Les trois collègues

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« Ce n’est pas en se mettant une tranche de jambon devant les yeux, qu’on verra la vie en rose. »

Dès que le dernier mot de ma répartie, point final inclus, a pénétré dans leur cerveau, ils sont partis d’un fou rire tellement fort, tellement intense, que du coup, je les imite. Et nous voilà : Charles et Pierre, riant comme des baleines, et moi comme un bossu. Et les gens qui marchent sur le même trottoir que nous, se fendent la poire en cachette. Pourtant cette phrase, malgré son aspect comique et burlesque, suscité par l’image qu’elle évoque, est loin d’être légère, badine et superficielle. Si on se donne la peine d’y réfléchir dessus, elle aurait plutôt de quoi faire pleurer. Elle est l’évocation même de la société actuelle, où tout n’est qu’apparence et illusion, trompe-l’œil et placebo. La publicité en est l’exemple le plus significatif. Que ne nous feraient-ils pas gober les industriels pour que nous achetions leurs produits ? Nous montrer une belle femme à moitié nue tondant la pelouse avec la tondeuse Machin ? Sauf, qu’une fois achetée, il n’y a pas plus de fille en tenue d’Eve que de beurre en broche. Nous montrer une beau mâle à la démarche assurée, passant à travers une haie de jolies filles qui vont lui courir derrière, car il a mis le déodorant Truc ? Sauf, qu’une fois acheté et aspergé sous les aisselles et sur le torse, les jolies filles nous croisent et passent leur chemin. La vérité, la vérité vraie et sans fard, est que la vie n’est pas rose du tout. Elle est blanche, grise, noire rouge, mais pas rose pour deux sous. Cela, Charles, Pierre et moi-même, le savons très bien. Il n y a que nous et nous seuls qui puissions lui donner cette couleur douce et sensuelle.

Nous, nos tranches de jambon à nous, sont les quelques moments de liberté et de détente que nous nous accordons ensemble. Instants d’évasion d’un quotidien lourd, pesant, incontrôlable la plupart du temps. Un quotidien, dont aucune femme digne de ce nom, ne voudrait partager avec nous, pour rien au monde. Alors, nous nous contentons d’aventures d’un weekend, de passades de quelques nuits, remplies de frénésie, de danse et d’alcool mais, dépourvues de sentiments.

Nous appelons ces moments, nos parenthèses. Toujours trop brèves, hélas, mais ô combien salutaires. Dans le cas présent, celle-ci nous ont été ouvertes par no= tre employeur.

Officiellement, nous sommes à Nice pour suivre un stage de formation sur trois jours. Officieusement, nous sommes venus pour y trouver la mer, le soleil et les femmes.

« Je me demande où tu vas trouver tout ça, sacré Jojo, me lance Pierre les larmes aux yeux et le rire puissant. »

Je lui indique ma tête :

« Dans mon cerveau, mec. Dans le mien, il y a des petites cellules qui s’inter= connectent entre elles et les étincelles qu’elles produisent, libèrent mon énergie créa= trice. »

Charles, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, me rétorque :

« Si nous avons tous le même cerveau, nous devrions tous être de créateurs. »

Pierre, du haut de son mètre quatre-vingt-onze, l’approuve.

« Il a raison. »

Moi, du haut de mon mètre soixante-dix-neuf, je hoche la tête et leur dit :

« Déjà, si vous vous débarrassiez de la queue qu’il y a dans le vôtre, vos cellules pourraient fonctionner normalement. »

Et les voilà repartis d’un fou rire. Je continue :

« Moi, la mienne, est à sa place. Comme ça, je peux bander et réfléchir en mê= me temps. »

Je continue encore :

« En attendant de bander, on pourrait aller boire l’apéro quelque part.

- Pas ici, s’insurge Charles. Allons plutôt vers la mer. »

Pierre lance sa boutade :

« Comme ça on pourra boire et bander en même temps. Je veux bien me les couper si on ne trouvait pas notre bonheur, sur la promenade. »

Nous acquiesçons.

« Eh le Niçois, de quel côté se trouve la mer ? Me demande Charles. »

Je lui réponds :

« Même un Martien pourrait te répondre. Elle se trouve à droite. »

Et nous quittons le grand boulevard bordé de tilleuls pour prendre la première petite rue sur notre droite.

« Moi, je ne suis pas Martien, et je ne le savais pas, renchérit-il. »

Pierre lui donne une tape sur l’épaule :

« C’est parce que tu ne réfléchis pas, mon vieux. Tu as bien vu que de l’autre côté il y a les collines. »

Il hausse les épaules. Tout juste s’il ne va pas se mettre à bouder. C’est encore un gamin, Charles. D’ailleurs, c’est le seul d’entre nous trois qui vit encore chez ses parents, Boris le mutique et Joséphine, épouse Malinsky, la colonelle, qui a mené mari et enfants à la baguette et, j’ajouterai : au goupillon. Certaines choses n’étaient pas tolérées sous son toit. Certains mots étaient proscrits, censurés. Boris avait été le premier à en faire les frais, à subir les ires de son épouse. Dès que ses propos com= mençaient à atteindre le bas de la ceinture, elle le fulminait du regard et le sommait de se taire. L’homme lui rétorquait que les trois garçons de la maison étaient désormais en âge de savoir certaines choses que seul lui pouvait leur apprendre. Il ne voulait pas en faire des curés ou des eunuques. Alors commençaient les cris, les hurlements, les menaces de châtiments éternels, de flammes, d’enfer et autres insanités. Ainsi, peu à peu, l’homme s’est mis à parler de moins en moins et les deux aînés ont, l’un après l’autre, quitté le toit familial pour ne pas faire la même fin que leur père. Charles, comme tous les petits derniers, n’a pas osé. Le chantage affectif de sa mère avait marché à fond. Ainsi, à vingt-huit ans, il allait faire ses petites affaires ailleurs en prenant soin de rester le plus discret possible.

