CHAPITRE XXX : Puis vint le silence (3) FIN
Dans une tente voisine, le practice Paul de Laon se penchait sur Alix. La jeune femme, pâle comme la lune voilée d’un ciel d’hiver, respirait avec difficulté. Elle ouvrit les yeux et trouva la force d’un faible sourire en contemplant la petite forme qu’elle serrait contre elle, sa fille, son unique lumière dans les ténèbres.
— Elle est si belle… murmura-t-elle.
Ses lèvres tremblèrent sous l’assaut des larmes. Lianor, assise à ses côtés, resta silencieuse, le cœur serré. Lisette, malgré son angoisse et sa tristesse, à l’autre bout du lit de fortune, veillait avec une sollicitude fébrile, administrant les potions sous les conseils du médecin. Flore, quant à elle, n’avait pas lâché la main d’Alix depuis l’aube.
Le silence fut brisé par un murmure fragile.
— Où est Hugon ?
La question, simple et innocente, tomba comme un couperet.
Le visage de Flore blêmit. Lianor détourna les yeux. Lisette, resta figée. Alix les regarda tour à tour, et son sourire vacilla.
— Où… est-il ? répéta-t-elle d’une voix plus forte.
Personne ne répondit.
L’instant redouté était arrivé. Alix comprit, un souffle brisé traversant ses lèvres. Elle éclata en sanglots déchirants, serrant son enfant contre elle comme si cela pouvait suffire à la protéger de la vérité. Lisette, les mains tremblantes, lui tendit une potion sédative qu’Alix avala entre deux sanglots.
Le practice hocha la tête d’un air grave.
— Je vais rejoindre le camp pour prêter main-forte aux blessés.
Lisette se redressa.
— Je veux y retourner, je veux aller voir si Benoit est vivant.
Lianor lui prit doucement les épaules et la guida vers un siège improvisé. Elle s’agenouilla à côté d’elle.
— Il faut attendre, tu sais, il y a encore des incendies.
Elle ravala ses sanglots un instant.
— Oui, mais… mais.
Elle s’effondra en pleurs contre Lianor.
Paul quitta la tente, laissant derrière lui une scène d’une poignante intimité. Les quatre femmes se rassemblèrent autour du nouveau-né. Les mains jointes, les cœurs meurtris, elles formèrent un cercle silencieux, un maigre rempart contre la douleur, regardant le bébé, une promesse fragile que la vie, malgré tout, continuait.
Thibaut et Hans, qui attendaient dehors, entrèrent, le regard inquiet. Thibaut inspira profondément avant de murmurer.
— Il faut retrouver les nôtres.
Flore hocha la tête. Avec douceur, elle reposa la main d’Alix sur la couverture, le cœur serré par l’idée de quitter son amie en détresse. Lianor lui adressa un sourire empreint de tristesse, un fragile encouragement.
À l’extérieur, le camp baignait dans une agitation frénétique. Les cris des blessés se mêlaient au martèlement des sabots, formant une symphonie d’effroi et de désolation. La fumée tourbillonnante obscurcissait le ciel tandis que le vent dispersait des flocons de cendres. Flore resserra sa prise sur la main de Thibaut, une angoisse froide lui nouant la poitrine.
— Par Yggra… Comment allons-nous les retrouver dans ce chaos ?
Il lui prit l’épaule.
— Suivons Hans, dit-il calmement, tâchant de masquer sa propre inquiétude.
Ils avancèrent à travers le dédale des tentes, évitant les chariots renversés et les silhouettes errantes des survivants à la recherche des leurs. Des pleurs résonnaient à chaque pas, accompagnés du crépitement des derniers incendies.
— Là-bas ! s’écria soudain Hans, le bras tendu.
Une bouffée d’espoir traversa Flore lorsqu’elle aperçut Guer entouré de la famille du Henki. Sans attendre, Hans bondit en avant et étreignit son fils de toutes ses forces, la mâchoire crispée par une émotion trop longtemps contenue. Il recula juste assez pour scruter le visage du jeune homme.
— Et les autres ? Tu as des nouvelles ?
— On vient de me dire que l’on peut les trouver là-bas, au bord de la rivière.
— Où est le Henki ? murmura Hans.
Guer hocha la tête. Hans se tourna vers la mère pour la prendre dans ses bras.
— On va s’en sortir, je vous le promets.
Cendrine se serrait contre Guer, le visage marqué par les larmes.
