XXV. Si, maman si

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XXV. Si, maman si*

Louka avait baissé la voix au fur et à mesure, il regardait fixement la nuit, droit devant, ses mots n’étaient plus qu’un ruisseau étranglé et il avait visiblement un nœud de chaise bien souqué dans la gorge. Ses yeux étaient humides, l’acier en avait chassé le bronze, mais il ne pleurait pas encore. Je ne savais pas quoi lui dire, alors je posai ma main sur son bras et j’attendis la suite. Après quelques minutes, il continua, tellement doucement... Comme si, même dix ans après, malgré toutes ces langues avec lesquelles il jonglait en permanence, il lui était difficile de trouver les mots justes pour qualifier un tel fracas.

« - Je n’ai aucun souvenir de l’avion, le black-out total… Je ne sentais plus rien. Je n’ai pas dormi, pas mangé, j’ai juste pleuré en silence, encore et encore. A l’arrivée à JFK, Natalia était là avec une horde de photographes, elle m’a pris dans ses bras en me serrant trop fort, tous les pores de ma peau refusaient son contact dégoulinant. Elle empestait le parfum, parlait trop haut, prenait la pose à outrance, j’avais envie de vomir ou de mourir. Natalia se pavanait pendant que très loin, très seule, Malika était tombée à terre… Dans ma tête de môme, Natalia était responsable de cette chute, de cette déchéance, et jamais je n’ai pu passer outre. J’ai été odieux avec elle, je refusais de manger, je lui parlais en arabe, ça la rendait folle ! Alors elle m’a collé en pension, puis quand mon père est mort, elle m’a envoyé en France… J’ai retrouvé Pietro et Chiara, j’ai fini de grandir avec eux, grâce à eux. Je n’ai revu Natalia que quelques fois, presque par erreur, quand j’allais voir Mila… Je n’avais pas de place pour elle dans ma vie, j’avais déjà une mère et je n’en voulais pas d’autre.

- Pourtant tu as presque trouvé une autre mère avec Chiara… Non ?

- Un peu... Mais pas vraiment. Elle m’a accueilli quand je n’avais plus personne, elle m’a nourri et consolé. Elle m’a porté et supporté quand je ne tenais plus debout. Elle m’a sacrément cadré aussi : personne ne m’a jamais engueulé comme elle ! Elle était la mère de mon meilleur ami et la meilleure amie de mon père, elle a toujours eu une place dans ma vie. Alors elle n’a jamais essayé d’effacer Malika… Chiara a été le trait d’union entre mes deux vies, sans elle je me sentirais complètement schizophrène. Chez elle, j’avais le droit de parler du Maroc, j’avais le droit d’aimer mon père, j’avais le droit de me souvenir de qui m’avait nourri et torché ! Même si on n’en parle pas très souvent...

- Pourquoi ?

- En fait, Chiara en parle, mais moi, j’évite le sujet. Trop douloureux... Alors qu’elle, elle adore parler de mon père, des films qu’ils ont faits ensemble ; quand elle commence, ça peut durer des heures. Chiara est une grande dame exubérante, entière, théâtrale, et tellement italienne ! Toute sa vie se dessine autour du cinéma. Elle n’était pas souvent là, quand on était ados, mais on pouvait compter sur elle. Elle m’a ouvert sa porte sans condition, sans question, elle a recollé mes morceaux un par un et elle ne m’a jamais foutu dehors alors que je l’aurais mérité cent fois ! Je lui dois beaucoup, je le sais.

- Et Malika, elle était comment ?

- Toute simple... Mais fabuleuse comme un paradis perdu. Elle était douce, moelleuse, à la fois drôle et indestructible. Elle était mariée au plus beau mec du monde mais elle s’en foutait complètement. Elle le bousculait sans hésiter et ne laissait ni fans hystériques, ni vieux démons interférer dans leur vie. Elle l’aimait bec et ongles, elle était roc comme il était cristal, elle le boostait comme une ombre bienveillante. Et avec moi, je ne saurais pas bien te décrire, les mots se bloquent ; mais elle a été merveilleuse, lumineuse, chaleureuse, malicieuse, harmonieuse… Elle m’a cousu, tricoté, façonné ; sans elle, je ne serais pas là… Et personne ne t’empêcherait de dormir à 4 heures du matin !

