CLIII. Mon fils ma bataille

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CLIII. Mon fils ma bataille*

Louka s’était levé comme un ressort, droit devant la mer, mais sans faire un pas. Il était là, tout près, je n’avais qu’à tendre la main pour le toucher... Pourtant, je ne bougeai pas.

Les minutes s’évaporaient tout autour de nous mais le temps ne s’arrêtait pas pour autant. J’entendais des enfants qui jouaient, une femme qui chantonnait, une voiture qui passait en cahotant, un touriste qui demandait son chemin… Essaouira était vibrante, vivante, émouvante, la vie s’écoulait dans une étrange normalité tout autour de nous alors que ma peau, mes yeux, ne percevaient plus rien d’autre que le corps de Louka qui s’était bloqué comme un fantôme.

Il finit cependant par se rasseoir, juste à côté de moi, à même le sable, tête baissée. Je l’entendis respirer un grand coup, puis il continua.

« - Vraiment, tu es enceinte ?

- Je n’en suis pas sûre.

- Tu n’as pas fait de test ?

- Si ; négatif. Mais c’est trop tôt, ce n’est pas fiable.

- Mais, quand même…

- Louka… Je suis crevée, nauséeuse, gonflée comme un ballon… Comme la première fois.

- …

- Please. Parle-moi.

- I don’t know what to say.

- Dis-moi ce que tu penses.

- Je crois qu’il vaut mieux que je n’y pense pas trop.

- Moi, j’y pense tout le temps...

- C’est si important que ça ?

- Oui. Je veux des enfants.

- Des ? Au pluriel ?

- Oui. Mais un par un, de préférence ! Ne commence pas à paniquer à cause du numéro 2.

- Well, je panique déjà très bien pour le numéro 1…

- A ce point-là ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- …

- Tu es doué avec les enfants. Ils t'adorent. Regarde Mila… Et Lucia ! Elle n’a pas d’autre héros que toi, et ce sera pareil pour son petit frère. Alors pourquoi tu as si peur d’un enfant à toi ?

- Parce que je ne suis pas prêt à gérer la vie de quelqu'un d’autre. Parce que je viens d’une famille où tout le monde meurt jeune et violemment. Et même si j’arrive à avancer, des fois, pour certaines choses de la vie, je sais qu’avoir un môme, c’est un pas trop grand pour moi.

- ...

- J’ai peur de tomber, Romy. Tant que je n’ai pas d’enfant, ce n’est pas grave ; je peux mourir, perdre la bataille. Mais après, je n’aurai plus le droit.
- Parce que tu as l’intention de perdre cette bataille ?

- Je ne sais pas.

- Moi, j’ai une autre idée.

- …

- Et si on faisait en sorte que ce ne soit pas une bataille ? Mais quelque chose de plus fun, de plus doux… Une vie, plutôt qu’un combat.

- …

- Louka, je ne sais pas ce qui arrivera demain. Tu peux mourir jeune, c’est vrai, comme tes parents, comme ma mère, comme tes grands-parents… Mais ça peut arriver à n’importe qui ! Il suffit de traverser la rue. Ce n’est pas héréditaire. Et si vraiment ça arrive, ton enfant ne sera pas tout seul. Je serai là, moi. Je ne l’abandonnerai pas. Et je ne serai pas la seule.

- …

- Son pays, ce sera nous. Il aimera le Wyoming autant que la Corse. Il aura une grand-mère italienne, une autre marocaine, un papy tout au bout du Far West, une tata belge… Il aura un Tonton Pietro sur lequel il pourra compter jusqu’à la mort ! Tu lui parleras arabe et moi anglais et pourtant, il sera corse ou parisien. Et nous serons vivants, enfin, tous les trois.

- …

- Tu as passé trop de temps à rester seul debout parmi les morts, Louka. Qu’ils puissent tous… rest in peace. Il est temps de vivre, maintenant. »

Il resta assis un moment dans un silence douceâtre, profond. Puis il se releva. Mais au lieu de partir en courant en me plantant là, comme je l’avais craint, il se tourna vers moi et me tendit la main pour m’aider à me redresser à mon tour. Nous marchâmes ainsi sur la plage, pieds nus et têtes lourdes, j’avais posé ma main au creux de son bras mais je gardais une certaine distance pour ne pas le brusquer.

Il me raccompagna jusqu’à l’hôtel avant de ressortir pour, dit-il, prendre l’air et se vider la tête. Je restais donc seule avec mes pensées, la nuit était tombée, le ciel se constellait d’étoiles et la ville s’agitait dans les bras de ses remparts. Ce fut une soirée horriblement longue, j’étais seule et triste au milieu de ce paradis plein de palmiers et de gâteaux aux amandes. Une belle image pour un générique de fin... Car j’étais sûre qu’il ne reviendrait jamais.

Mais j’avais tort.

Vers 3h du matin, je perçus le cliquetis de la porte, quelques battements de tissu froissé, la plainte étouffée d’un fauteuil. Ouf ! Un poids immense quitta ma poitrine pour s’évaporer dans l’air parfumé du Maroc. Tout mon cœur se tendit vers la chaleur de Louka que je devinais à peine : il était à deux mètres de moi, mais la distance me paraissait immense. Jusqu’à ce qu’une main chaude, hésitante, ne vienne se poser sur mon épaule comme un grand papillon maladroit : alors j’accrochai mes doigts aux siens, doucement, et laissai le sommeil nous cueillir comme si ma vie en dépendait.

*Mon fils ma bataille, de Daniel Balavoine ; in Un autre monde, 1980.

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