Épilogue – Au dessous du chagrin

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André chutait. Il souriait. Enfin, il allait pouvoir mourir.

Il en rêvait depuis qu’il avait croisé Qwilo. Non, même avant : tellement différent de ce qu’il pensait être. Sans amour, sans désir. Pas une once d’humanité chez lui, juste un froid total… Non, il n’était pas froid. Il avait aimé Qwilo, mais pas comme lui l’aimait. Il avait couché avec Ally, mais pas comme elle l’avait apprécié son contact.

L’air se refermait autour de lui et il perdait trop de sang. Sa peau fumait suite à l’explosion de son état de Brisé. Le souvenir revint : une amitié naissante, l’impression d’avoir trouvé sa place, de ne pas subir ces regards étranges qui se voulaient envoûtants, désireux, pressants même. Il pensait… Il pensait que ce serait différent. Mais non. Toute amitié mourrait ou finissait par se transformer en amour. Mort ou amour, le choix. André voulut tant pleurer, rejeter sa haine contre ce monde, contre lui-même d’être né ainsi. Si différent de tout ce que tous disaient être beau.

Peut-être aurait-il dû dire à Qwilo qu’il n’arrivait pas à faire tout ça, qu’il n’arrivait plus à jouer la comédie. Qu’est-ce que ça aurait été bon d’être juste amis, rien qu’un peu plus long… Ça n’avait plus d’importance. Il ferma les yeux et pria. Pria pour que ça arrive vite. Il avait peur, si peur de ce froid des petites et grandes histoires.

Son corps s’écrasa au sol.

Qwilo reprit conscience quelques secondes plus tard, sa puissance de dragon lui redonnant force et vitalité. Il prit une goulée d’air si grande qu’il crût aspirer toute l’atmosphère de l’UIltimonde. Toussa. Cracha quelques glaviots de sang. S’essuya la bouche et tourna la tête pour apercevoir l’ennemi qu’il avait enfin réussi à vaincre.

Quand il le vit, son cœur tomba en morceaux. Il ne comprit pas. Quelle ironie du sort. Depuis le début, il aurait pu tout éviter. Mais non. Le ventou n’était qu’un pion dans cette sordide histoire et le dragon hurla. Hurla de savoir qu’il avait détruit tout ce qu’il chérissait parce qu’au fond, il avait refusé de se battre pour lui-même. Il avait déjà abandonné tout ça. Aussi se brisa-t-il, une dernière fois.

Le monde avait refusé sa nature profonde. Tant pis pour eux.

* * *

La nouvelle de la chute de la Porte de Lébron avait rapidement atteint tout le pays, puis tout le continent : les dragons étaient de retour. Sans l’expertise des anciens temps, les armées n’avaient aucune chance de vaincre des désastres volants qui avaient la force magique d’une ville entière. On en parla aux infos : la plus grande académie de magie, Hallioce, réduite à néant par une tempête digne des histoires à faire peur aux enfants. Toute la ville était désormais considérée en quarantaine, infranchissable car gardée par deux dirigeants sans pitié. À la télévision, des scientifiques qu’on avait jusqu’à alors ignoré sur la question furent précipités sur les plateaux : combien de temps vivaient les dragons ? Que mangeaient-ils ? Etaient-ils intelligents et, si oui, exigeaient-ils des dus, des sacrifices ?

Les vieux clichés ressortirent sur le net et des théories s’élaborèrent. Certains parlaient de complots gouvernemental : une ville parfaite comme la Porte ne pouvait pas subir autant de préjudices. Les autorités compétentes géraient fort bien les petits gangs qui avaient posé des problèmes ces derniers mois : ce n’était qu’un coup de pub pour préparer un film ou quelque chose. Mais au fil des jours on comprit, par les photos, les vidéos et l’immense dragon bleu que les habitants de campagne entendaient rugir quand il faisait sa ronde, puis d’autres plus petits, que ce n’était pas du fake.

Un changement dans l’attitude mondiale s’opéra la semaine suivante : des gens fous se mirent en tête d’atteindre la cité, pour rechercher des sensations fortes sans doute. Peu survécurent mais ceux qui revinrent avaient un message : « Brisés, venez à l’arbre. Vous serez réparé ». Alors le mois suivant, beaucoup de personnes qu’on ne soupçonnait même pas quittèrent leurs familles, leurs amants, leurs amis pour rejoindre la terre promise. Pour espérer guérir.

