CXVI. Dès que le vent soufflera

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CXVI. Dès que le vent soufflera*

Ajaccio, par un beau soir de lune. Louka et moi avions passé l’après-midi à tout préparer pour notre petite croisière (qui a dit “en amoureux” ?). J’avais couru du Spar au marché, en passant par une pâtisserie orientale juste en face du port, afin de nous avitailler pour quelques jours. Pendant ce temps, Louka avait entrepris de remplir tout un tas de paperasses avec le loueur et de vérifier le matériel de sécurité : tout semblait conforme. Ouf ! Et son air de gamin heureux, lorsqu’il découvrit le petit paquet de cornes de gazelle au fond de mon sac, me récompensa largement de mes efforts.

La ville était volubile tout autour de nous. Sur le port Tino Rossi, les plaisanciers trinquaient d’un bateau à l’autre, d’une langue à l’autre. Juste en face, les terrasses s'agitaient comme autant de fourmilières. Plus haut, la citadelle éclairée dans la nuit semblait veiller sur ce rythme si particulier à la Corse, comme si l’effervescence du monde ne l’atteignait jamais complètement. Au loin, les ombres des montagnes faisaient comme un trou noir dans le ciel étoilé et un ferry habillé de rouge et de blanc quittait le port de commerce à grands coups de sirène.

Nous avions prévu de dîner sur le pont du bateau. C’était un beau voilier de 35 pieds avec deux cabines et des rangements partout, du sol au plafond. Sa coque blanche, cul à quai, arborait son nom et son port d’attache en lettres bleues : Libertà sempre, Ajaccio. Il était parcouru en tous sens par des nervures multicolores nommées drisses, écoutes, aussières, bouts ou rabans… J’avais passablement oublié tout ce vocabulaire marin, a fortiori en français. Mais l’ensemble résonnait comme une invitation au voyage.

Et pour fêter cela, j’avais aidé le capitaine à faire le dîner, dans la limite de mes incompétences culinaires, puisque j’avais été chargée de préparer des toasts de tapenade, d’ouvrir le vin pour qu’il s’aère et de découper les tomates. Bocuse était loin, certes, mais vu mon absence totale de prédisposition pour la cuisine, on ne peut que noter mon bel effort de participation !

Pendant que je m’affairais, Louka était au téléphone, tout en me guidant du geste et du sourire. Il avait appelé Chiara (que nous avions quittée à peine quatre heures plus tôt…), puis Malika juste après. Une fois de plus, en entendant les deux conversations, je m’étonnai de sa différence de gestuelle selon qu’il s’exprimait en italien ou en arabe. Ses échanges avec Chiara sonnaient fort et clair, ses mots riaient, vrillaient, affirmaient. A l’inverse, il parlait à Malika d’une voix très douce, avec une indéniable fragilité. Comme si quelque part, il n’osait pas. Pas encore…

Lorsqu’il raccrocha enfin, nous pûmes trinquer joyeusement à nos vacances (qui a redit “en amoureux” ?).

« - Pace è salute !

- Cheers ! Comment vont toutes tes mères ?

- Bien ! Juste un peu inquiètes, peut-être.

- Je les comprends…

- Ah ? Toi aussi ça t’inquiète de prendre le bateau avec moi ?

- Avec toi, pas spécialement. Mais quand même.

- Why ?

- Well… Tu te souviens que vous avez failli mourir, Pietro et toi ?

- Oui. Je m’en souviens bien. Mais ça n’a rien à voir !

- Pourquoi ?

- Parce que… Ce qui s’est passé là-bas ne se passera pas ici.

- Comment peux-tu en être aussi sûr ?

- Pas la même zone, pas la même météo… On ne risque rien, là.

- …

- Tu me fais confiance, Romy ?

- Oui ! Mais…

- Mais ?

- En fait, tu ne m’as jamais raconté ce qui s’était passé.

- Et tu crois vraiment que c’est une bonne idée d’en parler là, maintenant, juste avant de partir ?

- Actually, oui. C’est une excellente idée. So ! What happened ? »

Alors il me raconta.

Il était une fois, deux amis d’enfance, plutôt bons marins, partis à l’autre bout du monde pour s’aérer l’esprit.

Leur entente était parfaite, le bateau filait bien, la mer était infinie tout autant que le ciel. Certes, ils avaient reçu par le satellite une belle alerte météo, costaude, dissuasive, mais qui normalement devait passer au large par rapport à eux… Sauf que rien ne s’était déroulé comme prévu.

Le choc avait eu lieu vers deux heures du matin, alors que Pietro était de quart. Louka, lui, dormait dans sa cabine. Il avait soudain senti une grande secousse, comme s’ils avaient heurté un container ou un cétacé… Fort heureusement, cela l’avait réveillé immédiatement. Alors il s’était habillé et avait foncé sur le pont pour voir ce qui se passait.

La mer avait forci, le vent soufflait comme une tornade, le teck était glissant sous les pieds. Pietro était blessé, le mât était arraché et la coque passablement éventrée. Louka avait lancé un MAYDAY et tenté de limiter la voie d’eau, avant de parvenir à attacher Pietro au bateau et à s’y arrimer lui-même. Puis il avait attendu dans le noir, jusqu’à ce qu’une vague plus violente que les autres ne le fasse tomber comme un fêtu de paille, la tête sur un winch. Alors il s’était évanoui…

A son réveil, il était à l’hôpital de Sydney et plusieurs semaines s’étaient écoulées.

Finalement, ils devaient leurs vies sauves à une balise de détresse qui avait automatiquement transmis leur position GPS, à leurs combinaisons hauturières ultra chaudes qui leur avaient évité l’hypothermie, et à l’aussière avec laquelle Louka les avait tous les deux attachés au bateau. Leur survie n'avait tenu qu’à un fil !

Et pourtant, il semblait se demander très sincèrement pourquoi Malika et Chiara pouvaient s’inquiéter qu’il reprenne la mer. Ne savait-il donc pas à quel point elles l’aimaient ? Et moi, ne savait-il donc pas à quel point je l’aimais ?

* Dès que le vent soufflera, de Renaud ; in Morgane de toi, 1983.

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