Chapitre un.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ?
Debout, tremblante, j’affronte avec mes dernières forces le regard sombre de mon père. Son bureau, autrefois un refuge, me donne à présent la nausée.
Les larmes montent à mes yeux, mes lèvres tressaillent. Je secoue à peine la tête, incapable de répondre.
— Tu représentes la boite, Priscilla. Je dois pouvoir compter sur toi, sinon à qui donnerais-je le flambeau ?
Je déglutis difficilement. Entendre ce discours qui, avant me donnait de la force me rebute.
— Je ne peux pas. Je n’en peux plus, murmuré-je.
— Pardon ?!
Mon père se lève de son siège et s’approche, m’obligeant à lever les yeux vers lui. Son visage, un masque de déception, fait plus mal que n’importe quelle gifle. Je vois dans ses yeux l’effondrement de tous ses rêves pour moi. Il lève la main. Je me recroqueville, mais il ne frappe pas. Il la pose sur la table, et le bruit de son poing qui s’écrase sur le bois est comme une explosion dans le silence.
Un vacarme qui achève mon énergie.
Je ne l’ai jamais vu aussi désemparé. Et c’est cette détresse qui m’anéantit plus que tout. Je ne peux plus le regarder, plus une seconde. Mes pieds me brûlent. Ma seule envie est de fuir. De m’en aller loin de cette pièce, de ce père, de cette vie que je ne supporte plus.
Je me retourne, le dos droit. Je ne regarde pas l’écrin de velours sur son bureau, là où aurait dû se trouver le nouveau modèle de montre qu’il m’aurait offert. Je ne regarde pas les photos de famille, ni ses diplômes sur le mur, ni rien d’autre. Je suis un fantôme. J’ai un seul et unique objectif : la porte.
Je saisis la poignée, froide et rassurante. Mon père m’appelle. Sa voix est un murmure brisé. Je n’écoute pas. Je cours dans le couloir, me précipitant vers l’ascenseur. Les lumières clignotent au-dessus de ma tête, mais je ne vois rien. Je ne vois que le visage de mon père, cette détresse qui m’a détruite. Je ne peux plus respirer. Les larmes sont une rivière sur mes joues, et ma respiration est un sifflement.
Je sors de l’immeuble. La nuit a englouti la ville. Le bruit de la circulation me frappe de plein fouet, un vacarme qui me donne le vertige. Je me perds dans la foule, mes pas se mêlant à ceux des autres, ne sachant pas où je vais ni où je veux aller. Je ne sais qu’une seule chose : je dois m’en aller. Loin de lui. Loin de tout.
La respiration saccadée, je cherche mon téléphone dans la poche de ma veste. Je compose le premier numéro qui apparaît à l’écran.
— Prisse ?
— Leti, j’ai besoin de toi…
Un silence lourd et perdu dans ma tristesse. Je n’entends que ma propre respiration, bruyante et saccadée. J’espère qu’elle ne comprend pas la gravité de mon état. Mais Leti me connaît trop bien. Elle a toujours été là pour moi, la sœur que je n’ai pas eue.
— Prisse ? Où es-tu ?
Sa voix est calme, mais je sens l’inquiétude sous-jacente. Elle n’est plus l’amie rieuse et insouciante que je connais, elle est la Leti sur laquelle je peux compter en cas de difficulté.
— Je… je ne sais pas. Je suis sortie de l’immeuble. Je me suis enfuie.
Les larmes montent à nouveau, brûlantes et incontrôlables.
— Je m’en fous de ce qui s’est passé. Je veux juste que tu sois en sécurité. Où est-ce que tu es ?
Sa voix est ferme, autoritaire. Elle ne me laisse pas le choix. Elle me donne une directive. Et c’est exactement ce dont j’ai besoin en ce moment.
— Je ne sais pas. L’immeuble de papa. Je suis dans une rue bruyante. Il y a des lumières de partout.
Un bruit de clavier, puis le son d’une carte sur son téléphone.
— Lève la tête, Prisse. Regarde autour de toi. Dis-moi ce que tu vois.
Je lève la tête, mes yeux balayant l’environnement. Mon regard croise un panneau de signalisation. « Rue de Rivoli ». Je le lui dis, et je l’entends taper frénétiquement sur son téléphone.