La Promenade des Anglais est animée. Nous peinons à trouver une table libre en terrasse. Elles ont toutes été prises d’assaut. Dans trois jours c’est le Grand-Prix de Monaco et nombreux sont les amateurs de la plus prestigieuse des compétitions au= tomobiles. Si on ajoute à cela le festival de Cannes qui bat son plein, et une météo assurant un ciel bleu et des températures au-dessus des normales saisonnières, on comprend mieux et l’on ne s’étonne pas. Notre service du personnel a eu déjà du mal à nous trouver un hôtel.

Nous continuons d’inspecter, sans nous presser. Pourquoi, d’ailleurs ? Si pour le moment nous n’avons pas encore trouvé une place pour nous rincer le gosier, nous avons de quoi nous rincer l’œil en abondance et cela rend notre quête moins frus= trante.

Qu’elles soient seules – une microscopique minorité, hélas – ou accompagnées, notre regard se pose sur elles impudiquement. Leurs tenues plus qu’estivales, aussi courtes du haut que du bas en sont la principale cause et, entre nous soit dit, chacun y trouve son compte, exceptés leurs accompagnateurs mâles, dont on se fiche éperdu= ment – et vice versa – vu que, derrière nos lunettes extra noires, il leur est impossible de deviner où se pose notre regard. Nous sommes, en quelque sorte les snipers des œillades et nos pupilles s’en donnent à cœur joie.

Quant à notre gosier…

« Hé, le Niçois, m’interpelle Pierre. Il n’y a pas un autre endroit pour boire un verre en douce compagnie ?

— La piétonne ou le Cours Saleya ; sauf que question femmes, c’est plutôt ados ou mères de famille.

Charles hausse les épaules :

— Les ados je n’y touche pas, mais les mères de famille… »

Il laisse la phrase en suspens et me fait un clin d’œil, allusion à une liaison qu’il a eue avec la femme de son meilleur ami, mère de trois enfants. Liaison qui lui a laissé un agréable souvenir, si l’on excepte la fin : Isa étant tombée enceinte de lui a dû avorter. Primo, car elle n’aurait pas pu supporter une quatrième enfant et, deuxio, car elle avait trop peur d’une ressemblance fâcheuse qui aurait éveillé les soupçons de son mari, un peu trop jaloux de nature. Ainsi, la veille de rentrer à la clinique, elle lui a fait savoir que tout était fini. Puis, une fois sortie, elle a tanné son instituteur de conjoint afin qu’il se fasse muter ailleurs, n’importe où, pourvu que ce fût le plus loin possible.

« Elle m’avait dans la peau, m’a-t-il avoué. Plus que je ne l’avais dans la mien= ne, et si tout ça n’était pas arrivé, nous baiserions encore comme des castors. Et le plus drôle dans l’histoire c’est que Max semblait plus triste qu’elle de me quitter. »

Pierre m’interroge du regard :

« Alors, qu’est-ce que tu nous conseilles ? »

Je n’hésite pas :

« Le Cours. Le choix est de meilleure qualité et on est plus près de la mer. »

Tout le monde est d’accord, même si le temps de marche, vu notre position, est un peu plus long.

Si Charles et Pierre m’appellent « Le Niçois », c’est parce que, j’y ai vécu trois ans et, j’y vivrais encore : romancier riche et célèbre, demeurant dans une superbe villa, du quartier de Cimiez ou de Gairaut, si deux femmes n’avaient pas, précipité mon départ. La première s’appelait Brigitte et la deuxième, Mélanie dont je suis toujours le mari, bien que nous ne vivions plus sur le même toit.

Mais commençons par le début. A vingt et un ans, licence de lettres modernes en poche, je rêvais de vivre de ma plume.

Je savais que, le chemin serait long et compliqué, que je mangerais de la vache enragée pendant des années, mais j’avais un âge où l’on accepte tous les défis de la vie, du moment que c’est celle, que l’on a choisie.

Je savais également que je ne voulais pas rester à Paris ou dans sa région, trop près de l’attraction familiale (bien que mes parents soient ce que l’on peut appeler, des gens cool) mais également de l’attraction parentale et relationnelle, qui m’auraient empêché de devenir vraiment moi-même. Il me fallait trouver une ville, une région où, inconnu de toutes et de tous, je pourrais m’y sentir vierge de toute influence, de tout souvenir. Sorte de renaissance où je pourrais m’inventer une nouvelle vie, me créer un nouveau personnage et, pourquoi pas, me trouver un autre nom. Bref, il me fallait un lieu à vivre, pour moi tout seul.

Ecartées la Normandie et la Bretagne où je passais régulièrement mes va= cances d’été, écartées les autres régions loin de la mer, que je considère comme la seule source d’inspiration, il ne me restait plus que la façade Sud de l’Atlantique ou la façade Méditerranéenne.

Ayant appris que de la famille de ma mère – cousins éloignés, mais famille tout de même – vivait éparpillée entre l’Aquitaine et les Pays Basque, il ne me resta plus que le grand Sud. Oui, mais lequel ? Le Sud Catalan, le Sud Provençal ou le Sud Azuréen ? Il ne m’a fallu pas longtemps pour choisir ce dernier Sud, grâce à sa proxi= mité d’avec l’Italie, Pays du soleil et de l’Art par excellence.