— Bon ! allons voir, décida Hans.
Ils avancèrent avec difficultés entre les tentes, des chariots posés dans tous les sens et une foule éparse à la recherche de parents ou de proches. Ils virent une grande tente dressée au bord de la Tur. Devant, se tenait Naraël qui semblait guetter. Flore le héla, son cœur venait de bondir sous une bouffée d’espoir. Elle se jeta dans ses bras. Puis elle s’écarta et le regarda.
— Tout le monde est à l’intérieur ?
Elle vit le visage de Naraël se décomposer et une terrible angoisse lui serra le cœur.
— Pas tout le monde, murmura le vieux.
La main de Thibaut serra la sienne, l’entraînant doucement. Ensemble, ils soulevèrent le pan de la tente. L’intérieur exhalait l’odeur âcre de la peur et de la misère humaine. Une quinzaine d’ombres se tenaient là, serrées sous des couvertures élimées.
Le regard de Flore balaya la scène jusqu’à ce qu’elle tombe sur une silhouette familière.
— Maman !
Elle se jeta à genoux auprès d’elle, des sanglots jaillissant de sa poitrine. Lia, la serra de toutes ses forces, leurs larmes se mêlant en une étreinte poignante. Thibaut s’était précipité vers sa sœur et son petit frère qu’il couvrit de baisers, puis il s’en écarta, regardant tout autour.
— Où sont papa et maman ?
Lia vint vers lui et le prit dans ses bras. Il comprit immédiatement et s’effondra en larmes… enfin, rejoint par Flore qui lui caressait doucement les cheveux. Naraël se pencha vers lui et lui mit la main sur l’épaule.
— Nous ne savons pas, souffla-t-il.
Flore se releva.
— Que s’est-il passé ?
Le vieux détourna les yeux un instant, puis les fixa avec une gravité empreinte de douleur.
— Dès le début de l’attaque, nous avons quitté nos abris. Guer a trouvé une solide bâtisse en pierre et nous nous y sommes barricadés. Nous avons attendu. Guer est parti à votre recherche.
Il marqua une pause insupportable pour Flore.
— Mais peu de temps après ton départ Guer, des coups ont retenti contre la porte et on a très vite compris que des agresseurs voulaient la défoncer. Alors ton père, Thibaut, m’a ordonné d’emmener les femmes et les enfants. Il y avait une petite ouverture à l’arrière qui donnait sur l’eau de la rivière. Alors nous avons fait le plus vite possible. Je suis passé le dernier et au moment où je passais, j’ai entendu la porte céder et des bruits confus de bagarre.
Il baissa les yeux.
— Cinq hommes sont restés pour les arrêter, dont vos deux pères.
Un silence glacial suivit ses paroles.
— Nous étions presque arrivés aux portes qu’un homme-chat a surgi, menaçant les enfants… Ta mère s’est interposée et…
Un silence pesant, assourdissant, terrassa Thibaut.
— On a pu fuir, mais on ne sait pas si…, finit Naraël dans un étranglement.
— Ils sont peut-être encore vivants, murmura Flore.
Plus personne n’osa prononcer une parole.
La matinée s’étira, lourde et oppressante, sous un ciel de cendres.
Dans les ruelles encombrées de débris, des silhouettes errantes se pressaient contre les murs effondrés, leurs visages marqués par l’horreur. Des survivants, hagards, fouillaient les gravats à mains nues dans l’espoir insensé de trouver un être cher encore vivant.
Devant les restes fumants de la collégiale, des femmes en pleurs se signaient, les genoux dans la poussière, récitant des prières adressées à un ciel vide. Des hommes, les visages noircis par la suie, peinaient à reconnaître les lieux familiers. Là où s’élevait autrefois la fière église, il ne restait qu’une silhouette informe, des arches brisées s’élevant comme des ossements blanchis. La grande cloche, tombée dans l’effondrement, gisait, fendue, symbole d’une voix désormais éteinte.
Des cris étouffés, des sanglots voilés, et des murmures de prières brisées flottaient dans l’air.
Mais bientôt, même ces plaintes s’éteignirent. Il ne resta que le silence. Un silence oppressant, empli du poids des âmes meurtries et des rêves brisés.
Petit à petit, l’effroyable vérité s’imposa.
Le monde qu’ils avaient connu venait de s’effondrer.
Le cœur de Dànn avait cessé de battre.

Annotations
Versions