— Okay, c’est bon. Tu as un taxi ?
Je secoue la tête, oubliant qu’elle ne peut pas me voir.
— Non.
— Okay. Écoute-moi. Tu vas voir un bar au coin de la rue. Je veux que tu y entres et que tu t’assoies. Prends un thé, une eau. N’importe quoi. Reste là. Je m’en occupe. Attends-moi.
Sa voix se fait plus lointaine.
— Je serai là dans vingt minutes.
Elle a raccroché. Je suis seule, seule avec mes pensées, mon cœur battant, ma respiration erratique. Mais je n’ai pas le temps d’avoir peur. Je dois trouver ce bar. Je me mêle à la foule, mes pas se pressant, le regard fixe. Je suis une flèche, pointée vers une cible. La seule chose qui compte est d’atteindre mon but.
Je m’engouffre dans le bar, l’odeur du café et de l’alcool m’agresse. C’est une symphonie de rires, de voix, de musiques. Une cacophonie. Je m’assois à une table au fond, mes mains se cramponnant à la chaise. Je n’ai même pas besoin de commander, la serveuse me regarde et me donne un verre d’eau.
Je suis assise, tremblante, et je regarde la rue. Les lumières des voitures défilent. Le temps semble s’être arrêté. Ma vie semble s’être arrêtée. Je suis dans un lieu vivant, mais, moi, je ne ressens rien. Un vide immense m’envahit.
— Priscilla ?
Lentement, je tourne la tête vers la voix et ne retiens pas mes larmes.
— Oh ! Lumi.
Elle me prend dans ses bras en une fraction de seconde et me berce comme le ferait une mère. Son parfum de pomme et de miel me rappelle les douces tartes que sa mère nous préparait après les cours.
— Viens, je t’emmène à la maison.
Telle une poupée de chiffon, je la laisse saisir ma main et m’entraîner au-dehors où elle me conduit jusqu’à sa voiture.
Nous montons à l’intérieur avant qu’elle allume le chauffage, démarre le moteur et que mon regard se perde sur les lampadaires qui m’éblouissent sur la longue avenue.
Leti conduit toute la nuit. Mon regard est perdu dans les lumières qui défilent, les lampadaires, les phares des voitures, les panneaux de signalisation. Le temps rapide et lent s’écoule devant moi, et cette vie m’échappe sans savoir où je vais. Je ne sais rien. Mon corps est lourd, mon esprit vide. Recroquevillée sur le siège, je laisse mon esprit divaguer, la confiance entièrement tournée vers ma meilleure amie.
Les images de mon père, de son visage déformé par la déception, reviennent me hanter. Mais à chaque fois, la main de Leti serre un peu plus la mienne, me ramenant à la réalité.
— Je suis là, Lumi.
Litanie qu’elle n’a cessé de répéter durant le voyage. Sa voix est douce et apaisante. Je n’ai rien dit. J’ai parfois seulement hoché la tête, reconnaissante de sa présence.
Le temps n’a plus de sens. Les heures s’écoulent, mais je ne les sens pas passer. Je ne sais plus si je suis dans un rêve ou si je suis en train de vivre ma vie.
La tête posée sur la vitre, mon regard perdu dans le noir, cherche une étoile ou un signe. Rien ne répond à mon appel. Je suis seule, perdue dans mes pensées, avec ma meilleure amie comme seule boussole.
Au bout d’un temps que je ne saurais dire, la voiture ralentit. L’air se fait plus frais, plus salé. L’odeur de la pluie sur les pins a remplacé celle de l’essence et de la fumée. Nous sommes arrivées.
La voiture s’arrête. J’ouvre les yeux, et pour la première fois, depuis longtemps, un ciel étoilé se dévoile devant eux. Pas de pollution lumineuse pour l’empêcher d’exister.
— Viens, on est arrivées.
— Où sommes-nous ? demandé-je la voix éraillée.
Nous quittons le véhicule et nous rejoignons à l’avant de celui-ci. Un frisson parcourt mon être d’avoir quitter la chaleur et le confort de l’intérieur.