Le choix géographique ayant été accepté et approuvé par l’intéressé, le choix de la ville a été un jeu d’enfants. En effet, qui dit Côte d’Azur, dit forcément sa capitale : Nice. Et, le 2 Janvier 1996, j’ai débarqué à la gare Thiers avec un baluchon contenant quelques vêtements sommaires, beaucoup de carnets et de stylos bille, plus, bien planqués dans une banane, elle-même enfouie sous ma chemise, onze mille cinq cent Francs (toutes mes économies, plus une gratification de la part de mes parents et de mon parrain et marraine – à qui j’avais promis le remboursement, dès mes premiers droits d’auteur) De quoi vivre pratiquement un mois dans un hôtel meublé, manger trois fois par jour et me payer des déplacements, indispensables quand on recherche n’importe quel travail, dans n’importe quelle ville du département.

Brigitte est entrée dans ma vie en Septembre 97. Je travaillais comme vendeur dans une librairie du centre-ville, et j’habitais une petite mansarde en plein cœur du Vieux Nice, sur la rive gauche du Paillon, son fleuve, qui coule sous les fondations du Palais des Congrès, d’Acropolis, de la Médiathèque, du musée d’art moderne et du théâtre national, qui continue sa course, sous l’horrible et sinistre gare routière puis, deux squares, ensuite la place Masséna et le jardin Albert 1er pour se plonger finale= ment, toujours dissimulé sous terre, à deux pas de la célèbre jetée qui a fait les belles heures de la Côte jusqu’à ce jour de 1944 où un général Allemand ordonna le déman= tèlement de ce qui n’était plus qu’une pauvre bâtisse vide et sans âme.

Comme à Paris, la rive gauche de Nice, est le lieu artistique et culturel de la ville où, artistes de tous bords et de toutes origines s’observent, se côtoient, se parlent, se fréquentent, échangent et partagent idées, points de vue et, certains soirs quelques coups, lorsque l’abus d’alcool et autres substances moins licites, les rend un peu plus irascibles donc, moins tolérants.

Elle était descendue à Nice avec une troupe de théâtre d’Epinal pour quelques jours de représentation de l’Avare de Molière, dans lequel elle tenait le rôle d’Elise. Florent, à la fois directeur, metteur en scène et, son amant, tenait celui de Valère. Quelque chose en elle m’a tout de suite attiré et, si ça n’a pas été le coup de foudre, ça lui ressemblait beaucoup. A la fin de la pièce, je suis allée la trouver dans sa loge pour la complimenter sur sa prestation que j’avais trouvée remarquable de sincérité et de justesse. Une heure après, nous avons fait l’amour et nous l’avons refait le lendemain et les jours suivants La veille du départ pour Toulouse, avant dernière étape de leur tournée, elle est allée trouver Florent, pour lui annoncer qu’elle venait de trouver des bras plus accueillants – les miens – et un climat plus propice à sa carence en vitamine D (Le soleil, vous comprenez ?) Celui-ci, a pris la chose avec beaucoup de philosophie et une joie à peine dissimulée vu qu’il s’était trouvé une nouvelle amante et pour la pièce, et pour la vie. Ainsi, sans heurts, sans cris et sans violence, ils ont rompu et elle est venue s’installer chez moi.

Tout de suite, notre entente a été parfaite et notre attachement très fort, à telle enseigne que nos amis, nous ont pas été longs à nous baptiser : « Le couple incom= mensurable. »

Je ne lui trouvais que des qualités, dans tous les domaines d’ailleurs. En plus, elle était, instruite cultivée et douée d’une grande intelligence. Elle était sensible et douce. Quant à sa beauté si elle n’était pas immanente, je la découvrais jour après jour. Elle était de ces femmes que l’amour, la joie et le bonheur rendent belles.

Sa présence, physique et morale à mes côtés, m’a beaucoup aidé dans la pro= gression de mes écrits. Je n’avais pas fini de manuscrire mon premier roman (je n’a= vais pas encore les moyens de pouvoir le tapuscrire) que le deuxième se préparait dans ma tête et l’esquisse d’un troisième commençait à poindre. J’avais également un projet de pièce de théâtre dans laquelle, bien entendu, elle aurait le rôle principal.

Vraiment, je n’aurais pas été en mesure de lui trouver un quelconque défaut, à part, peut être une légère possessivité, dont je ne m’étais pas méfié car, à dire vrai, je l’étais aussi quelque peu. D’ailleurs, qui ne le serait pas au tout début d’une union ? Or, comme tout défaut qui se respecte, il finit à la longue par l’emporter sur tous les autres et transformer les qualités en comportements insupportables. C’est ainsi qu’au fil des mois, je me sentais de plus en plus étouffé par elle, privé de toute liberté d’action, et de mouvement (à moins que ce ne fût en sa compagnie). Pire même, elle commençait à étendre sa possession sur ma propre inspiration et allait fouiller dans les profondeurs de mes pensées les plus secrètes (que je consignais dans des carnets soigneusement enfermés dans un tiroir dont j’emportais la clé avec moi) à la recherche d’une rivale potentielle, que je n’avais pas bien entendu

Croyez-moi, il m’en faut beaucoup avant que je réagisse et avec elle cela m’a pris un an et demi car, en outre, elle possédait une qualité dont j’avais du mal à me défaire : elle faisait l’amour comme une Déesse. Les quelques filles avec qui je couchais, en cachette d’elle, ne lui arrivaient pas à la cheville.

