LXX. Que serais-je sans toi

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LXX. Que serais-je sans toi*

« - … Alors vous êtes amie avec Louka ?

- Yes I am.

- Vous êtes américaine ?

- Oui, du Wyoming ; aujourd’hui j’habite à New York. J’ai vécu à Paris aussi.

- Voilà pourquoi vous parlez si bien le français… Quelle étrange situation ! Louka était plein de vie, si vous saviez, il était beau comme un soleil, il était beau comme toute la lumière de ma vie. Je l’appelais Shams, ça veut dire “soleil” en arabe… Enfin, je l’appelais comme ça tant qu’il était encore trop petit pour râler et trouver ce surnom ridicule ! C’était un enfant plein de joie et de rires ; et maintenant, il ressemble au cadavre de son père… Pardon, c’est affreux de dire ça.

- Je comprends... A moi aussi, ça me fait peur de le voir comme ça, blanc et immobile. Ce n’est pas lui. Mais quand il se réveillera, vous verrez comme il regarde la mer avec ses yeux d’émeraude. Vous verrez comme sa voix et ses gestes changent selon qu’il parle italien, français ou anglais. Vous verrez comme il se chamaille avec Pietro comme s’ils n’avaient jamais grandi. Vous verrez comme il est fier quand Lucia l’appelle très fort “Zio Louka” en lui sautant dans les bras. Alors vous le retrouverez, votre soleil ! Il vous attend depuis tellement longtemps.

- Il m’attend ?

- Oui. Il me l’a dit.

- Pourtant il n’a jamais répondu à aucune de mes lettres.

- Parce que Natalia ne les lui donnait pas.

- Vous croyez ?

- Je le sais. Il ne les a lues que bien plus tard ! Alors il vous a cherchée. Il est allé à Essaouira, mais la maison était vide.

- Oh… C’était quand ?

- Il y a quatre ans, à peu près… En février ou mars, je crois.

- J’avais quitté la maison en novembre... Alors il ne m’avait pas oubliée ? Merci de me dire tout ça, mademoiselle.
- Romy ; je m’appelle Romy.

- C’est un joli prénom ! Parfait pour côtoyer des Battisti ou des Kerguelen.

- Mes parents travaillaient dans le cinéma, eux aussi. Alors évidemment...

- Ils ont très bien choisi : vous êtes ravissante ! Comme cette actrice allemande…

- Merci pour le compliment, même si je ne crois pas que tout le monde soit de cet avis !

- Allons donc, mon soleil serait devenu aveugle ? J’en doute.

- …

- Oh, pardonnez-moi, je vous fais rougir à vous parler de Louka… Vous l’aimez ?

- Euh ! Pourquoi vous me demandez ça ?

- Parce que moi, je ne suis pas aveugle. Louka vous a apparemment raconté beaucoup de choses… Et je ne sais plus quel âge a aujourd’hui la fille de Natalia, mais elle est sûrement un peu grande pour que vous soyez ici comme baby-sitter ! Mais ça ne me regarde pas, Romy, excusez-moi si j’ai été indiscrète. Je vais aller me reposer, je commence à dire n’importe quoi ! A plus tard. »

Ensuite les jours passèrent ; Pietro reprenait des forces doucement, mais Louka végétait dans un état stationnaire. Stationnaire, quel horrible mot ! C’était comme une torture qui ne s’arrêtait jamais.

Le pire, c’est que la vie finit par reprendre son cours. Mila, contrainte et forcée par son père, dut rentrer à New York pour retourner au collège. Thomas reprit le travail, comme Malika, Chiara et moi. Ingrid resta donc seule, avec sa gamine sous le bras, et loua un petit appartement près de l’hôpital.

Pietro était sorti d’affaire, mais la rééducation serait longue. Quant à Louka, les médecins nous avaient dit qu’on ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre.

Dans mon souvenir, cela dura des siècles, mais dans la réalité il se passa exactement dix-neuf jours entre mon départ de Sydney et la réception d’un texto collectif :

Ingrid Battisti : “Chers tous, Louka s’est réveillé ce matin. Il est désorienté, épuisé, il est toujours intubé et ne peut pas parler. Ni râler ! J’en ai profité pour le filmer quelques secondes, bon, on le voit à peine avec les tuyaux partout et les machines… Mais il est bien là, ses beaux yeux verts sont devenus presque noirs quand j’ai approché mon téléphone pour faire cette vidéo mais ils ont souri très fort quand Pietro a débarqué dans la chambre sur son fauteuil roulant avec Lucia piaillant sur ses genoux. J’ai presque dû attacher ma fille pour l’empêcher de lui sauter dessus ! Elle est bien heureuse de retrouver son Zio adoré, même si elle ne comprend pas trop pourquoi il est dans cet état. Je vous embrasse et je veille sur eux. Ingrid.”

*Que serais-je sans toi, de Jean Ferrat ; in La montagne, 1965.

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