CXCIV. The show must go on

4 minutes de lecture

CXCIV. The show must go on*


Sherlock Holmes n’avait qu’à bien se tenir : j’avais bien l’intention de comprendre un jour pourquoi Luís Kerguelen était hanté par une créature étrange et carnavalesque. Qui était cet homme ? Et pourquoi, des années plus tard, ce masque s’était-il retrouvé sur le bureau de cette femme, comme une menace à peine voilée ? Mon cerveau tournait et retournait ces questions dans tous les sens, jusqu’à la nausée. Car je m’attendais au pire ! Et me raccrochais aux sourires lumineux et édentés de mon bébé pour ne pas perdre le Nord.

Mais Louka, lui, semblait vraiment déboussolé. Un comble, pour un marin… Plus il en apprenait et plus il perdait pied. J’étais inquiète, impuissante, il me manquait par tous les pores de ma peau et nos quelques échanges en visiophone ne comblaient ni le vide, ni le froid que je ressentais à le savoir si loin, si mal, noyé dans ce passé si lourd et si sordide. Ses yeux clairs étaient sombres comme un orage, sa voix douce était froide comme du métal.


« - …

- Louka ? Tu m’écoutes ?

- What ? Oui… Excuse-moi.

- Ça ne va pas, toi.

- Mais si…

- Ne me prends pas pour une andouille. Je vois bien que non.

- …

- Talk to me, please.

- I don’t know what to say.

- …

- Vous me manquez, Romy. Both of you. C’est si difficile d’être là tout seul, de l’autre côté du monde, dans ce pays qui est à la fois si beau et si violent.

- Toi aussi, tu me manques. Tu nous manques. Mais tu n’es pas seul, Chiara est là, non ?

- Sure… Mais elle n’est pas vraiment elle-même. Elle n’est qu’un œil impudique, intrusif, impitoyable, qui me colle aux basques en permanence. Je t’assure, je ne peux pas me gratter le nez sans que ce soit plein cadre, c’est épuisant.

- Tu exagères…

- Non.

- Là, quand tu m’appelles, elle te filme ?

- No. J’ai droit à une pause. Ce sont presque les seuls moments où elle me fout la paix ! J’ai l’impression d’être mis à nu en permanence.

- Et tu ressens quoi ?

- Un immense vertige qui me broie les entrailles. La vie de mon père était un gouffre… Et moi, je suis là à marcher juste sur la crête. Ça me fait peur.

- Peur de tomber ?

- Oui.

- Tu ne tomberas pas, Louka.

- Comment peux-tu en être aussi sûre ?

- Because… Tu ne renonceras pas à ton fils.

- Mon père aussi avait un fils.

- Tu es plus fort que lui.

- Tu parles. Je deviens fou… Et maigre comme une arête. Tout ça pour quoi ? Je n’en peux plus, Romy.

- I know. Mais il faut que tu tiennes le coup, Louka.

- Anyway. Et vous, ça va ? Parle-moi d’autre chose, please. Parle-moi de Lisandru.

- Il va bien. Il est si mignon ! Moi qui ai toujours trouvé insupportables tous ces jeunes parents absurdement extatiques devant leur progéniture, je deviens comme eux. Mais tant pis. Après tout, le ridicule ne tue pas, comme on dit en français ! Il te ressemble un peu plus chaque jour. Et ses yeux changent de couleur, ils deviennent bleus.

- Nice.

- J’aurais aimé qu’ils soient verts...

- Moi je préfère qu’il ait tes yeux à toi.

- Oh, hier, je lui ai mis le petit pyjama que tu m’as envoyé avec le dessin de la forêt amazonienne, il avait l’air d’un minuscule cousin de tarzan. So cute !

- Je loupe tellement de choses… Si ça continue, je ne le reconnaîtrai même plus.

- Ne dis pas n’importe quoi. Et puis on se verra bientôt.

- …

- Louka ? Ça va aller ?

- Oui… J’imagine que oui. Sinon, Chiara va m’écarteler !

- Dummy !

- Tu as vu nos voisins récemment ?

- Of course. J’ai même gardé Nils hier après-midi. Il est trop drôle avec ses deux poils blonds et ses bonnes joues ! On dirait son père en miniature, avec un visage plus rond et plus clair. On en mangerait ! En l’installant côte à côte avec Lisandru pour la sieste, je me suis demandé s’ils s'entendraient aussi bien que Pietro et toi ? Et aussi longtemps.

- Je l’espère… Et Lucia ?

- She’s fine too. Mais elle trouve que le voyage de son Zio chéri est beaucoup trop long.

- Cara mia… Ça me manque de ne pas la voir tous les jours.

- Tu la verras bientôt.

- …

- Louka, il faut que je te laisse, j’ai des courses à faire.

- Bon…

- Je t’embrasse.

- Moi aussi, je t’embrasse. Je vous embrasse tous les deux.

- …

- …

- Attends, Louka !

- What is it ?

- Je viens de penser à un truc. Ce type, là. Le fantôme avec le masque bizarroïde. Well, c’est moche, mais… Ça ne pourrait pas être son père ?

- What ? Non. Papa n’avait pas de père.

- Tout le monde a un père, Louka. Il n’est pas né du Saint-Esprit.

- Evidemment. Mais j’ai vu son extrait d’acte de naissance. La case est vide. Père inconnu.

- Bon… Alors un beau-père ? Sa mère a pu avoir un mari. Un mec.

- That’s right. Ou un mac…

- Un quoi ?

- Un mac. Un maquereau. A pimp.

- Oh… Maybe.

- …

- Louka, il doit y avoir un service de l’état civil, à São Paulo ?

- Of course.

- Tu sais si elle y est née ?

- Oui. Elle y est morte, aussi.

- Alors tu devrais y aller pour demander un acte de naissance. Comme ça, si elle a été mariée, tu le verras.Tu n’as rien à perdre, de toute façon.

- C’est vrai. Et puis j’ai déjà fait le tour de tellement d’administrations brésiliennes que je ne suis plus à ça près ! »

Lorsque nous eûmes raccroché, je restai quelques secondes les yeux dans le vide, le cœur dans le vague, à me demander si j’envoyais Louka à l’abattoir d’une énième fausse piste ou si au contraire, mon intuition serait la bonne ?


Après tout, ça valait mieux que de tourner en rond comme il le faisait depuis quelques jours. Mais j’étais à des années-lumière de me douter de ce qu’il allait trouver.



*The show must go on, de Queen ; in Innuendo, 1991.

Annotations

Vous aimez lire Marion H. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0