L’élément déclencheur s’est pourtant produit le Dimanche 15 Novembre 98, à mon retour d’une semaine de vacances dans ma famille, où j’en ai profité pour de= mander à mon adorable sœur aînée de recopier sur son ordinateur et de me l’envoyer ensuite par la poste, le manuscrit de mon premier roman auquel je n’avais pas encore trouvé de titre. Elle n’avait pas pu venir avec moi car elle venait à peine de décrocher un CDD de deux mois, à la poste.

Depuis la gare, où elle n’était pas venue m’attendre, jusqu’à la maison, je n’a= vais qu’une idée qui me trottait dans la tête : la prendre dans mes bras, la déshabiller, me déshabiller par la suite, nous plonger dans le lit et y rester jusqu’au lendemain. Elle m’avait terriblement manqué et, à l’en croire lorsque je l’avais au bout du fil, c’était réciproque. Or, une fois la porte ouverte, une vague odeur âcre de papier brûlé a piqué mes narines et, vu la tête qu’elle m’a faite en me voyant entrer, j’en ai déduit qu’elle avait fait subir à mes écrits les plus intimes et les plus précieux, un abominable autodafé. Seule la pièce de théâtre et quelques nouvelles dont elle trouvait que le personnage féminin lui ressemblait, avaient été absoutes par cette Torquemada en jupons.

Sans vilain jeu de mots, j’ai vu rouge et, si j’avais eu sur moi un briquet, je lui aurais brûlé les cheveux et les poils pubiens, et j’aurais dansé autour d’elle jusqu’à sa complète consumation. Au lieu de cela, j’ai pris le ton le plus calme, le plus ferme et le plus déterminé, et je l’ai priée de se rhabiller – car mademoiselle m’attendait toute nue dans le lit – et de quitter le studio au plus vite, sous peine de représailles. Et, tandis qu’elle s’exécutait avec force larmes regrets et pardons implorés, j’ai déchiré devant ses yeux le manuscrit de la pièce de théâtre dont elle connaissait son rôle par cœur et, dont elle avait déjà trouvé et quelqu’un pour la tapuscrire et la troupe pour la monter. Mais, je n’en avais plus rien à faire.

Pierre me demande si c’est encore loin. Je m’apprête à lui répondre qu’il ne nous reste que quelques pas, lorsque son portable se met à sonner. Il lève les yeux au ciel, lance un tonitruant nom d’oiseau et ajoute :

« Pas moyen d’être tranquille, même à neuf cent bornes. »

Il dégaine son téléphone et regarde le numéro qui s’affiche. Il lève à nouveau les yeux au ciel. Il décroche. Passées les formules de politesses habituelles, son visage se ferme, son air devient grave, sa voix baisse. Il ralentit le pas, il se dirige vers le jar= din Albert 1er, devant lequel nous passons. De la main il nous fait signe d’avancer, de ne pas l’attendre. On lui obéit. Il est grand, après tout. Il saura comment nous re= joindre. Charles et moi nous nous regardons. Nous nous posons les mêmes questions et nous attendons que l’un de nous soit le premier à les formuler, et nous poursuivons notre route sans mot dire. Nous arrivons, finalement sur la rue Saint François de Paule. Je brise le silence.

« Voilà le Cours Saleya. Au bout de cette rue. Là où on aperçoit les tentures en accent circonflexe. Je crois que c’est l’un des seuls endroits de la ville où la densité de population est la plus élevée. Il faut toujours faire attention où on met les pieds. Entre les fleuristes, les maraîchers les fromagers les vendeurs d’épices et de savonnettes, sans compter les tables des restaurants et bars qui s’étalent de part et d’autre, il faut toujours faire gaffe à ne pas renverser un pot de fleurs, à ne pas bousculer un des nombreux flâneurs ou ne pas s’étaler sur le plat de pâtes d’un client affamé. »

Petit silence et j’ajoute, en forme de conclusion :

« Faut pas se presser sur le Cours. Bouleguès pas lou batèu comme on dit en Nissart. Ce n’est pas le couloir du métro à l’heure de pointe, ici ; alors, on se laisse em= porter par cette marée calme et tranquille. »

Pour toute réponse, je reçois un :

« Putain que j’ai soif. Pourvu qu’on trouve une place. »

Sa soif est telle, qu’elle dépasse désormais, le plaisir de regarder les femmes que nous suivons ou que nous croisons et qui, comme nous, elles doivent se frayer un passage pour avancer. Alors, on se frôle et l’on s’excuse mutuellement avec un sourire parfois fugace, à peine perceptible ; parfois appuyé et persistant. Certaines ont les cheveux humides, et leur peau sent encore le sel marin. D’autres ont eu le temps de se changer, de se doucher et de verser sur leur peau des parfums aux fragrances légères et subtiles qui flottent qui tourbillonnent, qui se répandent, qui se diffusent qui s’ex= halent, qui pénètrent par nos narines et par nos pores.

Il me tape sur le bras :

« Là ! Il y en a une qui se libère. »

Il court, il s’assied. La place est encore chaude Je presse le pas. Ça y est, nous avons enfin posé notre bottom sur la chaise en bois. Je connais l’endroit. On y sert essentiellement des bières, servies par des jeunes étudiantes venues d’Angleterre ou d’Irlande. Les unes plus mignonnes que les autres. Adorables, à croquer, avec leur accent Saxon et leurs tenues légères : débardeur moulant et short extra short. Nos yeux ont l’embarras du choix. La jolie rousse bouclée avec son petit nez retroussé s’approche de nous. Elle tient un plateau sur lequel trône un cendrier rempli de pièces et des sous bocks. Ses yeux verts sont rieurs et malicieux :

« Vous voulez une carte ? »

Je lui réponds :

— Oui, s’il vous plaît. »

Elle l’extrait de la poche arrière de son mini bermuda et me la tend. Elle a des mains aux doigts assez courts et les ongles rongés.