* * *

Vingt ans plus tard…

Zéphyr, vêtue d’une robe aux couleurs du ciel en plein été, se retrouva face à la frontière sous sa forme de ventou, à l’extérieur des portes qui gardaient la ville, pour observer l’horizon. Juché sur les restes de la montagne, là où tout s’était joué. Il n’y avait pas de monstres, pas encore : ceux-ci ne débarqueraient que plus tard, quand la secousse d’éthérim née de la disparition du palomin se ferait sentir. Le continent était vaste.

Sans arbres, pas de portes. Plus rien pour retenir ces hordes hormis les grands varans qui, au loin, s’enroulaient dans le ciel à sa gauche. Le peuple de la Porte de Lébron avait rapidement accepté le retour des seigneurs du ciel comme un bon présage. L’un d’eux se détacha du cortège joueur pour s’approcher de l’endroit où se tenait Zéphyr. Il s’agissait d’une splendide créature aux ailes diaphanes, au cuir blanc nacre. Quand elle se posa sur la corniche, elle prit sa forme bipède, une elfe aux cheveux neige et à la robe simple, blanche aussi. Seuls ses yeux montraient qu’elle était une Réparée : deux joyaux de flamboyance qui couvaient un feu éternel.

— J’étais sûre de te trouver là, dit-elle.

En marchant, elle passa à côté d’un amoncellement de cailloux, sur laquelle reposait un paquet de cigarettes. Zéphyr se reporta sur l’horizon et soupira.

— Je rêve de partir d’ici, Siesseir.

— Tu ne m’appelles plus Mère ?

Il eut un petit rire. Ce petit jeu n’avait de sens que lorsqu’ils n’étaient que deux. Après tout, les dragons n’étaient que des êtres solitaires dans leur longue, très longue vie. La dragonne à l’origine de tout ça s’assit à ses côtés et ramena ses genoux contre elle, l’air pensive. Il l’observa avec un sourcil haussé.

— À quoi penses-tu ?

— Pareil que toi : à partir. Les enfants seront bientôt assez grands pour que je n’ai plus besoin de leur enseigner quoi que ce soit. Puis j’irais dans mon monde d’origine.

Ses mots furent alors emprunts d’une certaine tristesse, de la… nostalgie ? C’était facile de deviner les modulations sonores venant d’un autre dragon : ils vivaient d’air et de feu, aussi la musicalité des mots était une seconde nature pour eux. Zéphyr se pencha pour lui poser une main sur son épaule et tressaillit malgré tout. Même après tout ce temps.

— M’emmènerais-tu ?

Elle leva les yeux et sourit à pleines dents pointues.

— Oui, bien sûr. De tous les bêtas que j’ai eu à m’occuper, tu es de loin le plus apte à me rejoindre sur Mourn. Tu ferais un bon chevaucheur des nuées.

Le nom de ce monde sonnait bien à ses oreilles. Et ce titre : comme une promesse de chanson depuis longtemps oubliée. Siesseir ajouta :

— Tu t’y plairais, là bas : ils sont tous comme toi, à ne pas aimer le sexe.

— Vraiment ? Tout un peuple ?

— Eh bien, ce sont des cosmopolites, donc il y a plusieurs peuples. Mais le principal, oui. Tous comme toi : des coincés du nahash.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Pas de réponse. Juste un regard plongé vers l’horizon ; il la rejoignit et rêva comme le font tous les dragons. Avec le temps, le souvenir du visage avait perdu de ses couleurs, s’était confondu avec la couleur du matin et du soir, avec celle du sang des proies, avec les accalmies de l’automne. Un jour, peut-être, l’oublierait-il et la douleur qui l’accompagnait.

La liberté lui ouvrait les bras : il n’y avait plus de DSSM, plus de Dragonnets, plus de Paolini, plus de palomin, plus de chevalier légendaire tueur de dragons. Les temps des légendes et des bipèdes étaient révolus.

* * *

Tacmek Idoine s’arrêta en pleine ascension sur une pierre pour éponger son front et boire de l’eau. Depuis le Second Schisme, les dragons étaient partout : elle devait restée concentrée et taire sa magie qui voulait transparaître. C’était difficile mais en rationnant ses superstasis récupérés ça et là dans les marchés noirs, ça devenait possible. Ensuite, il fallait juste marcher avec sa capuche rabaissée, sa cape cachant la vieille armure qu’elle avait récupérée dans le premier temple.

Il s’agissait d’une pièce ancienne. Même après mille ans, de la mousse et de la peinture écaillée, le métal n’avait ni rouillé ni été grignoté. La cape le dissimulait mais quand un rayon du soleil passa dans son ouverture, un rayon argenté fut visible et sembla déformer la lumière. Des particules d’éthérim fondaient en permanence sur le plastron, rendant l’air autour de Tacmek aussi étrange qu’un mirage. Il n’y avait qu’une faiblesse dans l’armure : un trou se trouvait dans le dos.

