Chapitre 3 : Citoyen !

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— Ah c’est toi. Entre donc.

La voix de Dame Schalla, à la fois mélodieuse et calme, portait une autorité indéniable. A cinquante ans, elle incarnait la Matriarche de la prestigieuse famille Kogg. Son visage à peine marqué par le temps, habilement maquillé et agrémenté de bijoux d’une valeur incommensurable, trahissait l’expérience accumulée au sein de l’aristocratie. Son esprit vif et pénétrant la plaçait sans égal à Pierre-Blanche.

— Il est dans son bureau.

Tiusk acquiesça par reconnaissance avant de pénétrer dans la splendide demeure. Une myriade de tapis, de meubles et d’œuvres d’art embellissait chaque pièce. Dans le salon, une arme d’apparat somptueuse trônait au-dessus de la cheminée.

Comme à chaque décade, Tiusk se présentait pour des leçons auprès de son maître. Il lui semblait que c’était hier qu’il avait sollicité à devenir son écuyer.

Tiusk frappa deux fois à la porte entrebâillée du bureau.

— Entre.

Reus était installé derrière son imposant bureau de bois, entouré de parchemins et de livres anciens. Des étagères finement sculptées dissimulaient derrière lui une multitude d’ouvrages. Une bannière du Morgenstyr reposait fièrement sur l’une d’elles. Tiusk déposa son arme sur le rebord du bureau avant de s’installer confortablement. Reus, plongé dans la lecture d’une missive, laissa son regard glisser sur son écuyer, signifiant ainsi que leur entretien allait débuter.

Approchant de ses soixante ans, Reus avait pris sa retraite en tant que chevalier de la Légion d’Acier. À la demande insistance de son épouse, il avait conservé la tradition de s’occuper de lui-même. Sa barbe fournie mais soigneusement entretenue, associée à une longue et fine moustache, encadrait ses cheveux ondulés, conférant à Reus une aura d’élégance intemporelle.

Tiusk vit son maître soupirer, un air de préoccupation assombrissant son visage.

— De mauvaises nouvelles ? s’enquit Tiusk qui voyait le tas de lettres ouverte sur le bureau.

— Notre roi est…, Reus s’interrompit brusquement, laissant la missive glisser de ses mains pour s’enrouler sur elle-même. Un second soupire s’échappa de ses lèvres. « La paix entre le Morgenstyr et les royaumes voisins a toujours été fragile. Je pensais que Vaelnyr ne suivrait pas les pas de son père et apprendrait de ses erreurs. Mais il semblerait que je me sois une fois de plus fourvoyé. »

Le Morgenstyr était renommé pour sa puissance militaire, acquise en partie grâce aux financements généreusement accordés par l’Empereur Drachenhart pendant les croisades. Ces investissements avaient permis au royaume de constituer une immense armée, composée de milliers de soldats, d’une cavalerie lourde de réputation et de chevalier intrépides, faisant du pays un adversaire redoutable. Les rumeurs persistantes prétendaient même que le roi Vaelnyr III possédait quelques dragons noirs qui sillonnaient les cieux autour de Vanareim.

— Qu’a-t-il fait ?

— Il a ordonné la poursuite et l’intensification des raids le long des frontière du royaume de Pierrefendre, profitant de l’instabilité du peuple nain. Depuis le départ de plusieurs de leurs clans, la force armée de ce peuple s’est considérablement affaiblie. L’avidité de notre roi amène avec lui les prémices des tambours de guerre.

— Et que pensent les membres du conseil ?

Subdivisé en neuf domaines, le royaume était gouverné par autant de familles influentes : les terres royales étaient entre les mains du roi lui-même, deux duchés étaient dirigés par les nobles Férasin et Balmar, quatre comtés étaient aux mains des Dolchenn, des Kolmir, des Griall et des Narak, tandis que deux baronnies appartenaient aux Trinyos et aux Velakyr. Chacune de ces familles avait un siège au conseil du roi pour participer aux prises de décisions, ayant ainsi une emprise sur l’ensemble des terres.

— Comme s’ils avaient leur mot à dire, répliqua Reus avec un mépris. Le Conseil n’est qu’une façade, une illusion de pouvoir. Notre roi règne seul, indifférent aux conseils de ceux qu’il estime inférieurs.

— Pourquoi agir ainsi ? Qu’y gagne-t-il ?

— Gain ? Richesse ? Terres ? Secrets nains ? Je ne suis pas dans l’esprit de Sa Majesté, mais en observant les manœuvres de son père de jadis, on peut spéculer sur les desseins du fils. Certes, il a ses réussite…

Autrefois, le Morgenstyr avait été un bastion d’isolationnisme, où seuls les humains étaient tolérés. Mais depuis l’avènement de Vaelnyr III, une ère nouvelle avait été proclamée, une ère où les non-humains étaient libres de voyager sur ses terres, une révolution audacieuse dans l’histoire du royaume.

— Anticipez-vous une guerre imminente ?

— Je ne saurais le dire. Les variables en jeu sont trop nombreuses.

— Devons-nous nous inquiéter pour le village ?

— Pas pour le moment. Nous sommes éloignés de la frontière de près d’un mois de voyage. De plus, l’armée du Morgenstyr est une force imposante ; les nains seraient fous de tenter une invasion en représailles. Théoriquement, la milice ne devrait pas être impliquée.