« Merci. On regarde. »

Elle me fait un sourire et s’éloigne vers une autre table.

Je choisis une brune, Charles, une rousse. Notre jolie serveuse revient. Nous lui annonçons nos choix. Charles insiste sur la couleur de sa bière. Elle ne tilte pas… Ou elle fait semblant. Elle étale deux sous bocks sur notre table. Puis elle tourne les talons. Charles fixe ses yeux sur la partie la plus charnue de son bassin. Moi, je regarde un couple sur ma gauche. Lui, cachant difficilement sa ventripotence sous une che= misette blanche, a une tête ronde et inexpressive, aux bajoues glabres et huileuses, au menton orné d’un ersatz de barbichette couleur grise, comme ses cheveux qu’il porte coupés ras. Elle, que je vois de dos, est assez grande et mince, mais pas osseuse. La rondeur de ses épaules, laisse deviner un corps aux formes douces et sensuelles. Elle a l’air d’avoir une bonne dizaine d’années de moins que lui et, si tant est qu’il ait largement dépassé la quarantaine, je peux lui donner trente-six – trente-huit ans maximum. Elle a des cheveux courts, noirs et porte une robe jaune assez décolletée. Sa peau bronzée, contraste avec celle de son interlocuteur à qui elle s’adresse avec véhémence et force gesticulations. La chanson du guitariste – « Dance me to the end of love » de Léonard Cohen – plus les rires stridents d’un groupe de jeunes Espagno= les, m’empêchent d’entendre les reproches qu’elle lui fait et, dans le fond, cela m’im= porte peu. Ce sont surtout son corps, ses gestes et sa façon de remuer sa tête qui attirent mon regard. Même si les années ont passé, je les reconnais.

La rouquine revient avec nos commandes, elle dépose devant nous et nous de= mande de régler. Charles est le premier à sortir son portefeuille. Il lui tend un billet de dix :

« Gardez tout. »

Les yeux de la jeune fille s’illuminent. Elle le gratifie d’un large sourire. Géné= reux, le grand Charles. Ce n’est pas étonnant qu’à son âge, il vive encore chez ses parents. Nous levons nos verres et trinquons à nous, à ces trois jours à Nice aux frais de la boîte. Puis, je me tourne à nouveau vers le couple.

« Ce n’est pas croyable, me dis-je à moi-même. Et dire que je pensais à elle il y a une minute !

- Tu parles seul ? Me demande-t-il. »

Je continue comme si je n’avais rien entendu :

« Allez, tourne toi que je voie ton visage. Que je voie si c’est vraiment toi ou c’est un tour de mon imagination. »

Il m’envoie un coup de coude :

« Ho ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? »

Il regarde dans ma direction :

« Qu’est-ce que tu regardes ? Qu’est-ce que tu marmonnes ? »

Je lui indique le couple.

« Tu vois la femme avec la robe jaune ?

— Et alors ?

— Je suis sûr que c’est elle.

— Elle, qui ? »

Je mets un certain temps avant de lui répondre :

« Brigitte. »

Il réfléchit quelques secondes, puis :

« Ton ex ?... Celle qui a brûlé tes manuscrits ? »

Je lui fais « oui » de la tête.

« Tu en es sûr ?

— A quatre-vingt-quinze pour cent. Il faudrait qu’elle se retourne. »

Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle s’exécute. Elle fait signe à la ser= veuse, une blonde boulotte un peu molle. Elle lui montre son verre vide. La petite ac= quiesce. L’homme fait signe qu’il ne veut rien d’autre.

« Alors, c’est elle ? Me demande Charles.

— Oui. A cent pour cent. Elle a gardé sa petite tête de souris : son nez long et pointu, sa bouche en cœur et son menton presque inexistant. Ça lui va bien les che= veux courts. »

J’avale une gorgée. Il m’imite :

« Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je n’en sais rien. »

J’avale une autre gorgée et je laisse tomber d’un ton bourré de regrets et de nostalgie :

« Qu’est-ce qu’elle baisait bien ! »

Petit silence. Je continue :

« Je ne pouvais pas lui passer cela. C’était trop, tu comprends ? Un auteur ne peut pas se censurer sous prétexte que sa femme est jalouse ou possessive. Qu’il é= crive en cachette, qu’il prenne un pseudonyme, à la rigueur ; mais qu’il écrive ce qu’il a envie d’écrire, bordel !! »

Puis, je me lance sur un grand discours sur la liberté d’expression. Qu’elle doit être irréductible, inaliénable, sacrée et que, même sous les dictatures les plus impi= toyables, elle ne doit pas mourir. Je lui parle de « Fahrenheit 451 » de Montag le pom= pier qui, au lieu de brûler les livres comme on le lui ordonne, les sauve et les cache chez lui.

« Tu comprends, Charles ? »

Oui, il comprend :

« Alors, pourquoi elle m’a fait cela ? »

Il hausse les épaules.

« T’as qu’à lui demander. »

Je les hausse à mon tour.

