Jusqu'à la fin

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Régine Déforze n’est plus. Et le monde pleure.

Et tous ceux qui l’avaient jadis répudiée pleurent aussi.

Régine Déforze. Un nom anonyme, sans jeu de mots ni anagramme, la seule auteure française qui rime avec Pi (trois quatorze), aimait-elle souvent répéter. Un nom qui ne préfigurait en rien le destin d’une petite fille orpheline, qui brûla d’éclats et de déchéance et qui, comme une comète trop longtemps oubliée, réapparut dans le ciel cinquante ans plus tard, un matin de septembre, dans la ville de Naisey-les-Granges, lorsque son corps poignardé fut retrouvé sans vie à côté de son smartphone.

Et lorsqu’ils saisirent la portée vertigineuse de sa dernière œuvre enfin achevée, ils n’hésitèrent pas à en faire une Sainte Oulipienne, canonisée ad litteram par le patriarche Perec II en personne.

Née sous X dans la petite commune de Sainte-Verge (79100), dans les Deux-Sèvres, elle fut d’abord élevée par la bibliothécaire de la ville, Mme Jeanne Déforze, une femme sévère qui l’exploita et la fit travailler dès son plus jeune âge. C’est Mère Thérélisa qui la recueillit, lors de son passage au vide-grenier de Sainte-Verge, où la petite fille vendait aux adultes des livres pour enfant abimés, dans des conditions sordides. Elle vécut alors jusqu’à son adolescence avec Mère Thérélisa dans la cité de l’anchois, à Collioure, travaillant au centre d’accueil des livres abandonnés pour leur offrir une seconde vie. Puis elle entreprit des études littéraires d’histoire et d’anthropologie des mots. Elle étudia les épopées médiévales des mots-croisés, fanatiques du Cruciverbiste, puis voyagea avec les mots-valises pour connaître leurs habitudes migratoires. Elle se spécialisa ensuite dans la sexualité des mots et édita son précis du transgenrisme grammatical des épicènes et des hermaphrodites de la langue française.

Après avoir ouvert le premier centre de minceur pour récits obèses en proposant des traitements de lipogrammes, Régine Déforze publia son premier roman « ? E ? E », entièrement constitué de la voyelle « e », dont il appartient au lecteur de retrouver les mots en comblant les espaces laissés entre les lettres. L’ouvrage fit couler beaucoup d’encre et fut source de violentes discordes entre les Déforzistes et les Deforziens, dont les premiers, puristes, soutinrent que le titre faisait référence au « Sexe » tandis que les seconds, partisans du diacritique, militèrent pour le « Zèle ».

Mais c’est en défendant sa thèse sur la quadrature de son concentrique qu’elle fit réellement son entrée à l’Oulipo, grâce à des résultats de recherche qui comblaient un trou béant dans le domaine. Ainsi débuta sa carrière d’auteure dite « somato-oulipienne », qui brisa le quatrième mur de la littérature afin de vivre ses contraintes d’écriture jusque dans son corps. À ce titre, elle détient toujours le record du monde de la plus longue lecture de Proust en une seule respiration avec 3,14 pages de « Du côté de chez Swann ».

Puis ce fut le coup d’éclat de trop lorsqu’elle organisa le premier gang bang littéraire de l’histoire, où 120 japonais se masturbèrent l’esprit l’un après l’autre pour articuler à son oreille les dix-sept syllabes d’un haïku, avant de le calligraphier sur son corps à l’aide d’une aiguille de tatouage.

Radiée de l’Oulipo pour atteinte aux mœurs, elle entama une vie d’errance et de bohème à travers la France, pendant laquelle elle eut une petite fille, puis disparut des mémoires.

Nul ne comprenait alors que son parcours n’avait rien d’un égarement, puisqu’elle composait « Jusqu’à la fin », le plus inimaginable roman policier de tous les temps. Un roman écrit lettre à lettre, formé de l’initiale de chaque ville qu’elle traversa pendant trente ans (retrouvées grâce aux coordonnées GPS de son téléphone). Un roman d’enquête sur son propre assassinat qui se termine sur le N du mot « FIN », à Naisey-les-Granges, ville anagramme de sa meurtrière démasquée : Anne-Lise Gragessy, la fille biologique jalouse de Jeanne la bibliothécaire. Une fulgurance jamais dépassée pour cette artiste hors du commun qui brille désormais comme une étoile parmi les êtres irrationnels et magnifiques de ce monde.

Ils l’appelaient Régine et ils pleurent. Qu’ils épanchent leur plume. Moi, je l’appelais simplement maman...

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