XLIII. Hier encore

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XLIII. Hier encore*

- « Parce qu’il n’en pouvait plus… Mais ce n’est pas de ta faute, Louka.

- C’est facile à dire…

- Pas tant que ça ! Moi aussi, je me suis demandé ce que j’aurais pu faire autrement pour ne pas le perdre. Moi aussi, je me suis sentie nulle et impuissante. Je me suis même demandé si je n’avais pas carrément utilisé son mal-être, si je n’avais pas pompé toute son énergie et toute sa lumière pour les imprimer sur mes pellicules en tout égoïsme. Tout ça pour du cinéma ! C’est tellement dérisoire… Je me suis torturée avec ça pendant des mois, pendant des années. Et puis un soir, c’était l’anniversaire de Luís, j’ai ouvert un Chianti et j’ai repensé à notre rencontre, à sa douleur en bandoulière depuis le premier jour, à la flambée noire dans son regard, à la fatigue éternelle sur ses épaules. Tout cela était déjà ancré en lui bien avant moi, bien avant toi.

- Tu crois ?

- Je le sais. C’était comme un arrière-plan qui ne s’effaçait jamais. Devant la caméra, il attirait l'œil comme un astre, il renvoyait des émotions décuplées, sublimées. Il était une page blanche sur laquelle je pouvais tout écrire. Cela le vidait, l’asséchait, comme une source miraculeuse qui se tarissait petit à petit. Mais je n’ai pas vu, pas compris, et j’ai continué à écrire pour lui. Même après sa mort, j’ai monté notre dernier film comme si tout cela ne devait jamais avoir de fin. Comme s’il n’était pas mort.

- Tu crois que ça aurait changé quelque chose si tu avais arrêté de travailler avec lui ?

- Non lo so. Il était si mal à l’aise avec son image, avec sa beauté blessée qui brillait dans le noir... Je ne saurai jamais si son métier l’a sauvé ou s’il l’a coulé. Plus tard, quand tu l’auras retrouvée, il faudra que j’en parle avec Malika.

- Si je la retrouve un jour… Tu t’entendais bien avec elle ?

- Oui, mais je la connaissais peu. Elle était simple et vive, joyeuse, jolie, joviale, alors que Luís était glacé, aigu, traumatique. Elle était sa boussole, son étoile, sa doudoune ; elle lui donnait son cap, sa lumière, sa chaleur... Leur histoire était d’une force et d’une évidence presque cinématographiques ! Mais j’ai aussi été un peu jalouse, je crois, parce qu’ils ne laissaient de place pour personne d’autre. Sauf pour toi, Louka.

- Pourtant, ça n’a pas dû être simple pour Mama ; j’étais l’enfant d’une autre...

- Oui et non. Je sais qu’elle appréhendait beaucoup de te rencontrer ; mais la toute première fois, j’étais là, et ça m’a semblé assez fluide, assez évident.

- Ils ne m’en ont jamais parlé. Ou alors j’ai oublié... Et puis ils n’aimaient pas trop me rappeler, ni se rappeler, que j’étais le fils de Natalia.

- Eh bien, c’était en plein été, je bossais à Rome avec ton père. Il t’avait récupéré quelques semaines plus tôt comme un imprévu, bien mignon mais un peu déboussolant ! Il cherchait encore son rythme, votre rythme, entre un tournage éreintant et son bébé sur les bras… Tous les soirs, il passait des heures au téléphone avec Malika. Ils étaient mariés depuis un an, Luís vivait cela comme un miracle absolu, mais elle ne t’avait encore jamais vu, et il avait très peur de sa réaction. Il n’aurait pas supporté de vous perdre, ni l’un ni l’autre.

- Et ? Elle m’a aimé au premier regard ?

- Non... Elle est venue juste pour un week-end, elle venait de finir ses études et de commencer son boulot au Maroc. Ton père et moi répétions une scène de "L'amore e la fine" qui nous donnait du fil à retordre : il était à côté à chaque prise, on ne s’en sortait pas ! Quand Malika est arrivée, il s’est illuminé, je t’assure, comme une guirlande quand tu appuies sur le bouton “ON”. Et il a enfin pu jouer correctement et boucler cette satanée scène ! Ensuite on est allé dîner tous les cinq. Pietro et toi étiez sages comme deux images… Quelque chose qui n’a plus jamais eu lieu depuis !

- Tu exagères...