« C’est du passé, maintenant. »

J’ai dit cela pour me convaincre. Hélas, la blessure est toujours là. J’aurais pu les réécrire. Je les savais par cœur. Comme les marginaux du bouquin de Bradbury. Oui, mais voilà : il y a eu Mélanie que j’ai mise enceinte trop tôt, et ses parents qui ne voulaient pas d’une fille mère et encore moins d’un avortement… Piégé jusqu’au trognon ! Et pourtant je savais que je ne l’aimais pas assez pour en faire ma femme et la mère de mes enfants. D’ailleurs, être père de famille, était un état que je ne conce= vais pas encore. D’abord, un ou deux livres publiés ; après, j’aurais avisé.

Et puis, tout est allé très vite : d’abord Alfred qui est mort à sept mois de la mort subite, puis ce nouveau travail où je voyais défiler des chiffres et des chiffres, moi qui les avais en horreur, puis Thomas, né deux ans après enfin l’appartement dont le crédit nous engageait pour vingt-cinq ans. Enfin, la belle-famille aux idées bien arrêtées mais si gentille et généreuse que j’avais du mal à envoyer promener.

Bien sûr, rien ne m’aurait empêché de travailler et d’écrire en même temps. Giono était lui aussi employé de banque. Il avait des enfants, lui aussi. Oui mais, lui n’a peut-être pas eu une maîtresse qui lui a brûlé ses manuscrits, qui a violé son intimité la plus profonde. Ça marque pour la vie ces actes-là. Peut-être a-t-elle voulu me signifier qu’ils étaient mauvais et ne méritaient pas d’être lus. Si elle les avait aimés, si elle avait ressenti la moindre émotion, aurait-elle eu le courage de les immoler par le feu ?... Ah oui. Elle m’a demandé pardon, en pleurant, à genoux. Elle s’est traitée de conne de salope de garce, qu’elle n’avait jamais rien lu d’aussi bien écrit Elle enlaçait très fort les chevilles, elle me baisait les pieds en répétant que j’étais génial. Elle implorait ma clémence en citant Corneille : « Et qu’enfin la clémence est la plus belle marque qui fasse à l’univers connaître un grand monarque » et se soumettait en esclave à mes ordres et à mes désirs mais, que de grâce, je ne la quitte pas. Elle m’aimait tant. Elle était si nue et si belle, j’aurais voulu l’aimer encore une fois, encore mille fois. Elle m’avait promis de m’offrir un ordinateur. A quoi bon ? Aujourd’hui j’en ai deux et ils ne m’inspirent pas. Enfin… Disons plutôt que c’est moi qui ne suis plus inspiré. Peut-être dans vingt ans, si j’ai une bonne retraite ou alors, si j’ai fini par comprendre… Comprendre quoi ?... Que c’était elle la femme de ma vie ? Que c’est avec elle que j’aurais dû avoir des enfants ?... Je n’en sais rien. En tout cas, elle est là. La serveuse lui a amené sa nouvelle consommation. Elle a l’air de s’être calmée. Elle regarde le ciel, elle regarde à droite et à gauche. Moi je fixe son cou. On m’a dit que lorsqu’on fixe cette partie du corps, la personne s’en rend compte et se retourne. Apparemment, ça n’a pas l’air de fonctionner.

« Alors, qu’est-ce que tu as l’intention de faire ?

— Lui dire bonjour. »

Il me fait signe de me lever :

« Vas-y.

— Pas de cette façon. C’est banal, c’est plat. Je cherche une façon plus originale, plus relevée, plus délicate.

— Quoi, par exemple : lui envoyer un SMS ? »

— Gros malin, je n’ai pas son numéro. Quand je l’ai virée, on n’avait pas de portable. Et comme je ne l’ai plus revue… »

Il hoche la tête. Je bois une gorgée et je réfléchis puis, l’idée ayant surgie, le lui lance :

« Ce n’est pas bête ton idée de SMS. Si je ne peux pas le lui envoyer par téléphone interposé, je vais le faire par serveuse interposée. Tu piges ? »

Selon toute vraisemblance, non. Il se gratte la tête.

« Je lui écrit un mot et je le lui fait porter par la serveuse.

— Et qu’est-ce que tu vas lui écrire ?

— J’ai mon idée. »

Je sors le carnet et le stylo bille que je garde toujours dans ma sacoche (Sait-on jamais…) et j’écris :

« ROSKO : Pour la troisième fois, je te demande d’où tu viens !

MILENA Je te l’ai déjà dit, Rosko: j’ai raté le train. »

Les deux premières répliques de la pièce que j’avais écrite pour elle, qui racontait les amours tumultueuses entre une actrice et son amant, à la fois auteur, metteur en scène, acteur et directeur de troupe. Elle m’avait souvent répété que Rosko, ressemblait à Florent.

« Alors ? »

Je lui fais lire, et je lui explique.

« Et elle va s’en souvenir ?

— On verra. »

Je hèle la jolie Rousse qui semble s’appeler Patty. Je lui indique Brigitte et sa robe jaune.

« S’il vous plaît, pourriez-vous lui apporter ce billet ? »

Elle me sourit. Elle accepte.

« Et maintenant observe mon vieux, je lui lance. »

Puis je lampe un bon quart de ma bière, sans la quitter des yeux. Charles fait de même. Nous pensons à Pierre. Pourvu qu’il ne vienne pas maintenant. Ça casserait l’atmosphère.

Ça y est. Elle a le papier entre les mains. Patty le lui a remis en m’indiquant. Elle s’est retournée et regarde dans notre direction. Elle le déplie. Elle le lit. Elle regarde à nouveau dans notre direction.

« Dis donc, on dirait que ça lui a fait plaisir. Tu vois ce sourire qu’elle a ? »

— Oui, je l’ai remarqué.

