6 - Siverrah

7 minutes de lecture

Année 1439 de l'Âge des Prospérités,

Cinquième jour du Mois des Larmes de Rouille.

Port Alliance

« Situé sur la côte ouest du continent, baigné par les eaux de la Mer de Fahnn, Port Alliance est le plus beau symbole de la paix et de la prospérité qui règnent sur les Terres Élues. Un havre plein d'attraits, riche d'une population métissée et d'une vibrante activité. Nulle part ailleurs, Dragons, Elfes, Nains, Orcs et Chimères ne se mêlent avec une si parfaite harmonie.»

C'était ce que les érudits proclamaient et qu'on nous rabâchait pendant les leçons d'Histoire de Melarkis. Le regard des jeunes dragonneaux se mettait à briller quand nos maîtres usaient de leur don de Vive-Mémoire pour leur montrer la splendeur de la cité portuaire. Tous rêvaient du jour où ils pourraient la contempler de leurs propres yeux.

Je n'avais pas fait exception et me souvenais très bien de mon émerveillement la première fois que je l'avais survolée. L'atmosphère stimulante de ses rues, l'animation joyeuse des marchés, la profusion des commerces et des belles demeures m'avaient enthousiasmée.

Aujourd'hui encore, je prenais le même plaisir à observer la ville étendue sous mes ailes. Je ne me lassais pas de l'admirer et j'y découvrais toujours quelque chose de nouveau. Je regrettai un peu de ne pas avoir pu y revenir plus souvent, mais dès l'âge de huit ans, j'étais entrée à l'Académie de Dargabäd comme tous les juvéniles et l'instruction militaire ne laissait guère de temps pour voyager.

Ce nouveau séjour, d'ailleurs, n'aurait rien d'une escapade touristique ; on était loin d'un voyage d'agrément accompli dans le cadre scolaire. Depuis mon quinzième anniversaire, au Mois des Promesses précédent, j'avais officiellement intégré la Légion de Dargabäd et, pour cette session exceptionnelle du Haut Conseil des Cinq Races, je faisais partie de l'escorte de la Matriarche.

Normal, j’étais une Dragonne Aile-Foudre – une des plus douées parmi la génération issue de sa dernière ponte – destinée à devenir une guerrière de sa garde rapprochée. Cette affectation n'était que la première étape avant d'accéder à de plus hautes fonctions et j'avais désormais des responsabilités.

Pour autant, ma mère était actuellement en sécurité dans le Palais Blanc, en train de présider le Conseil et de débattre avec les Hauts Seigneurs. Elle n'avait pas besoin de moi et je comptais bien en profiter pour me détendre un peu.

Planant avec nonchalance, je me laissai porter par les courants aériens et observait les avenues qui rayonnaient en étoile depuis l'esplanade du Palais Blanc. En cette première décade du Mois des Larmes de Rouille, les foires d'automne venaient de commencer et une foule importante s'y pressait. Je tendis l'oreille aux harangues des commerçants ambulants vantant leur marchandise et sourit des railleries échangées par les ivrognes à la sortie des tavernes.

Du coin de l'œil, je captai un éclat de lumière en direction du port : le Phare de Dor Amzal qui guidait la nuit les navires égarés en mer de Fahnn. En plein jour, les miroirs et les cristaux taillés par les Nains reflétaient les rayons du soleil. La tour, célèbre sur tout le continent, devenait une fontaine de lumière d'où ruisselaient des milliers d'éclaboussures dorées.

Je plissai les paupières et concentrai mon regard reptilien sur son sommet. Debout en équilibre sur les créneaux, j'y distinguai une silhouette familière aux longs cheveux noirs flottant dans le vent. Une personne que j'aimais bien et que j'avais espéré rencontrer à l'occasion de ce séjour... Un sourire étira mes babines à l'idée de lui faire une bonne farce.

J'effectuai aussitôt une volte audacieuse et piquai droit sur le phare. En quelques battements d'ailes, je l'atteignis sans effort. Je plongeai vers sa base puis remontai en chandelle le long de sa façade lisse et jaillis au faîte de la tour comme un boulet de canon.

— Bouh ! m'écriai-je, persuadée de causer à mon amie la frayeur de sa vie.

En lieu et place de l'exclamation de surprise attendue, je me retrouvai nez à nez avec une lame elfique pointée entre mes deux yeux. À l'autre extrémité de l'épée, sa propriétaire impassible me considérait avec une expression mi amusée, mi réprobatrice.

— Hé, Azerial, ne va pas m'éborgner ! protestai-je, m'écartant en hâte. C'est moi !

— Comme si je l'ignorais ! railla-t-elle. Voyons, Siverrah, qui d'autre que toi s'amuserait ainsi à surgir comme un démon du coffre d'un nécromancien ?

— Euh... Un vrai démon, peut-être ?

— C'est ça... Les Elfes ont de bons yeux, tu sais. Un démon avec des écailles vert bronze, des nervures dorées sur les ailes et une cuirasse frappée aux armes de la Matriarche ? Très crédible, en effet !

— Tu n'es pas drôle ! ronchonnai-je, un peu vexée d'avoir raté mon effet. Tu aurais pu faire semblant d'avoir peur.

— Et t'encourager à continuer tes farces dignes d'un dragonneau immature ? Non, merci ! Et puis, j'ai eu mon compte de surprises et de créatures infernales, ces temps-ci.

Elle recula de quelques pas pour me laisser atterrir au sommet de la tour et rengaina sa lame dans le fourreau de cuir fixé entre ses omoplates. Son visage habituellement serein s'était crispé d'une grimace douloureuse. Je me mordis aussitôt les griffes de ma bêtise ; l'attaque de son navire par des monstres sortis tout droit des profondeurs de l'Ullhud avait fait des morts… Ce n'était pas en effet un sujet de plaisanterie.

