon vieux… mort ? Je refusai d’y croire, il se trompait forcément ! Mais la tristesse de son regard ne laissait guère de doute.

— Non, c’est impossible ! Père !

Mon cri déchira la nuit de toute la force de mes jeunes poumons emplis de désespoir. Du côté opposé de la place, l'un des cavaliers tourna dans notre direction sa tête couverte d'un heaume de métal noir. Il stoppa sa monture en plein galop, exécuta une volte brutale et l'éperonna pour la lancer vers nous.

— Il nous a vus ! s'exclama Ollriin. Vite, va-t'en !

Je ne l’écoutai pas ; il était hors de question pour moi de m’enfuir. Les doigts serrés sur le manche de ma hache, je pris mon élan pour me ruer au combat. Le Maître des Runes me tira brutalement en arrière.

— Lâchez-moi ! m’écriai-je. Ils ont tué mon père !

— Tu vengeras sa mort plus tard ! rétorqua le vieux Nain, inflexible. Pour l’heure, quelqu'un doit sauver ce qui peut l’être et prévenir le Seigneur d'Ynrobor !

D'un geste autoritaire, il me fourra entre les mains une petite bourse de cuir dans laquelle j’entendis tinter des pierres. À travers l'aumônière, je perçus une fugace et infime sensation de chaleur.

— Les runes d’Ynan’Lua ? m’étonnai-je. Que…

— Il faut les préserver à tout prix ! insista Ollriin. Prends-les, apporte-les au Roi Odraïn, il saura quoi en faire.

— Mais... Et vous ? Sans le pouvoir des runes...

La vieille barbe balaya d'un geste toutes mes protestations.

— Même avec la puissance des artéfacts, je ne serai pas assez fort pour lutter contre ces fléaux, affirma-t-il. Je ferai ce que je pourrai, mais par l'Unique, ne discute plus ! Hâte-toi !

D'une bourrade vigoureuse, il me repoussa en arrière et s'avança à découvert face au cavalier qui fondait sur nous au galop. Je le vis lever ses mains, paumes vers le ciel. Au centre de chacune d'elles naquit rapidement un petit tourbillon de poussière qui s'amplifia et grossit jusqu'à former deux hautes colonnes ondulantes. Sur un geste imperceptible du vieillard, elles semblèrent fusionner et s'étendre comme une étoffe mouvante, nous dissimulant à la vue.

Il me jeta un regard implorant ; il conservait assez de magie en lui pour produire ce phénomène, mais sans les runes, source de son pouvoir, il ne pourrait faire davantage. Le mince rideau de poussière permettrait seulement de masquer ma fuite et il y sacrifiait ses dernières réserves. Ensuite, il serait incapable de se défendre.

Refuser d'en profiter aurait constitué une insulte à son courage et, même si l’abandonner me coûtait, je n’avais pas le choix. L’autorité du Maître des Runes ne se discutait pas, mon Ancien m’aurait tué s’il m’avait pris à contester ses ordres. Et puis Ollriin avait raison, quelqu'un devait survivre pour témoigner de l'attaque. Il me fallait tenter d'atteindre la citadelle d'Ynrobor et informer au plus vite le Seigneur des Naugferyms.

Le cœur serré, je me résignai à tourner les talons. Je pleurerai plus tard ; plus tard, je vengerai les miens.

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