« Elle a l’air de se demander où tu es. »

— Je l’ai remarqué aussi.

— Et le bonhomme, tu as vu ? Il n’a pas l’air de broncher.

— Je l’ai remarqué aussi. »

A ce stade, je dois l’aider. Elle me cherche désespérément. Je lève mon bras, j’agite ma main. Elle se lève. Instinctivement, je me lève aussi. Elle vient à ma ren= contre, je vais à la sienne. Elle est encore plus belle. Serais-je encore plus beau ?

On se serre dans les bras. Aucun de nous deux n’ose parler en premier. Nos sens ont moins de pudeur. L’étreinte se resserre. Elle me caresse les cheveux, j’en fais autant. Elle m’embrasse le cou. Elle renifle. Pleure-t-elle ?

« Tu écris toujours ? »

Oui, elle pleure.

« Non. J’ai laissé tomber.

— Pourquoi ? C’était tellement beau. »

Je lui embrasse le cou avec passion. Elle me demande :

« Tu m’en veux encore ? »

Lui dire « non » ce serait un mensonge, lui dire « oui » ce serait encore un mensonge. Je ne sais quoi lui répondre ; alors, je hausse les épaules.

« Pourquoi tu n’écris plus ?

— Longue histoire. »

Petit silence. Je change de sujet :

« C’est ton mari ? »

Elle me fait « non » de la tête.

« Tu habites toujours à Nice ? (C’est encore moi qui parle). »

Elle me fait à nouveau « non » de la tête.

« Saint Laurent du Var. Et toi ?

— Clichy. Dans le quatre-vingt-douze. Je suis ici avec deux collègues pour un stage de trois jours. On peut se voir ce soir ? »

Elle me fait « oui » de la tête.

« Dans quel hôtel tu es descendu ? Me demande-t-elle.

— L’International. Boulevard Victor Hugo.

— Je passerai. Vingt heures trente, ça te dirait ? On pourrait dîner ensemble »

Je lui glisse à l’oreille :

« Et plus, si affinités ? »

Elle me serre très fort. Oui, et plus si affinités…

Pierre nous a envoyé un SMS. Sa sœur est à l’hôpital. Une mauvaise chute dans les escaliers... (Notre œil… Ça ne serait pas son mec, des fois ?) Sa mère roucoule à la Réunion. Les petites sont, pour le moment chez une voisine mais il faudrait que quelqu’un les récupère. Il va devoir rentrer. Tant pis pour le stage. Tant pis pour ces trois jours de liberté. On lui a dit qu’il y a un bus qui mène directement au Terminal 2. Il est dedans. Il nous embrasse. Il nous tiendra au courant. Quelle galère sa vie. De nous trois, c’est celui qui morfle le plus. A cause de Liliane qui lui en fait voir de toutes les couleurs… Sauf le rose, malheureusement. A Vingt-cinq ans, elle n’a toujours pas mis du plomb dans sa tête. Elle collectionne les hommes, les coups et les frasques ; alors, forcément, quand on est mère de deux ravissantes petites filles – nées de deux pères différents – et que l’on passe le plus clair de son temps dans des hôpitaux, des cellules de dégrisement et dans des centres de désintoxication, on n’a pas trop le temps de s’en occuper. Heureusement que son grand frère est là. Lui qui a su si bien s’occuper d’elle quand elle était bébé. Il la nettoyait, la changeait, lui donnait son biberon, la faisait manger, lui racontait même des histoires avant qu’elle ne s’endorme. La jeune et ravissante Nathalie, leur mère, devait faire tourner le snack bar que lui avait légué son septuagénaire de mari. « La Gondole » marchait du tonnerre et ne désemplissait pas du Mardi jusqu’au Dimanche midi. Et hors de question qu’elle le mette en gérance. Son Pygmalion d’époux, le lui avait fortement déconseillé. Il voyait en eux des escrocs, capables de faire couler l’affaire afin de la racheter à bas prix et hop, la refaire fructifier à nouveau. A tout prendre, mieux valait la vendre et placer l’argent. Des placements, il en avait faits, Etienne. Des bons, des solides, des durables. A sa mort, sa jeune veuve s’est également retrouvée propriétaire d’une grande maison à Saint Gilles croix de Vie – dont il avait racheté les parts à ses frères – de deux appartements dans le centre de Clichy, locataires compris et, enfin, d’un portefeuille d’actions non négligeable. De quoi voir la vie autrement qu’en noir Couleur qu’elle n’a pas porté longtemps. A Vingt-trois ans, riche et belle, ce sont plutôt des couleurs vives qu’elle aimait porter sur des robes qui mettaient en valeur ses formes généreuses. Mais, contrairement à sa fille, elle a toujours mené les hommes, et gare à celui qui aurait osé lever ne serait-ce que le petit doigt sur elle. Moi qui la connais bien, je sais qu’elle a du caractère et la tête bien vissée sur les épaules. Une fois, elle m’a avoué avec une profonde tristesse dans sa voix :

« Jonathan, si Liliane était à ma place et moi à la sienne, il y a longtemps que nous serions ruinés. Sur la paille ! Je ne sais pas de qui elle tient. »

Il y a un an, elle a rencontré Marc, un gendarme de La Réunion de deux ans de plus qu’elle, qui lui a chaviré le cœur (et non la tête !) alors, contrevenant aux sages conseils de son mari, elle a mis « La Gondole » en gérance (mais pas à n’importe qui : à son frère) et est allée le rejoindre. De temps en temps elle revient à Clichy, mais pour de courts passages. Et Pierre qui la supplie à chaque fois :