- Ce n’est pas grave… C’est ce qui arrive quand on joue les infirmières : on est sur le pont 24h/24 ! Voilà, tu es comme neuf, ou presque... En fait, tout ce que tu racontes me fait penser à ma mère. Je ne t’ai jamais parlé d’elle ?

- Très peu… Vas-y, on est en pleine soirée à thème.

- Moi je n’ai eu qu’une seule mère, banalement ! Mais elle a été à elle seule l’intégralité de ton trio. Elle m’a donné son sang et portée dans son ventre, elle m’a fait des cupcakes et des câlins, elle m’a houspillée pour que je file droit. Comme toi, j’ai grandi dans les coulisses du cinéma, mais pas côté paillettes : côté petites mains. Ma mère était brune, rieuse, avec des yeux clairs comme ton whisky. Elle était jolie mais surtout, elle avait le don d’embellir les autres, les stars qui brillaient devant les caméras. Elle était la réalité dans un monde de fiction, avec ses pieds sur terre et son ironie mordante. Mon père, lui, est un rêveur, un solitaire pendu à son imaginaire et à son clavier : ma mère était son ancre, son lien vers la vraie vie, sa cerise sur le cake... Il est devenu veuf comme il aurait perdu une jambe. La mort a été cinglante, absolue, impitoyable, elle nous a pris my mom pour ne plus jamais nous la rendre. Je n’ai pas réalisé tout de suite. C’était si injuste, si douloureux, si anesthésiant, ça ne pouvait pas être vrai… J’ai refusé d’y croire. Et c’est mon père, pourtant champion du monde de la rêverie candide, qui m’a forcée à regarder les choses en face. Un matin très tôt, il m’a emmenée sur sa tombe, il faisait froid, le jour se levait à peine, il m’a parlé longtemps : la vie, la mort, l’amour, ce genre de trucs… Il est scénariste, alors il sait manier les mots et il leur fait dire ce qu’il veut, comme il veut : il a tapé dans le mille. Je n’ai jamais autant pleuré que dans ce cimetière perdu dans l’aube du Wyoming, en serrant sa main froide très fort dans la mienne.

- Pourquoi tu me racontes ça maintenant ?

- Because you look angry, broken, sad and most of all, completely lost… That’s exactly how I have been feeling myself, until my Dad made me face her grave in that frozen cemetery. Ton père, Louka, est un astre mort : sa lumière brille encore, son sourire passe en boucle sur des tas d’écrans, mais tu ne pourras plus jamais t’appuyer sur son épaule. Natalia n’est qu’un fantôme transparent et pathétique, elle n’a eu ni saveur ni couleur dans ta vie, et rien ne rattrapera cela. Accepte-le, Louka… Même si ça fait mal. Surtout si ça fait mal.

- …

- Il te reste Chiara. Et il te reste Malika. Ta mère, celle de tes tripes, celle que tu as aimée de tous tes rires de gosse, est en vie quelque part. Si tu savais comme j’aimerais revoir la mienne, juste cinq minutes, pour fermer les yeux dans la chaleur de ses bras une toute dernière fois… Je comprends que tu aies peur, une grosse trouille bien boueuse vissée au creux de ton estomac. Mais tabernacle, comme disait mon prof de français au lycée, au moins appelle-la ! »

Louka était comme un funambule perché sur le fil de mes mots, il marchait sans filet en écoutant très fort. Ses yeux d’algue baignaient dans une eau amère, stagnante, et ne me voyaient pas. Il garda le silence pendant quelques minutes, un silence triste, plutôt vaseux ; puis son corps commença à trembler, il recroquevilla les épaules, cacha son visage dans sa main, et enfin, le verrou cassa. Les larmes inondèrent ses joues, sans un son, sans un frein, s’infiltrant sous ses doigts pour s’écraser au sol.

Je restai quelques secondes près de lui puis, citant involontairement The Clash, je lui demandai en lui touchant le bras : “Should I stay or should I go ?”. Il me murmura, sans lever le nez, que je pouvais le laisser seul et retourner me coucher. Je me relevai tout doucement et, j’ai presque honte de le dire, une fois bien au chaud dans son lit, je m’endormis instantanément.

* Si, maman si, de France Gall ; in Dancing Disco, 1977.

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