— À la maison, sourit-elle.
La demeure est petite, en bois, avec des volets violets. Elle n’a rien en commun avec les appartements chics et luxueux que j’ai connus. Simple, chaleureuse et accueillante. Pour la première fois, depuis longtemps, la sérénité se glisse en moi.
Mais la paix ne dure qu’une fraction de seconde. Un homme sort de la maison et s’approche de ma meilleure amie, le visage inquiet :
— As-tu fait bonne route ? Tout va bien ?
— Je ne sais pas. Je pense que le temps l’aidera.
L’homme se tourne vers moi, dans un vêtement sale et aussitôt les souvenirs remontent. Le poing de mon père sur son bureau, le vacarme qu’il a engendré. Mais son regard à lui n’a rien de menaçant. Il est calme, doux, et il ne me pose pas de questions. Il me scrute, comme si j’étais un tableau qu’il essayait de comprendre. C’est un regard plein de compassion, mais sans pitié. Un regard qui voit au-delà de mes blessures, de ma fatigue, de ma tristesse. Un regard qui voit la personne que je suis, et non pas la fille de mon père.
Son regard à lui est une oasis de calme dans ma tempête. C’est un regard qui invite à la confession sans limite, sans faux-semblant.
Fabian.
Il a tellement changé. Mais ses yeux azur, eux, luisent toujours de cette lumière qui depuis gamine m’attire. Tristement, je lui offre un sourire avant de chercher une échappatoire dans les yeux de ma meilleure amie, peu désireuse de le laisser me voir dans un état si lamentable.
Lui qui a réussi. Lui, à qui la vie a servi un destin aussi prodigieux que le mien.
— J’ai préparé la chambre d’ami. J’y vais, les mecs vont m’attendre.
Il dépose un baiser sur la joue de Leti, m’observe une seconde qui me paraît durer une éternité avant de me sourire et de s’éloigner dans la cour.
Une voiture arrive et il grimpe à l’intérieur, alors que ma meilleure amie m’entraîne dans la maison, ses mains chaudes sur mes bras glacés. J’ai suivi sans un mot, mon regard restant figé sur la rue, là où la voiture de Fabian vient de disparaître. L’odeur du bois et du miel qui m’accueille est un contraste violent avec la froideur de mon appartement parisien. Mes épaules se relâchent, et pour la première fois en des jours, j’ai eu envie de me poser.
Installée dans le confortable canapé, j’ai regardé les photos de famille sur la commode en bois du salon, souvenirs heureux figés dans un autre temps. La tasse chaude peine à réchauffer mon être, à m’apaiser.
— Comment trouves-tu les lieux ?
Je relève la tête, lourde et plonge dans le regard émeraude de Leti, lumineux. Un regard qui me connaît par cœur.
— C’est… différent, murmuré-je, ma voix toujours éraillée par les larmes.
Je n’ai pas pu dire plus. Le mot « différent » est un euphémisme. Ce n’est pas seulement différent, c’est un autre univers. Il n’y a pas de murs de verre, pas de bruits de clavier, pas de costumes-cravates. Il y a des photos de famille, des sourires sincères, et une odeur de miel et de pin.
Puis mon regard se pose sur une photo. Une photo de Fabian. Il est là, souriant, mais il ne porte pas son uniforme de travail. Il porte un tee-shirt taché de cambouis, simple, et tient une pièce de voiture à la main. Il se trouve dans ce qui ressemble à un atelier, des véhicules derrière lui. Son regard plein de fierté luit de bonheur.
— Vous ne vivez plus à la capitale ?
Mes mots quittent mes lèvres sans que mes yeux ne quittent la photo.
— J’allais t’en parler… J’ai eu une promotion…
Leti a hésité. J’ai compris. Elle ne voulait pas me dire la vérité. Elle ne voulait pas que je me sente plus mal que je ne l’étais déjà. Elle ne voulait pas que je me sente comme un échec.
Je déglutis et les larmes remontent à mes yeux.
— Fabian… Nous avons trouvé cette maison… Un coup de cœur… Bref, je suis en train de finaliser mon départ.
