CLIV. Papaoutai

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CLIV. Papaoutai*



Le réveil fut peu glorieux : j’étais raide et épuisée, et Louka ne valait guère mieux ! Heureusement, les délicieuses crêpes mille-trous du petit-déjeuner, agrémentées de beurre, de miel et de fleur d’oranger, contribuèrent à nous requinquer.

Vers 10h, nous sortîmes nous balader. Nos mains se tenaient de loin, comme si la distance nous rassurait encore un peu. Autour de nous, la ville était joyeuse, animée, universelle comme un soleil d’hiver. Nous marchions en silence, un peu au hasard, jusqu’à nous retrouver, assez étonnamment, juste devant… Le cimetière. Mektoub.

Louka resta planté là, frissonnant des pieds à la tête. Ses doigts se glacèrent, tout son corps semblait dire “non” comme un gamin devant un contrôle de maths. Son refus était d’une force incroyable, comme un cheval devant l’obstacle ; et pourtant il n’était que fragilité.


« - Allez, Louka. Viens… Maintenant qu’on est là.

- Je ne peux pas.

- Si. Il faut que tu regardes cette tombe en face.

- …

- Louka. S’il te plaît…

- …

- ...

- Tu veux bien entrer avec moi ?

- Oui. Bien sûr, je viens avec toi. »


Il franchit la grille comme un automate, comme si chacun de ses gestes était douloureux. Et il ne tarda pas à repérer, dans le coin de son œil, cette tombe. LA tombe. Nue, triste. Seule, malgré quelques inconnus autour. Froide, malgré le soleil de l’hiver. J’eus de nouveau mal au cœur et je dus respirer un grand coup pour retrouver mon souffle.

Je laissai Louka quelques instants pour aller chercher le gardien du cimetière. Celui-ci s’avéra à la fois francophone et efficace : à peine cinq minutes plus tard, il avait gentiment éloigné les touristes et nous avait ouvert la grille. Louka semblait seul comme un enfant sur le point de trébucher... Je dus le pousser de la main, très doucement, pour qu’il s’avance, enfin, devant la tombe de son père. Puis je le laissai en tête-à-tête avec lui-même.

Le gardien me proposa un verre de thé, plein de menthe et de sucre. Nous nous installâmes sur des chaises pliantes, à l’ombre de sa cahute. Et il me raconta sa vie : son enfance à Errachidia aux portes du désert, son mariage avec une fille d’Essaouira au sourire tout doux, ses cinq filles dont il était si fier… Il avait dans les yeux une bienveillance extraordinaire et une humanité profonde, simple, attentive, comme une drôle de parenthèse en cet instant si fort.


Au bout d’une heure, une fois la théière dûment vidée, je remerciai abondamment mon hôte et rejoignis Louka. Il était assis en tailleur devant la tombe, sa main touchait la pierre, ses yeux étaient secs et translucides. Je m’assis derrière lui et l’enserrai de mes bras, très doucement, il croisa les siens par-dessus et appuya sa tête contre moi sans dire un mot.

Puis après dix minutes, je déposai un baiser entre ses omoplates et murmurai doucement à son oreille.

« - How do you feel ?

- Con. Seul.

- Je suis là.

- I know… Mais…

- Mais c’est lui que tu attends. N’est-ce pas ?

- Indeed. Je l’attends comme s’il allait jaillir de cette pierre, comme le génie de la lampe.

- …

- Après tout, Mama est revenue un jour ; alors pourquoi pas lui ?

- Parce qu’il est mort, Louka. Il ne reviendra plus.

- Je le sais.

- Tu le sais, oui, mais tu ne l’as jamais complètement accepté, intégré dans ta chair et dans tes tripes ; pourquoi ?

- Parce que sa mort n’était qu’un mot.

- …

- You know what ? Ce n’est pas la mort qui me l’a volé : c’est ce crime. C’est cet avion qu’on m’a obligé à prendre. C’est Natalia qui faisait comme s’il n’avait jamais existé... Quand il s’est tué, je l’avais déjà perdu depuis plusieurs mois.

- …

- Toi, quand ta Maman est morte, ton père s’est occupé de toi, didn’t he ? Moi, je n’ai même pas pu enterrer mon Papa… Et j’avais interdiction de parler de lui. La seule chose qui me prouvait que je n’avais pas rêvé pendant toutes ces années, que je n’étais pas fou, qu’il avait vraiment existé, c’étaient toutes ces images au cinéma, à la télé, sur Internet… Là je revoyais son visage, je réentendais sa voix, je ressentais son regard.

- Comme s’il n’était pas mort, finalement.

- Oui.

- Tu n’as jamais pleuré, Louka ?

- Si. Deux fois. La première, quelques jours après mon arrivée en France, dans les bras de Chiara. La seconde, des années plus tard, à Cargèse, quand tu étais là.

- I remember.

- …

- Qu’est-ce qui te fait encore si mal, Louka, et que tu n’as jamais dit à personne ?

- …

- Please… Tell me.

- …

- …

- Je… Je ne lui ai pas dit au revoir.

- What ? Comment ça ?

- Le jour où la police est venue le chercher… Je lui faisais la gueule, parce qu’il m’avait puni pour une connerie.. Alors je m’étais enfermé dans ma chambre. Il y a eu du bruit, des voix, mais je n’ai pas compris ce qui se passait. Je l’ai entendu demander s’il pouvait monter me dire au revoir, un homme lui a dit oui, il y a eu des pas dans l’escalier… Il m’a appelé, je n’ai pas répondu. Il a voulu entrer, mais j’avais verrouillé la porte. Il m’a appelé de nouveau, sa voix était blanche mais je n’ai pas bougé… Après quelques secondes, quelqu’un lui a dit qu’il fallait y aller. Alors Papa est parti. Et je ne l’ai jamais revu. »


Sa main se crispa sur la pierre, avant d’esquisser une caresse, comme pour prendre dans ses bras cette triste tombe. Il baissa la tête jusqu’à poser son front sur la fraîcheur du marbre, ses gestes étaient doux comme un appel à l’aide.

Je lui caressai la nuque, les épaules, je ne voulais ni le déranger, ni le laisser seul, alors je restai là, derrière lui, dans un silence étrange, pudique… Et il pleura, enfin, toutes ces larmes qui n’en finissaient pas de l’étouffer depuis tellement d’années.



*Papaoutai, de Stromae ; in Racine carrée, 2013.

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