CXIX. Presque rien

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CXIX. Presque rien*


Mon père m’accueillit comme il l’avait toujours fait : comme une reine. Je retrouvai avec un plaisir infini la simplicité de notre maison, la sonorité de ma langue, le goût des t-bone steaks. Je me sentais bien, et même si je n’avais pas à me plaindre de ma vie à Paris, je savais que je n’y serais jamais complètement chez moi. Mon home sweet home serait toujours mon bon vieux Wyoming.

Pendant les trois premiers jours, je ne fis à peu près rien. Je dormais beaucoup, vaincue par le décalage horaire, je me nourrissais joyeusement de hot-dogs noyés de ketchup, je bavardais avec mon Daddy, tous les deux assis face à face dans la chaleur écrasante du salon. Parfois, mon téléphone vibrait doucement au rythme des textos de Louka. Mon père, évidemment, ne manqua pas de capter mes sourires niais et mon impatience ! Et sa curiosité s’éveilla.


« - Dis-moi, ma fille ; ton portable s’agite trop pour être honnête ! Tu as un amoureux ?

- Well… Peut-être, Dad.

- Mais encore ?

- Mais encore… Quoi ?

- Je veux tout savoir sur ce garçon. Nom, âge, boulot, études, profession des parents… C’est un Français ? Il est gentil avec toi j’espère ?

- Dad, please…

- Je t’écoute, ma chérie.

- Arrête de me faire ton numéro de papa jaloux !

- Mais je suis un papa jaloux, évidemment ! Alors, qui est l’heureux élu ?

- Tu le connais déjà.

- Ah bon ?

- Oui. C’est Louka Kerguelen, Dad.

- …

- Tu l’avais trouvé plutôt sympa, as far as I remember ?

- Oui… Oui, c’est vrai. Mais…

- Mais ?

- Eh bien… Je ne m’attendais pas à ça.

- Moi non plus, actually. Mais je l’aime. Je n’y peux rien…

- Tu lui as dit que tu avais été enceinte de lui ?

- Oui, il le sait maintenant.

- Good. Il fallait qu’il le sache. Alors vous êtes de nouveau ensemble ?

- Oui. Je crois qu’on peut dire ça…

- Il est à Paris ?

- Non. Il vit à Paris, mais là il est en Corse. Et dans trois jours, il part en Italie retrouver sa sœur.

- Mila est en Italie ? Pourquoi donc ?

- Elle était en séjour linguistique à Rome. Louka va la voir avant qu’elle ne rentre en Amérique.

- Very well

- What is it, Dad ?

- Disons que j’ai beau travailler dans le cinéma, je n’aurais jamais pensé que tu me ramènerais le fils Kerguelen ! Ta mère était complètement fan de son père, ça m’énervait pas mal, mais j’imagine que le fils n’y est pour rien… Il prend bien soin de toi ?

- Oui, papa.

- Good ! Amène-le moi un de ces jours, pour que je voie ce qu’il a dans le ventre… En attendant, il est temps d’aller préparer tes affaires pour notre escapade ! On part tôt, demain.

- Je suis presque prête ! »


Car mon père m’avait fait la surprise de prévoir quelques jours de camping tous les deux, comme quand j’étais petite. Nous faisions cela souvent, lorsque ma mère travaillait au loin et qu’elle nous manquait : nous partions marcher, juste lui et moi, et nous pensions à elle depuis le milieu de nulle part… Mais un nulle part qui était mon nulle part à moi, mon pays à moi, avec ses paysages infinis, sa douceur sauvage, sa vive immensité.

Nous partîmes avec tente et sacs à dos : j’étais enthousiaste comme une gamine ! Même si au bout de deux jours, j’avais mal aux pieds et je râlais un peu, mais pas trop fort, parce que je n’avais plus de réseau téléphonique… Mais tout le reste était parfait. Le ciel était d’un bleu presque irréel, les montagnes nues se détachaient dans une quiétude absolue, les herbes jaunes caressaient le lit d’un ruisseau asséché. Je sentais la force du Wyoming irradier jusqu’à moi par tous les pores de ma peau.

Cette longue randonnée fut pour moi l’occasion d’échanger avec mon père comme nous ne l’avions pas fait depuis longtemps. Il me parla de mon enfance, de la sienne, de mon grand-père qui l’emmenait pêcher le long de Snake River quand il était petit, de son institutrice en primaire qu’il avait détestée, de ma mère qu’il avait tant aimée, de Jane dont il était amoureux aujourd’hui… Et je lui racontai Paris, l’ambassade, Louka, Chiara, Pietro, Ingrid, Letizia et mille autres choses.

Cela me fit un bien fou. En effet, mon père et moi avions passé des années tout recroquevillés : depuis la mort de ma mère, nous étions à la fois séparés et réunis par le chagrin. Nous avions fait face, côte à côte, pendant tout ce temps. Il m’avait portée jusqu’à ma vie d’adulte, il m’avait aimée et protégée… Désormais, mon père était de nouveau capable de me parler de la vie, du soleil, de la beauté de la nature, de la fraîcheur de la rivière.


De l’avenir.



*Presque rien, de Francis Cabrel ; in Hors-saison, 1999.

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