Chapitre 35

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Lundi 26 août 1996

Me voilà installé au camping municipal de Saint-Rémy, situé en limite de la zone urbanisée, pas très loin de la route qui mène d'ici à Châteaurenard. Sur le terrain, on commence à trouver des places libres. Et à la fin de la semaine, le vide va se créer en moins de quarante-huit heures.

En venant, je me suis arrêté au Pont du Gard : la route passe toujours sur le viaduc routier accolé, mais des panneaux placés à l'entrée du site préviennent que dans quatre ans, ce ne sera plus le cas ; l'accès sera uniquement piétonnier et les parkings rejetés à plus d'un kilomètre de là. Il est vrai que toutes ces voitures garées presque au pied de cette merveille, ça dépare le paysage. Mais, avantage non négligeable, je n'ai eu que quelques centaines de mètres à parcourir pour me tremper les pieds dans la rivière. Et je n'étais pas tout seul, vous pouvez me croire ! On se serait cru à Argelès !

Je suis retourné comme prévu au Val d'Enfer : les parkings ont quadruplé leur surface et comme je le prévoyais, toute l'installation audiovisuelle du site est à présent pilotée par informatique ; des vidéo-projecteurs numériques ont remplacé les Carrousel Kodak d'autrefois. Cet été, c'est un spectacle consacré à Jérôme Bosch et un autre dédié à Arcimboldo qui sont projetés en alternance. De toute beauté ! Je ne regrette pas d'être revenu. L'effet d'immersion est étonnant.

Par contre, j'ai éprouvé quelque déception devant les reproductions des œuvres de Vincent Van Gogh dans le cadre même de leur réalisation. Il y a pourtant vingt plaques émaillées reprenant les principales toiles réalisées à Saint-Rémy entre l'été 1889 et l'automne 1890, mais elles sont de taille modeste et le paysage a souvent trop changé en un siècle pour qu'on s'y retrouve facilement. En revanche, j'ai apprécié le calme du cloître de l'hospice. L'endroit est apaisant. Tout ce que le peintre tourmenté recherchait.

C'est sur la Côte d'Azur que je pars à présent. Théoule-sur-mer, près de Cannes. J'hésite un moment sur l'itinéraire, puis j'opte en fin de compte pour un trajet Saint-Rémy, Salon, Aix, Brignoles, Les Arcs, Fréjus, Théoule, deux cent trente kilomètres et quatre heures de route, sans aucun doute. Oui, je sais, j'irais bien plus vite par l'autoroute, mais j'évite autant que je peux, ça m'endort et c'est cher, surtout dans le Midi ! Et en plus, je ne suis pas pressé.

Jeanne et moi n'avons jamais été des fanatiques de la Côte d'Azur en été. À moins de lézarder sur une plage tout le temps de vos vacances, sans sortir du périmètre de votre résidence, c'est un enfer. Le moindre déplacement en voiture est une corvée sans nom. Il n'y a que des Parisiens habitués aux embouteillages pour supporter cela. Nous, chaque fois que nous y avons séjourné, c'était en hiver ou au printemps. Alors, c'est charmant et, en prime, les sommets enneigés vous sourient dans le lointain, quand vous vous retournez !

Théoule, c'était en hiver justement et nous avions pris une location à prix d'ami, grâce à mon coiffeur, qui avait investi là-bas. Un appartement dans une résidence les pieds dans l'eau. Splendide par temps calme, un peu dangereux les jours de tempête, où les paquets de mer venaient se briser sur les baies vitrées les plus exposées du rez-de-chaussée. L'exemple même de construction des années soixante-dix, qui n'aurait pas dû voir le jour, car elle interdisait l'accès aux rochers du littoral et dénaturait le site, malgré tout le soin apporté à sa construction. L'instruction ministérielle de 1976 déconseillant l'urbanisation linéaire du bord de mer n'avait pas force de loi et la protection du littoral était encore un concept embryonnaire. Il faudrait attendre dix ans avant qu'un texte de loi efficace soit voté.

Nous étions donc en mars 1980, dans cet appartement en rez-de-chaussée de Théoule-sur-mer, par un matin de tempête d'équinoxe, je crois. Debout devant la grande baie vitrée du séjour, je regardais les vagues, poussées par un vent de suroît, monter à l'assaut du rivage, lorsque, dans mon dos, j'entendis Jeanne :

— Pierre, il faut que je te t'avoue quelque chose.

Je me retournai. À cinquante-neuf ans, elle était toujours très belle et en paraissait presque dix de moins. Mais, là, son visage était grave et son expression apeurée. Elle m'effraya :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Je t'ai trompé, pardonne-moi !

Un paquet de mer venait de gifler la vitre devant moi et j'eus l'impression que c'était lui qui venait de me frapper. L'aveu m'avait cueilli par surprise et j'en étais sonné. J'allais ouvrir la bouche pour l'interroger, mais elle poursuivit :

— Laisse-moi parler, s'il te plaît, sinon, je ne vais pas y arriver.

— ...

— C'était pendant la guerre, tu étais prisonnier et je travaillais comme vendeuse dans une boulangerie du bourg de Plérin. Un client m'a fait la cour et je me suis laissé séduire.

— Et pourquoi viens-tu confesser cela trente-cinq ans après ? Il y a prescription, non ?

— Je viens de lire dans le journal que cet homme est mort hier à Nice. Je sais, c'est idiot, mais j'ai eu l'impression que tu allais t'apercevoir de quelque chose, alors j'ai préféré prendre les devants.

Ma voix s'était durcie :

— Après tout ce temps, ça rime à quoi ? Tu veux gâcher les années qu'il nous reste à vivre ensemble ? Je ne veux même pas savoir de qui il s'agit. Tu étais là, quand je suis rentré d'Allemagne, c'est ce qui m'importe. Nous aussi, les soldats, nous avons eu des filles pendant la guerre, il y avait des bordels de campagne dans toutes les armées, tu sais.

Elle pleurait à présent :

— Ce n'est pas pareil, tu le sais bien. Moi, j'ai aimé cet homme et c'est cela que j'ai besoin que tu me pardonnes.

— Tu as pensé à lui, après mon retour ?

— Quelquefois, au début, après, non.

Nous étions face à face, à présent, moi, poings serrés, elle, les yeux mouillés, mains ouvertes vers moi. Il y a eu un moment de flottement, où tout aurait pu basculer. Mais j'ai ouvert les poings et nos doigts se sont touchés. Alors, tout est redevenu comme avant.

La résidence est toujours là. Mais les volets de l'appartement sont baissés. Cela m'a fait du bien de raconter cette scène pour la première et dernière fois. Il vaut toujours mieux que les choses soient dites. N'est-ce pas la clé du pardon ?

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE

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