CCXXXIV. Bella ciao

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CCXXXIV. Bella ciao*


C’était le soir du 3 juillet et je m’en souviendrai toute ma vie. J’étais restée bien sagement chez Chiara avec les trois enfants. La maîtresse des lieux était à Paris pour quelques jours, Ingrid avait invité son mari à dîner en amoureux et Louka était parti en jet-ski admirer les calanches de Piana dans le soleil couchant avec un gars de l’école de voile. Le ciel était tout en contrastes, passant du plomb à l’or, les nuages s’amoncelaient sans retenue et l’horizon se bouchait peu à peu. A 20h à peine, il faisait noir comme dans un four et je m’inquiétais.


La pluie commença à tomber comme si l’apocalypse allait noyer la Corse. Nils se mit à crier et Lisandru à pleurer tandis que Lucia, agacée d’être dérangée pour si peu, partit avec une extrême théâtralité se réfugier dans sa chambre. Dehors, l’orage grondait comme une lessiveuse, trombes d’eau et éclairs blancs, tandis qu’à l’intérieur se déchaînaient deux bambins adorables mais terrorisés. Et je n’en menais pas large, moi non plus, à imaginer mon amoureux en mer, juché sur un engin solide comme un fétu de paille alors qu’on n’y voyait à peine à dix mètres… Heureusement, pile à cet instant, l’intéressé débarqua dans le salon, trempé comme le déluge, les cheveux plaqués sur le front, la nuque dégoulinante, sa chemise blanche rendue parfaitement transparente par le déchaînement des éléments, avec un grand sourire dans les yeux et son téléphone à la main.

« - Waouh, c’est le souk, dehors ! A croire que la Corse va s’envoler… Je viens d’avoir Pietro, ils seront là dans deux minutes : ils étaient en terrasse et ils ont pris la flotte. Comme moi ! Voilà qui m’apprendra à partir sans veste de quart. Are you alright ? Ça fait longtemps que les gamins hurlent comme ça ? Où est Lucia ?

- I am fine, même si ça fait cinq minutes qu’ils jouent aux sirènes ! J’ai les oreilles qui chauffent et le ventre qui tire, j’ai eu peur qu’il t’arrive quelque chose et la tua cara est dans sa chambre.

- Bon, je vais me doucher, me sécher, me changer et je reviens t’aider à les calmer.

- Euh, Louka ?

- Yes ?

- Viens voir une minute.

(Il obtempéra, semant des petites flaques d’eau au fil de ses pas, sexy en diable sous le tissu parfaitement translucide qui épousait le moindre de ses mouvements)

- What is it ?

- Tu es très beau, là.

- Ah ? Je ne savais pas que tu avais un faible pour les ratons détrempés.

- Tu es un raton tout à fait appétissant, je t’assure.

- …

(Ma main s’infiltra sous son vêtement devenu seconde peau et son regard s’alluma)

- Si mon gros ventre ne te fait pas peur, je te rejoins sous la douche dès que les Battisti sont rentrés ? Le temps de les embaucher comme baby-sitters…

- Adjugé ! Si j’avais su plus tôt que les fringues mouillées te faisaient un tel effet !

- Tu ne connais pas encore tous mes petits secrets, dearest… Il faut bien que je garde encore un peu de mystère après tout ce temps, non ?

- Maybe. Anyway, je t’attends dans la salle de bains, on va explorer tout ça. »

Il me fit un sourire plein de promesses coquines et me fila entre les doigts pour monter d’un étage. Mais je n’eus même pas le temps de profiter de lui, car c’est à peine une minute plus tard que je ressentis ma première contraction. Je m’assis sur le canapé et patientai prudemment. Peu après, Pietro et Ingrid me trouvèrent ainsi ; le premier fonça prévenir Louka tandis que la seconde s’occupait de faire baisser le volume sonore de nos progénitures réunies.


Deux heures plus tard, je perdis les eaux. Louka et moi, petit sac et boule au ventre, prîmes donc la route d’Ajaccio. Il faisait nuit noire, le sol était complètement lessivé et malgré la prudence extrême de mon chauffeur préféré, jamais les virages corses ne m’avaient paru plus effrayants ! Au point qu’en atteignant enfin la grille de l’hôpital d’Ajaccio, sur les hauteurs de la ville, je faillis m’évanouir de soulagement.


La nuit fut longue et blanche, et ce n’est que le lendemain à l’aube que ma fille daigna pointer le bout de son nez minuscule. J’étais essorée de fatigue, Louka était liquéfié d’impatience, nous avions les yeux rouges et bouffis mais nous étions heureux comme des enfants un soir de gâteau au chocolat, fiers comme une réussite un peu trop grande pour nous.

Plus tard, nous partagerions les petits pas et les grands rires de notre fille comme autant de cadeaux de la vie. Elle pousserait toute en joliesse, vive comme une voile dans le vent, douce comme du sable blond sous un soleil d’automne. Elle serait belle comme une étoile ancrée au point du jour, avec des yeux immenses qui ne cesseraient de rire et des lèvres corail au sourire 100% Louka. Elle serait filoute et bienveillante, lumineuse comme la lune, forte comme le soleil. Plus tard, il y aurait des soirs de pleurs et de fracas, des caprices assourdissants, des histoires de pirates, des bisous de plume et des robes à volants. Plus tard, ma fille aurait une tignasse anarchique de la couleur exacte des cheveux de son père : de ce châtain si vivant, pluriel, qui se faisait noir dans la pénombre et blond sous le soleil. Plus tard, ses yeux se teinteraient de bronze et de noisette : mélange d’un brun flamboyant, presque rouille, hérité de ma Mummy, et du vert intense, profond, unique, qui brillait dans les yeux de Louka.

Plus tard…

Car en attendant, elle était toute recroquevillée, toute boudinée, la peau visqueuse couverte de fluides indéfinissables, le nez collé à mon affreuse tenue d’hôpital. Elle avait quatre poils sur le caillou, la bouche comme une fraise tagada, des petons minuscules et dix adorables doigts de mini-fée. Elle était parfaite.


J’étais ridiculement contente qu’elle soit née le 4 juillet et Louka était absurdement fier qu’elle soit née en Corse. Bref, nous étions très niais, très fatigués, mais très heureux d’accueillir la jolie petite vie de Lina Kerguelen Dos Santos dans les lueurs d’or et d’embruns de l’aube ajaccienne.



*Bella ciao, auteur anonyme ; chant des partisans italiens, 1944.

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