- A peine ! Ce soir-là, Luís était tellement anxieux qu’il en était presque pénible. Malika était intimidée, par toi d’abord, par moi ensuite, et puis par tout ce monde du cinéma qu’elle ne connaissait pas encore. Mais elle aimait ton père infiniment, chacun de ses gestes en était la preuve. C’était un peu excluant et pourtant ça me l’a rendue sympathique : Luís en avait tellement besoin ! Nous avons aimé le même homme, pas de la même façon, mais quand même, ça rapproche. Et par ricochet, nous avons aimé son fils. Même si par moments...

- … je suis insupportable ; lo so. Et ensuite ?

- Nous avons pris un verre au bar de l’hôtel. Tu t’es mis à pleurer, ton père est monté te nourrir et te coucher. Pietro dormait gentiment dans sa poussette, et Malika et moi avons pu finir tranquillement nos Martinis. Et discuter un peu… Elle m’a dit qu’elle avait peur, très peur, de l’enfant d’une autre. Je lui ai répondu que si elle te regardait mieux, elle verrait surtout l’enfant de Luís. Elle n’a rien dit mais après quelques secondes, elle m’a fait un sourire immense et lumineux… Et puis elle est montée vous rejoindre. Le lendemain, quand je suis descendue prendre le petit-déjeuner, elle te donnait à manger à la petite cuillère, tu étais repeint à la compote de pommes et tu bavouillais comme un soleil. Tu ressemblais à Luís, Luís avant qu’il ne se brise… Il vous regardait, elle et toi, il était ému et silencieux, transparent comme quelqu’un qui n’a pas les mots mais qui ne dissimule pas. Il jouait toute sa vie amoureuse à cet instant précis, il le savait. Et il a gagné ! Un peu plus tard, vous êtes partis vous balader dans Rome ; il te serrait contre son ventre, elle portait un sac à langer Mickey et ton dauphin en peluche…

- Tiens, au fait, ce n’est pas toi qui me l’avais offert ?

- C’est ça, moque-toi de moi ! Bref… Vous étiez beaux tous les trois ; tu riais comme un roi avec tes grands yeux verts. Et j’ai pensé que vous seriez très heureux.

- Et pourtant...

- Je sais, Louka. La chute a été terrible.

- Parfois, j’ai l’impression que mes souvenirs ne sont que mensonges. D’un côté, il y a tout ce noir, cette souffrance, cette crasse qu’il remuait, et de l’autre, je ne revois que l’infini de la mer, les jeux sur la plage, les glaces à la figue…

- Moi, je crois que rien n’était mensonge. Ni l’amour de ton père, ni celui de Malika, ni votre vie au Maroc.

- Mais… Pourquoi il s’est tué, s’il nous aimait ?

- Parce qu’il était bancal depuis des années. A force de vaciller, il est tombé.

- …

- Il a lutté, caro mio, je te le jure. Il a lutté contre ses fantômes, contre ses souvenirs, contre la haine qui suintait de ses plaies, contre le désespoir qui coulait dans ses veines. Il a lutté et il a perdu. Il a perdu le jour où il n’a pas su faire autrement que de tuer cette femme. »

Louka se leva comme un ressort cassé net. Il avait les yeux pleins d’une eau stagnante, méchante, douloureuse. Chiara le suivit du regard en silence tandis qu’il traversait la pièce comme une ombre.

Il se réfugia sur la terrasse, le ciel ruisselait comme autant de larmes. La Corse semblait prête à se noyer sous un déluge de plomb, seules les balises rouge et verte du port perçaient encore l'étrange opacité du noir. C’était comme si l’enfer inondait notre paradis, pourtant c’était fluide, l’eau brillait comme du verre et la terre buvait avec avidité. Drôle de soirée...

Louka passa finalement la nuit tout seul dehors, en tête à tête avec le vent et la mer, recroquevillé dans un coin de la pergola. A la fin du film, quand Mila sortit l’embrasser, Chiara lui confia un plaid pour réchauffer notre naufragé volontaire. En revenant au salon trois minutes plus tard, Mila nous dit d’un air de petit animal perdu : “He is crying...”

Je la pris dans mes bras pour la porter dans son lit comme un bébé, elle semblait toute chamboulée, comme si son grand frère adoré n’était soudain plus le héros invincible de son enfance.

*Hier encore, de Charles Aznavour ; single, 1964.

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