« Tu ne pourrais pas emmener Liliane et les filles ? Ça leur fera peut-être du bien et moi, ça me fera des vacances. »

Elle n’aurait pas demandé mieux, Nathalie. C’est sa fille qui n’a pas voulu. Sans même y avoir mis les pieds, elle a décrété que ni le lieu ni l’ambiance ne lui plaisaient. Pierre devrait s’en aller. Changer de ville et tant pis pour sa sœur. Facile à dire ! Charles aussi, pourrait quitter ses parents et moi, divorcer de Mélanie, qui me prend la tête, qui me prend le chou, qui vient et qui s’en va, qui m’aime un jour et ne m’aime plus le lendemain, qui me prend littéralement pour un idiot que je suis, car moi je ne l’aime plus. Depuis longtemps. Difficile à faire. Il y a toujours des « si » et des « mais » qui viennent nous mettre les bâtons dans les roues. Moi, c’est Thomas et la fragilité de ses treize ans (nous avons perdu son frère aîné de la mort subite à l’âge de sept mois), ses parents à qui je dois une grande partie du prêt qui nous a servi à acheter l’appartement. Je les rembourse, certes, mais sans intérêts, tant que je reste leur gendre. Des solutions, il y en aurait, j’en suis convaincu. Mais… (Voyez-vous ? Encore un « mais »)

Nous avons commandé notre deuxième bière. Brigitte et le ventripotent joufflu sont partis. Chacun de leur côté. Elle m’a envoyé un baiser de la main. Ce soir, nous dînerons ensemble. Charles n’a rien perdu de nos étreintes. Dès que je suis revenu m’asseoir, il a voulu tout savoir. Je n’avais pas grande chose à lui raconter hormis le fait que ça nous a fait plaisir de nous revoir.

« Plus que plaisir, m’a-t-il rétorqué avec clin d’œil.

— Oui. Plus que plaisir. Tu as raison.

— Alors ?

— Elle va m’appeler à l’hôtel, ce soir.

— Et vous allez vous revoir ?

— Elle habite à dix bornes d’ici et je n’ai pas de bagnole. Il faudra que ce soit elle qui vienne. Sinon, je passerai demain après le stage. »

Je ne lui ai pas dit pour le dîner. Ça me ferait quelque chose de le laisser de cô= té. Je vais tâcher de le faire venir avec nous. Juste pour le repas. Après, ou il ira se coucher comme un grand, ou il ira faire un tour dans Nice by night.

« A mon avis, si elle a été si contente de te voir, elle va venir. »

Puis, il ajoute :

« En tout cas, si vous voulez aller dîner ensemble, ne vous gênez pas pour moi. »

J’ai toujours dit que Charles était un grand mec ! Il mériterait que là, à l’instant, une femme vienne s’asseoir à côté de nous et que, du premier coup d’œil, ils aient envie de passer la soirée ensemble. Moi, si j’écrivais cette histoire, je ne m’embar= rasserais pas de scrupules et je la ferais apparaître. Elle viendrait de la plage, elle tra= verserait le passage couvert, déboucherait tout au fond du Cours, avec son téléphone collé à l’oreille. Elle avancerait progressivement vers le bar où nous nous trouvons et, prise d’une soif soudaine (de bière. Pourquoi pas ?) Elle s’assiérait à la table à côté de la nôtre – quel heureux hasard, les Espagnoles viennent juste de partir – et on l’entendrait dire à son interlocuteur :

« Non Max, je ne crois pas que je reviendrai sur ma décision. »

Puis, elle raccrocherait. Charles se retournerait sur elle. Il ouvrirait grand ses yeux, il se pincerait pour s’assurer qu’il ne serait pas en train de rêver ou que l’alcool ne lui jouerait pas un mauvais tour puis, sans hésiter l’appellerait :

« Isa ? »

Elle se retournerait elle aussi. Elle ouvrirait elle aussi ses yeux comme des soucoupes, lui adresserait un large sourire.

« Charles ! Ce n’est pas croyable. »

Elle se lèverait pour lui faire la bise. Il lui dirait :

« Viens t’asseoir avec nous. Tu connais Jonathan. »

Bien sûr qu’elle me connaîtrait. J’aurais dîné deux ou trois fois au restaurant avec eux, puisque je serais sorti avec Aline, sa meilleure amie qui lui aurait servi de couverture au cas où Max l’aurait appelée pour vérifier si elles étaient bien ensemble.

Moi, si j’écrivais cela, je me justifierais en disant :

« Eh quoi ! Des coïncidences de ce genre il en existe plus d’une dans la vie ré= elle. Par exemple : les deux familles qui habitent au-dessus de chez moi ont aménagé le même jour. Elles ne se connaissaient pas du tout, auparavant. Figurez-vous que les deux femmes sont originaires de Rouen, et que leurs maris sont pilotes d’avion : l’un dans l’armée, l’autre dans le civil et ils portent le même prénom : Philippe. Mainte= nant ce sont les meilleurs amis du monde. Dès mon retour à Clichy, je vous les présenterai. »

Mais il y a longtemps que je n’écris plus. Depuis qu’une certaine Brigitte, dans un accès de jalousie a brûlé mes manuscrits. (Une Brigitte avec qui je dînerai ce soir, et plus si affinités). Alors, cette rencontre entre les quatre anciens amants, n’est qu’un heureux hasard et rien de plus.

A Nice, c’est bien connu, on fait de tas de retrouvailles. Et sur le Cours on en fait encore plus.

FIN

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