— Oui, c'est vrai… admis-je, penaude. Les éclaireurs de Dargabäd qui vous ont secourus n'arrêtent pas d'en parler. Il parait que cette… chose a failli vous envoyer par le fond !

— Elle a essayé, en tout cas. Et ceux qui la contrôlaient étaient bien décidés à nous exterminer. Heureusement que les tiens patrouillaient dans les parages ! Sans leur aide, personne n'aurait survécu.

— Mais c'était quoi, au juste ?

— Aucune idée ! Une créature marine, à n'en pas douter, mais aucun des Ylanthii de l'équipage n'avait jamais rencontré ni entendu parler d'un tel monstre. Pas plus que nos érudits, la description que je leur ai faite ne leur évoque rien.

— Et les guerriers, ils ressemblaient à quoi ? Les éclaireurs racontent qu'ils utilisaient des sorts de glace et d'emprise terriblement puissants et qu'ils semblaient capables de respirer sous l'eau !

— En effet, mais ils étaient masqués et impossibles à identifier. Exceptée la tienne, ils pourraient appartenir à n'importe laquelle des Cinq Races. Ce qui est sûr, par contre, c'est qu'ils maîtrisent parfaitement les magies de l'Eau et de l'Esprit. Et l'intensité de leurs sortilèges témoigne d'un niveau de pouvoir très élevé.

— Par l'Unique, j'aurais tellement voulu être là et me battre, moi aussi ! Ça a dû être un sacré combat !

— Un combat qui aurait pu très mal tourner ! se rembrunit-elle. Ils n'étaient qu'une dizaine, pourtant il a fallu toute la puissance conjuguée des Elfes et des Dragons pour réussir à les mettre en fuite. Ne regrette pas d'avoir manqué cet affrontement et prépare-toi plutôt pour les prochains. Car il y en aura d'autres, je le crains.

En quelques enjambées, elle traversa la plateforme au sommet du phare et se posta face à la mer, le regard perdu dans la contemplation de son immensité. Perplexe, j'observai en silence sa mine morose ; Azerial ne s'était jamais montrée d'une humeur aussi sombre.

La jeune Elfe, rencontrée trois ans plus tôt en escortant des émissaires de ma mère à la cour du Roi Belehorn, avait un fort caractère que rien ne semblait en mesure d'abattre. Comme moi, elle était impulsive et enthousiaste, adepte des bonnes blagues et passée maître dans l'art de faire tourner les adultes en bourrique. Le temps de ce séjour en Elderiath, elle m'avait permis d'oublier un peu la rigueur de ma formation militaire. On avait connu ensemble de nombreux fou-rires et de vrais bons moments.

Malheureusement, on ne s'était pas revues depuis et ces trois années semblaient l'avoir changée. À présent, c'est à peine si je la reconnaissais. Abattue et inquiète, elle paraissait avoir perdu toute trace de son insouciance.

— Bah, pourquoi s'en faire ? tentai-je de la rassurer. Le Conseil se réunit en ce moment même et les Hauts Seigneurs trouveront bien le moyen d'écarter cette menace, si vraiment elle existe.

— Elle existe, je te le garantis !

— Eh bien s'il le faut, on se battra ! affirmai-je avec conviction. Je n'ai pas peur de quelques pillards et ça sera sûrement plus excitant que de monter la garde à la porte de la salle du trône de ma mère !

Azerial leva vers moi un visage sévère.

— La guerre n'est pas un jeu, Siverrah ! souffla-t-elle d'un ton contrarié.

— Je sais ! ripostai-je. Depuis ma naissance, on m’entraîne au combat, alors crois-moi, j'ai une vague idée du quotidien d'une guerrière !

Aussitôt, l'Elfe se radoucit et ses lèvres esquissèrent un sourire désolé.

— Tu as raison, s'excusa-t-elle, j'oublie toujours que si ton espèce est pacifique, c'est avant tout parce que vous êtes formés dès l'enfance à devenir des combattants redoutables auxquels personne n'oserait chercher querelle.

— Oui, voilà ! Ça s'appelle la force de dissuasion draconique.

— Malheureusement, je ne suis pas sûre que les autres peuples sachent contrôler leur puissance avec la même sagesse. Il suffit de voir comment a réagi Belehorn en apprenant que nos agresseurs utilisaient des sorts d'emprise et de glace. Il a tout de suite accusé les Elfes des Ombres !

— Ce n'est pas vraiment surprenant, ton beau-père a toujours eu une dent contre les Nordrethii.

— Peut-être, mais je ne serais pas étonnée si d'autres suivaient son exemple. Je crains fort que cette affaire ne réveille les instincts belliqueux et les vieilles rancœurs. J'ai un mauvais pressentiment…

— Oh ! Aurais-tu hérité du don de Longue-Vision de ta mère ?

— L'Unique m'en préserve ! Mais il n'y a pas besoin d'être Long-Voyant pour savoir que les conflits produisent toujours des victimes. De nombreux innocents souffriront si une nouvelle guerre se déclenche.

Je hochai la tête, personne n'avait envie de ça et je comprenais son inquiétude. Malgré tout, je refusais de me montrer pessimiste. Je faisais confiance à nos Seigneurs ; jusque là, ils avaient toujours su prendre les bonnes décisions pour préserver la paix.

— Tu sais quoi, proposai-je, on devrait aller voir où en est le Conseil. C'est bientôt l'heure de reprendre mon service, de toute façon. Allez, viens ! Je t'offre un vol gratuit jusqu'au Palais Blanc !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Adrian Mestre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0