— Mais… Tu ne m’as rien dit…
L’incompréhension se glisse dans mon être et m’arrache un long frisson. Un sentiment de trahison se faufile également, que je repousse de toutes mes forces. Leti m’a regardée, et j’ai vu dans son regard qu’elle aussi avait peur. Peur de me perdre, peur de me trahir.
— J’allais te le dire, Prisse. Mais tu étais si occupée…
Ses mots sont tombés comme un couperet. Douloureux. J’étais tellement obnubilée par ma propre réussite que je n’avais pas vu que mes amis, eux aussi, avaient un destin. Et que leur destin s’éloignait loin du mien.
Que le monde sûr et stable que j’avais imaginé était en train de s’effriter pour me laisser seule.
Le silence s’étire entre nous. Un silence lourd, pesant, qui a remplacé le brouhaha de la ville par le bruit de ma propre solitude. J’ai pris une grande inspiration, et j’ai regardé autour de moi. La maison de Leti était un refuge, mais elle était aussi le symbole de la vie que j’aurais pu avoir. Une vie simple, honnête, loin de la pression. Une vie qui avait un sens.
— Je suis fatiguée, murmuré-je. Je vais me coucher.
— Attends, Lumi.
— J’ai besoin d’être seule, avoué-je.
Les yeux de ma meilleure amie se chargent de larmes et je lui adresse un fin sourire avant de poser la tasse vide et de rejoindre la chambre à l’étage. La pièce simple et fraîchement rénovée sent bon le propre. J’ai ouvert la fenêtre, et j’ai regardé le ciel. Les étoiles me paraissent si nombreuses sans la pollution lumineuse qui nuit à l’obscurité de la grande ville. Un long soupir m’échappe. Je pose ma tête sur l’oreiller, et pleure silencieusement, mes larmes se mêlant au bruit des grillons.
Et c’est dans ce silence que j’ai réalisé que je n’étais pas une victime, mais une fuyarde. Une trouillarde qui se retrouve perdue dans un monde qui lui tord l’estomac. Je voulais tellement réussir, me hisser au niveau d’espérance de mes parents, être l’amie toujours présente pour les autres.
Et pourtant, aujourd’hui, je ne me suis jamais sentie aussi vide. À quel moment ma vie m’a-t-elle à ce point échappé ?
J’inspire profondément, l’odeur du miel s’infiltre en moi et je me déteste. Je me hais de me montrer si fragile devant ma meilleure amie et son grand frère qui, eux, ont réussi leurs vies.
Lui doit à présent être le PDG de la plus grande banque du pays, ses parents, comme les miens, ont tout fait pour que sa vie professionnelle soit tracée. Et à présent, Leti suit ces mêmes traces dans la mode. Qu’elle m’apprenne sa promotion aurait dû me réjouir, pourtant je ne ressens rien. Je suis fière d’elle, mais ce sentiment est étouffé par ma jalousie et mon dégoût.
Un bruit, des lumières s’infiltrent dans la pièce et je me redresse sur le lit pour observer d’où provient ce remue-ménage. C’est le camion-poubelle. Je vais pour me recoucher lorsque j’entends un rire.
J’observe Fabian qui apparaît derrière le véhicule, en vêtement sale, un sac-poubelle à la main, qu’il jette dans la benne. Il discute avec un collègue avec un sourire aux lèvres. Un sourire de satisfaction.
Mon cœur se serre. Je n’ai jamais vu mon père sourire de cette manière en parlant de son travail. Je l’ai toujours vu avec un masque de pression, de stress, d’ambition. Mais pas de joie.
Son regard accroche le mien et je me recroqueville dans le lit, honteuse d’avoir découvert ce secret. Leti est-elle au courant ? Pourquoi me l’a-t-elle cachée ? Nous sommes amies depuis nos dix ans tout de même ! Ne me fait-elle pas assez confiance ? Croit-elle que je l’aurais rejetée pour les choix de vie de son frère ? Et pourquoi Fabian aurait-il gâché sa brillante carrière ? Comment a-t-il pu en arriver à ce stade-là ?
Des centaines de questions m’assaillent avant que je parvienne à trouver le sommeil. La plus importante d’entre elles étant le pourquoi se manque de confiance ?

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