XXVII. Prendre un enfant

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XXVII. Prendre un enfant*

Mon petit Louka,

Tu es parti tout à l’heure et me voilà seule dans notre maison triste.

Je ne pensais pas qu’une telle douleur existe, douleur qui ronge, qui use, qui creuse. Je dois continuer sans toi, sans crier gare, sans préavis, sans recours ni retour, alors que depuis des années, je ne vivais que pour toi, pour Luís, pour vos rires et vos regards. Tu sais comme j’aime ton père, il me manque chaque jour, chaque nuit, la vie sans lui est dure et froide. Il tient ma force et mon amour entre ses doigts et tant qu’il ne reviendra pas, je ne marcherai pas droite. Mais toi, Louka, tu es ma vie, mon soleil, ma douceur et ma joie, sans toi l’existence est inimaginable.

La Justice l’a décidé impitoyablement : je ne suis pas ta mère. Mais tu es mon enfant, Louka, tu es mon enfant par-delà tous les juges et toutes les frontières. Je t’ai soigné, je t’ai nourri, je t’ai bercé ; je t’ai appris ce que je sais, ce que j’aime, je t’ai enseigné ma langue et mon histoire. Rien n’effacera cela ! Tu es beau comme elle, tu portes son sang et sa lumière à elle, c’est vrai ; mais tout ce que tu es, tout ce qui t’amuse ou te révolte, tout cela me reflète comme un miroir magique.

Je me suis battue, mon Louka, je te le jure ! Je leur ai dit que tu étais mon fils malgré tout ce qu’ils pouvaient croire, malgré le sang et l’état civil. Comment un nom sur un acte de naissance peut-il être plus fort que tout le temps que j’ai passé à t’apprendre la vie, à souffler sur tes bobos, à gronder tes caprices ? C’est insupportable, et jamais je n’avais pensé, malgré l’arrestation de ton père, que l’on pourrait en arriver là. Devant ce vide.

Je t’aime, mon enfant. J’aime te regarder dormir et t’entendre chahuter dans l’escalier. J’aime ton visage qui ressemble tant à celui de Luís, j’aime la chaleur de tes câlins, j’aime cuisiner en cachette ton tajine d’anniversaire. J’aime ta voix qui résonne quand tu rentres du collège et ton rire qui se vrille quand tu joues dans les vagues.

Je suis perdue maintenant. Dois-je faire comme ces mères-courage de la télévision qui remuent ciel et terre et larmes pour retrouver leur môme ? Ou dois-je accepter cette sentence ? Seras-tu heureux avec elle comme tu l’as été avec moi ? Elle est belle, brillante, riche, son mari n’a tué personne... Mais saura-t-elle prendre soin de toi ? Si au moins j’étais sûre de cela !

Si j’en étais sûre, je me convaincrais peut-être que tu seras heureux... Que tu aimeras les beaux gratte-ciel de New York comme tu as aimé les fières maisons blanches d’Essaouira. Que tu construiras une nouvelle vie. Sans moi… Cela me déchire de penser cela et pourtant, c’est mon seul espoir : celui de te savoir heureux, encore et toujours, envers et contre tout. En tout cas, demain comme hier, si tu as besoin de moi, je serai juste là, de l’autre côté de l’Atlantique : depuis le bout de Long Island, tu n’auras qu’à regarder vers l’Est, et tu sauras que je pense à toi.

Je souhaite de toutes les forces qui me restent qu’un jour ton père sera libre, que son sourire rejaillira de sa peau mate et que sa main se posera de nouveau sur la mienne. J’espère aussi que tu ne m'oublieras pas, que tu te rappelleras dans un coin de ta mémoire que tu es un peu marocain, et par-dessus tout, j’espère que tu reviendras et que ce jour-là ne sera pas si éloigné que tu n’oseras plus m’appeler Mama.

Je t’aime fort, mon Louka, tu me manques au-delà de tout.

Mama.

Malika Kerguelen Dos Santos

* Prendre un enfant, d'Yves Duteil ; in Yves Duteil, 1977.

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