CXCIV. Comment te dire adieu

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CXCIV. Comment te dire adieu*


Dans ma vie, j'avais toujours eu énormément de doutes ; partout, sur tout, tout le temps. Mais j’avais aussi quelques certitudes absolues : le bleu du ciel, la peau de Louka, le sourire de mon fils, la beauté du Wyoming… Et l’irrévocabilité de toute décision émanant de Chiara Battisti.

Car il ne pouvait exister sur Terre de personne plus entêtée qu’elle ! Dès lors qu’elle avait acté quelque chose, le reste du monde n’avait qu’à obtempérer, les planètes n’avaient qu’à s'aligner, car il était tout-à-fait impensable qu’elle n’obtienne pas gain de cause. En l'occurrence, non seulement elle avait réussi à convaincre Louka d’aller au Brésil, mais en plus elle avait décidé de l'y accompagner, comme ça, sur un coup de tête et sans discussion possible.


Ils mirent deux mois à se préparer. Lui avait des dossiers à boucler ou à transmettre à ses associés, elle devait assurer la tournée de promotion de son dernier film aux quatre coins du globe. Louka était un peu fébrile, un peu décalé, un peu impatient aussi… Et très inquiet, évidemment, à l’idée de ce qu’il allait pouvoir trouver au bout de ce drôle de chemin familial.

De son côté, Chiara était sereine comme une certitude, droite comme l’Empire State Building, agile comme un chamois dans les montagnes. Elle appelait tous les trois jours sous des prétextes plus ou moins recevables, mais en vrai, elle s’échinait avec tous les arguments possibles à convaincre Louka d’une chose dont il ne voulait absolument pas entendre parler : filmer toute leur escapade brésilienne.

« - Chiara, franchement, tu crois que j’ai envie que tu me zoomes sur la figure pendant que je vais découvrir je-ne-sais-quel nouveau détail sordide ? Il s’agit de mon père, ça ne regarde personne d’autre que moi. La vie privée, tu connais ?

- Je ne suis pas d’accord avec toi, ragazzo mio ; il était ton père, c’est vrai, mais il était aussi un personnage public, une star internationale, une idole adulée par des millions de gens partout dans le monde. Eux aussi, ils ont droit à la vérité, tu ne crois pas ?

- Non.

- Louka, si tout à la fin tu ne veux pas que je diffuse ce que j’aurai filmé, je te jure que je ne le ferai pas. Mais d’ici là, on ne peut pas savoir si j’ai raison ou pas. Si la vérité méritera d’être hurlée à la face de la planète, ou si au contraire nous nous roulerons en boule autour d’elle en attendant que ça passe.

- …

- Cuore mio, je n’ai aucune idée de ce que tu vas trouver. Mais franchement, tu n’as jamais eu envie de réhabiliter sa mémoire ? De lui rendre justice en pleine lumière, après tous ces articles ou reportages qui l’ont traîné dans la boue ?

- Lui rendre justice ? Ma ! Chiara, tu oublies qu’il a tué une femme.

- Lo so… Mais il y a forcément une raison pour qu’il ait fait cela !

- …

- Tu ne crois pas que si jamais tu trouvais enfin cette raison, tu pourrais avoir envie de le dire devant une caméra ?

- Euh… Franchement, non.

- …

- …

- Tu veux bien y réfléchir, Louka, per favore ?

- … »


Ce fut finalement Malika qui réussit à le convaincre. Nous étions à deux jours du départ, elle nous avait passé un appel vidéo pendant que Lisandru faisait la sieste : derrière elle, le soleil de midi réchauffait les gratte-ciel de Buenos Aires tandis que nous partagions un thé à la menthe dans la chaleur pluvieuse de notre appartement parisien.

« - Habibi, je me demande si Chiara n’a pas raison de vouloir tout filmer.

- Quoi ? Elle t’a payée combien pour me dire ça ?

- Ne dis pas n’importe quoi ! Mais… Moi, je ne peux pas venir avec toi.

- Et pourquoi pas, Mama ? Plus on est de fous…

- Parce que j’ai fait le serment, le jour de l’enterrement de ton père, de ne jamais mettre un pied au Brésil. Ce pays l’a tué… C’est complètement absurde, je le sais, mais je ne me dédirai pas.

- ...

- D’ailleurs même si je pouvais venir, je n’en aurais pas la force... Pourtant j’aimerais voir, et savoir, ce que tu vas découvrir là-bas. Si tout est filmé, je pourrai le faire.
- Mama, Chiara ne parle pas de faire une vidéo pour nos dimanches en famille, mais de réaliser un film, un vrai, qui pourra être vu par des milliers d’anonymes aux quatre coins du monde.

- Elle ne le fera que si tu lui donnes ton accord… Et si c’est bénéfique pour la mémoire de Luís.

- …

- Tu sais, s’il y a une chance sur un million de rendre son honneur à ton père… Je crois qu’il faut la saisir. Pour qu’il repose en paix. Pour que tu vives en paix. Pour que Lisandru grandisse en paix, sans avoir honte de son nom. »


A ce moment-là, mon fils se mit à pleurer tout doucement à travers le babyphone, Louka partit le chercher et revint s’asseoir face à son ordinateur pour que Malika puisse le voir. Elle s’extasia longuement sur son adorable frimousse qui changeait tous les jours. Il avait, sans aucun doute possible, la forme des yeux de son père, mais aussi sa bouche et sa couleur de peau. En revanche, il avait les cheveux très foncés : peut-être un héritage de mes lointains ancêtres cheyennes ? En tout cas, je me plaisais à le croire, même si le sang brésilien de Louka pouvait lui aussi être une explication recevable.

Lisandru nous offrait ses risettes comme des bonbons au miel. Il avait des joues veloutées qui donnaient envie de mordre dedans et des iris magnifiques qui semblaient tendre vers le bleu… Il était so cute ! Et même si je ne comprenais pas tous les mots arabes dont sa grand-mère l’inondait depuis l’autre côté de l’Atlantique, je ressentais toute son émotion et toute sa bienveillance. Louka dut éprouver la même chose que moi… Car quelques minutes plus tard, alors que notre fils venait de se rendormir dans la chaleur de ses bras, il reprit la discussion.

« - OK, Mama. Si Chiara et toi pensez toutes les deux qu’il faut filmer ma… quête, ou peu importe comment on appelle ça… Alors c’est qu’il faut le faire. Mais…

- Mais quoi, Shams ?

- Si je trouve des choses sales, honteuses… Nous ne pourrons pas reculer. Tu es prête à cela ?

- Mon cher fils… Je ne vois pas ce que tu pourrais découvrir de plus sale, de plus honteux, que d’imaginer ton père, l’amour de ma vie, en train de tuer une prostituée dans une favela sordide de São Paulo.

- …

- Je ne vois pas ce que tu pourrais apprendre qui soit pire que de savoir que mon Luís adoré, l’homme dont j’ai partagé les nuits et les jours pendant toute ma jeunesse, a été violé, battu, affamé, torturé, vendu alors qu’il n’était qu’un enfant sans défense.

- …

- Je suis prête, Louka. Et je crois que toi aussi, maintenant. »


C’est ainsi qu’il fut décidé que le voyage au Brésil se ferait finalement à trois : Louka, Chiara, et une valise pleine de matériel audiovisuel ! La grande Battisti allait donc repasser derrière la caméra… Pour le meilleur ou pour le pire ?



*Comment te dire adieu, de Françoise Hardy ; in Comment te dire adieu, 1968.

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