IV. Cocktail chez mademoiselle

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IV. Cocktail chez mademoiselle*

Pendant près d’une heure, stars et anonymes, tout de pleurs vêtus, s’inclinèrent devant l’illustre trou noir. Les hommages étaient mielleux, clinquants, j’en éprouvai un vague malaise. Et c’est avec soulagement que je quittai enfin ce cimetière trop achalandé, dans le sillage de Mila et de son père. J’aurais volontiers fui les mondanités mortuaires, mais la petite se cramponnait à moi et je dus suivre le mouvement jusqu’au bout.

L’appartement de Thomas et de Natalia avait des airs de festival de Cannes. Des dizaines de pique-assiettes avec smokings, robes longues et talons vertigineux se pressaient autour d’un buffet généreux en sirotant un champagne millésimé. On murmurait sur la grâce de la défunte, on soutenait son veuf, on plaignait son orpheline, et surtout, on observait Louka qui ne prenait même pas la peine de s’en rendre compte.

Il était arrivé deux heures après tout le monde. Il était accompagné d’une femme d’une cinquantaine d’années dont je connaissais les films mais non les traits : Chiara Battisti, grande dame du Septième Art doublement oscarisée, et d’un garçon très brun qui semblait être son fils et qui se prénommait Pietro. Ils semblaient très intimes avec Louka, l’entourant et le couvant de l'œil. Ils s’assirent tous les trois dans un coin du salon, ils se parlaient en italien sans trop se mêler aux autres invités.

En les apercevant, Mila courut vers eux sans que je ne parvienne à la retenir. Elle salua timidement Chiara Battisti, embrassa Pietro très fort et s’effondra contre son frère en lui réclamant un câlin. Elle recommença à pleurer et il la serra contre lui, il lui parla gentiment, lui caressa les cheveux, et elle finit par s’endormir, la tête au creux de son épaule, recroquevillée sur le canapé.

Un peu plus tard, Thomas me demanda de la mettre au lit. Je m’approchai et Louka me vit enfin. Il eut l’air plus amusé que surpris. Il me salua sans heurt et entreprit de se lever pour porter Mila jusqu’à son lit. Elle ouvrit les yeux dans la manœuvre, arguant qu’elle ne voulait pas se coucher, s'agrippant à son frère de toutes ses forces. Mais il ne céda pas, la déposant tout doucement au creux de sa couette blanche estampillée Disney. Il l’embrassa, murmura quelques secondes à son oreille d’une voix très douce, puis il sortit de la chambre. Mila réclama une histoire de fée et de princesse, puis elle s’assoupit d’un sommeil amer.

Quand je revins au salon, les Battisti étaient partis. Louka circulait d’un groupe à l’autre et serrait les mains comme une formalité, recevant avec effort les condoléances froides de tout ce beau monde. Il écourtait au maximum les envolées nostalgiques des uns, évitait les embrassades liquoreuses des autres... Il s’en tint au strict minimum avant d’aller rapidement prendre congé de son beau-père.

Thomas lui serra la main longuement, lui disant de prendre soin de lui et de passer voir Mila de temps en temps, Louka acquiesça sans trop y penser et c’est là qu’on eut la gênante idée de lui demander de me raccompagner. J’habitais sur sa route, semble-t-il.

Je me retrouvai donc coincée avec Louka Kerguelen dans une voiture effroyablement confortable, avec des idées plein la tête. Je me lançai dans un long monologue, je lui dis que je ne l’avais pas fait exprès, que je ne l’avais pas reconnu, que j’étais la nounou de sa sœur, que j’étais désolée. Je parlai non stop jusqu’à ce que, arrêté devant ma porte, il ne se tourne vers moi pour me dire, doucement et fermement : « Good night. »

Je sortis précipitamment, je ne lui répondis même pas, je me traitai intérieurement de reine des bavardes et de tsarine des godiches. Mais je retins la leçon, la morale de l’histoire : une nuit, mais pas deux.

*Cocktail chez mademoiselle, de Laurent Voulzy ; in Le coeur grenadine, 1979.

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