Sans s’en rendre compte, Tiusk avait retenu sa respiration, son appréhension palpable. Malgré sa détermination à défendre sa patrie, il redoutait que ceux qu’il chérissait ne soient exposés au danger.

— Sommes-nous à ce point intouchable ?

— Que veux-tu dire par là ?

— Je me rappelle vos enseignements sur l’Empereur et le rôle de notre nation à ses côtés. Serait-ce parce que nous lui sommes restés fidèles qu’il choisit de ne pas intervenir en cas d’invasion ou d’extension de territoire de notre part ?

— Loin de moi l’idée de médire notre vénérable Empereur, commença-t-il, ses mots choisis avec précaution. Mais dis-moi, Tiusk, crois-tu qu’il soit plus aisé de gouverner un peuple soumis ou un qui s’est rallié à toi de son propre gré ?

— J’dirais que les deux comportent leurs défis, répondit Tiusk après une brève réflexion. Il suffit de regarder comment Ayer Vanar XII a maintenu son emprise sur son royaume pendant son règne.

— Mais nous ne parlons pas d’un seul et unique pays, mais de plusieurs continents, chacun abritant des centaines de royaumes qui ont été, pour la plupart, asservis par le charisme, la puissance et la force armée d’un seul individu.

— L’avez-vous déjà rencontré ?

— Une seule fois, et seulement de loin. Mais rien que de l’apercevoir m’a convaincu qu’il était Empereur pour une raison valable. Cependant, une seule personne ne peut être partout à la fois, d’où les privilèges accordés à ses alliés les plus fidèles… y compris celui de fermer les yeux sur certaines actions.

— Un peu comme vous avec Pierre-Blanche.

Un fin sourire se dessina sur les lèvres de Reus face à l’observation de Tiusk.

— Exactement, comme moi avec Pierre-Blanche. J’ai acquis des privilèges auprès de notre ancien roi pour services rendus. En contrepartie, il préférait ignorer certaines de mes décisions prises ici. Et pour l’instant, son fils maintient les engagements de son père. On ne peut lui enlever cela. Vaelnyr manifeste une certaine forme de respect et d’honneur envers les sujets qui ont été loyaux envers sa famille.

— Je m’interroge cependant. (Reus fit signe à Tiusk de poursuivre sa réflexion) En voyant l’escadron ce matin, une inquiétude ma traverser l’esprit, dit Tiusk en se levant. Il se dirigea vers l’une des bibliothèques pour en sortir un rouleau de parchemin qu’il déploya sur le bureau de Reus. Il s’agissait une carte détaillée du royaume et de ses frontières avoisinantes. « Les troupes se dirigent vers l’ouest et je comprends maintenant pourquoi. Mais Vaelnyr est-il réellement en mesure de soutenir deux fronts ? »

Tiusk désigna du doigt la frontière du pays de Beltane, le dernier bastion de la Lumière encore debout.

— Baliverne Tiusk. Oui, Beltane et le Morgenstyr sont des ennemis de longue date. Mais tant que Beltane bénéficiera de l’interdit Impérial, Vaelnyr ne pourras pas l’attaquer.

— Comment ont il obtenu un tel privilège ?

— Garde cela bien en mémoire, Tiusk, mais les rares récits narrent que lors de la croisade de notre vénérable Empereur, il fut impressionné par la férocité des guerriers de Beltane. La magnificence de leur capitale aurait également pesé dans sa décision de leur accorder clémence. En contrepartie, Beltane prêta serment d’allégeance à l’Empereur. Mais surtout… (Reus marqua une pause) je te préviens, Tiusk : si le secret que je t’expose franchit les murs de cette pièce, tu deviendras pour moi un traître à notre nation.

Tiusk écarquilla les yeux face à la menace sans équivoque proférée par son maître. Il frappa sa poitrine du poing, inclinant humblement la tête en signe d’obéissance.

— Sur mon honneur, maître !

— Qu’est-ce qui a ravivé les tensions entre Beltane et le Morgenstyr ? Une tentative d’alliance. En l’an de grâce 642 du calendrier Impérial, le roi Elgar de Beltane s’est éteint, laissant la place à son fils ainé, surnommé « le dictateur ». Toutefois, alors que le nouveau roi de Beltane devait rencontrer Ayer Vanar XII pour unir les deux royaumes, et ainsi régner sur Annatär grâce à leur force armée conjointe. Une rapide guerre civile s’est montée, renversant « le dictateur » et permettant l’accession au pouvoir du jeune Léto III, son frère cadet. Pendant les tumultes, le roi Ayer Vanar XII trouva la mort. Cette tragédie aurait pu être le prélude à une guerre totale. Cependant, la volonté de l’Empereur, exprimée à travers son édit Impérial, empêche toute agression entre les royaumes sous sa tutelle. C’est ainsi que les tensions s’exacerbent aux frontières.

— Les négociations ne reprendront jamais…

— Pas avec Léto III au pouvoir, il est comme son père. Il exècre la xénophobie.

— Est-ce que la politique est toujours comme ça ?

— Bienvenu dans mon monde Tiusk, cela équivaut à une querelle entre deux miliciens, mais à une échelle plus vaste.

— En parlant de milicien, je tenais à vous faire part que Julas montre des capacité… hors du commun je dirais.

— Approfondis.

Soudain, Reus devint extrêmement attentif.

Tiusk se lança dans le récit de sa journée en compagnie de Julas.

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