Avant, il s’agissait du poitrail d’un serviteur dévoué.

Après quelques secondes à reprendre sa respiration, la braiseuse sortit la lettre. Aussi vieille que l’armure, elle sentait le chèvrefeuille et la tulipe. Enfin, « lettre » n’était pas le bon mot : en fait, il s’agissait d’un dessin complexe façonné de courbes, de traits et de signes étranges qui donnaient l’impression de voir un schéma mathématique complexe. En dessous, un traduction avait été ajoutée à la hâte par M. Yvain. Voilà quelles étaient ses recherches une fois sorties de la DSSM.

J’ai pu comprendre le système schématique de ce langage : il est multidimensionnel et se lit en plusieurs sens pour en saisir l’indice sémantique. Chaque courbe représente une donnée psychique ou physique, les traits une donnée spatiale ou temporelle et les sigles sont des idéogrammes. Voilà ce que j’ai pu traduire :

« Ma descendance. À l’heure où je t’écris, mon corps s’efface. Je ne meurs pas, je rejoins l’Arbre de Vie et les autres chevaucheurs. Je veux te confier mon héritage : tu dois retrouver le Mage. Lui seul saura comment sauver ce monde du joug des dragons. Je t’offre mes bénédictions ».

Tac, à ces mots, toucha son plastron : il s’agissait là de la première « bénédiction ». Elle l’avait trouvé car la « phrase » était également une carte, décryptée à l’aide des notes de M. Yvain qu’elle avait récupéré après sa mort, vingt ans auparavant. Vingt ans… Cela passait si vite. Dix ans pour trouver le plastron. Dix ans pour l’épée qui avait tué Abraxas. Et maintenant.

Elle rangea la lettre, se donna du courage et gravit les échelons de la montagne. Sa petite corniche se situait à plus de deux mille cent deux mètres, et son objectif était encore plus haut. Le plastron était léger pour du métal, mais pesait tout de même : l’ascension fut rude. La sueur lui faisait glisser les doigts, et à chaque fois elle devait les passer dans de la poudre contenue dans une bourse. Cette bourse dont elle ne s’était jamais séparée, un souvenir.

Son cœur rata un battement et rata une de ses prises. Des petits cailloux dévalèrent sur ses épaules quand elle fut suspendue dans le vide, une main la retenant d’une chute mortelle. Respirer. Se calmer. Se contrôler. Puis un élan et la montée reprit.

Après quelques minutes, elle arriva enfin à destination : le revers de la montagne, plat, avec un plateau assez grand pour admirer un immense obélisque noir truffé de gravures et taillé à même la grande percheuse. Tac admira un instant cette merveille architecturale avant de s’approcher du vestige. La pierre, au toucher, était lisse mais électrisée : de la puissance y résonnait encore. Quelque chose d’alien cependant : l’éthérim qui y gisait était… étrange. Fragmenté, pulvérisé dans sa plus petite forme au point de passer entre les mailles de la réalité, telles des mains de chiromancien qui cherchaient le mal dans le muscle.

La braiseuse sortit son épée et entreprit de désacraliser le monument en taillant le dessin sur sa lettre. Il ne fallait pas se tromper : dans le cas contraire, toute la magie d’au-delà des étoiles s’échapperait et ne reviendrait jamais. La sueur au front, les dents serrés, ses yeux passaient du modèle à la gravure, son épée traçant des sillons blancs dans cet obsidienne étrange.

Elle s’écarta une fois fini et retint son souffle. Allait-il… ? Oui : le glyphe s’illumina de mille feux et tout l’obélisque avec. La braiseuse recula, méfiante. Qu’allait-il se passer ? Allait-elle rencontrer « le Mage » ? Soudain, la lumière vacilla puis se rassembla comme si du sang iridescent s’écoulait le long des sillons pour terminer dans le glyphe, qui crachota de ce plasma magique au sol. La flaque vibra, parcours de petites vaguelettes qui enflèrent, gonflèrent et formèrent une silhouette d’un jeune homme d’allure et de taille assez banale, vêtu de braies et d’une tunique. Son visage était fin, il avait une mouche sur la joue gauche. Ses yeux, malicieux, se levèrent alors vers le ciel et sa moue devint ennuyée, rehaussant sa bouche en canard. Il se frotta le menton devant une Tac interdite, avant de mettre un doigt dans sa bouche et le sortit pour sentir le vent. Il eut un sourire en coin.

— Ah ! J’en étais sûr. C’était bien un tramontane.

Fin

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