ACTE V, Scène 8 : clouer

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Deux fauteuils sont disposés au milieu de la scène.
Entrent Bernal suivi d’Astråminabòn, en costume traditionnel d’apparat.
Dès qu’ils font leur entrée, on entend le crépitement des flashs et les cris des journalistes. Les deux hommes sourient et se serrent la main face à eux.

Deligny, Juillet et deux hommes de l’entourage d’Astråminabòn entrent à leur tour
et abrègent la séquence de photos. La poursuite se concentre sur Bernal et Astråminabòn; les autres restent dans une pénombre relative.

Bernal, contrairement à son homologue, ne semble ni détendu ni satisfait.

ASTRÅMINABÒN. – (à Bernal) Et bien, mon cher, quel étonnant revirement de situation !

BERNAL. – (surpris) Que voulez-vous dire ?

ASTRÅMINABÒN. – Mais tous ces événements politiques récents, dans votre pays. (il persifle) C’était tout-à-fait inattendu.

BERNAL. – J’en ai été aussi surpris que vous, croyez-moi.

ASTRÅMINABÒN. – Savez-vous qu’à l’étranger, nous avons suivi tous les rebondissements de ces affaires avec le plus grand intérêt ?

BERNAL. – Je m’en doute, je m’en doute…

ASTRÅMINABÒN. – Savez-vous que les événements de votre pays nous ont tout d’abord fait très peur ?

BERNAL. – Je m’en doute aussi. Les objectifs de Julia Sarmente étaient très ambitieux.

ASTRÅMINABÒN. – Mais savez-vous ce qui a été le plus étonnant ?

BERNAL. – Ma décision de la nommer Premier ministre ?

ASTRÅMINABÒN. – Ah oui, bien entendu ! Cette éventualité avait été prévue mais ne faisait pas partie des possibilités privilégiées.

BERNAL. – Tant mieux. Je suis bien aise de ne pas être si prévisible.

ASTRÅMINABÒN. – Et pourtant nous le sommes tous. C’est bien pour cette raison que nous sommes portés au pouvoir.

BERNAL. – Je vous demande pardon ?

ASTRÅMINABÒN. – Un président, mon ami, représente les intérêts de son pays, n’est-ce pas ?

BERNAL. – En effet.

ASTRÅMINABÒN. – Et ce pays se résume à l’ensemble des intérêts économiques qui s’y enracinent, n’est-ce pas ?

BERNAL. – (agacé par ce jeu de questions-réponses) En effet…

ASTRÅMINABÒN. – Et qui porte les intérêts économiques d’un pays ? Qui créé la richesse et la valeur?

BERNAL. – (avec impatience) Eh bien les patrons… ?

ASTRÅMINABÒN. – Précisément. Vous savez donc qui nous porte au pouvoir.

BERNAL. – (sûr de lui) Les patrons et le peuple.

ASTRÅMINABÒN. – Le peuple ne compte pas. Il n’a jamais compté. Il ne fait que servir de caution.

BERNAL. – Oh mon cher, je vous en prie !

ASTRÅMINABÒN. – (à Juillet) Vous aviez raison, il est tout-à-fait charmant ! Confondant, même !

BERNAL. – (ne comprend pas) Enfin voyons !

ASTRÅMINABÒN. – (sans relever) Mais reprenons. Savez-vous ce qui a été le plus étonnant ? (un temps) Là où vous avez fait très fort, mon cher Bernal, là où vous nous donnez à tous des leçons de stratégie, c’est dans votre capacité à trahir en toute simplicité, comme si vous n’étiez au courant de rien. Vous êtes vraiment très fort ! C’est là que vous nous avez tous effrayés.

BERNAL. – Oh, mon cher, mais de quoi parlez-vous ?

JUILLET. – (avec irritation) Il veut parler de la trahison de Desfossés.

ASTRÅMINABÒN. – Pas du tout.

JUILLET. – (à Astråminabòn) Vous n’allez tout de même pas oser ?!

ASTRÅMINABÒN. – (à Juillet) Bien sûr que si ! (à Bernal) Votre pays est ruiné, votre système politique est ruiné, votre peuple est au bord de la révolte… Il suffirait que je retire mes contrats – car j’ai eu de bien meilleures propositions car la situation géographique de votre pays en fait rêver plus d’un… mais pour ma part, n’ayant pas de façade maritime, il était vital pour moi de… comment vous dire cela… de nouer avec vous un partenariat fructueux – donc je disais qu’il suffisait que je retire mes contrats pour que votre pays s’effondre comme un pauvre château de vieilles cartes racornies.

BERNAL. – (fulmine) Assez !

ASTRÅMINABÒN. – Les affaires sont les affaires. Les scrupules restent au vestiaire. (un temps) Mais ce n’est pas là que je voulais en venir. Toutes vos petites trahisons réussies, Desfossés, Sarmente – quel incroyable moment, vraiment ! vous avez fait très fort ! – tout cela n’est rien. C’est le jeu de la politique. Ces gens y étaient préparés. Lorsqu’on entre en politique, on sait où on met les pieds. Même vous, cher Bernal, redoutable Bernal qui feignez si bien la sincérité ! (avec cruauté) Non, le plus amusant, dans toute cette histoire, c’est que vous aviez réussi votre pari.

Deligny pâlit. Il s’approche des deux hommes d’une démarche saccadée, comme un automate, le regard vide. Juillet, crispé, tente de le retenir en lui murmurant
« Non, mon petit, n’écoutez pas ces bêtises ! Il bluffe, il ne sait rien ! »

BERNAL. – (à Astråminabòn) Je vous demande bien pardon !? (à Juillet, qu’il a entendu) Comment cela, « il ne sait rien » ? Que peut-il y avoir à savoir ? De quoi parles-tu, Raymond ?

ASTRÅMINABÒN. – Votre machine était lancée et elle tournait. Votre petite Sarmente, un excellent choix d’ailleurs, était en passe de réussir. Votre peuple commençait à reprendre confiance et les autres pays commençaient à se rassurer à votre égard. Tout était sur les rails. Et vos patrons auraient fini par vous suivre s’ils n’avaient plus eu d’autre choix. Même dans mon pays, les observateurs commençaient à se poser des questions sur nos propres choix. Savez-vous que chaque nouvelle annonce de votre part engendrait une réunion stratégique de chaque gouvernement de la Fédération ? Nous avions même fini par en conclure que vous étiez une sorte de pionnier, toujours si raide dans vos décisions, toujours avec cet air convaincu… Ça a presque failli nous avoir !

JUILLET. – (hors de lui, aboyant sur Astråminabòn) Taisez-vous, pauvre fou !

Les deux proches d’Astråminabòn lancent à Juillet un regard menaçant.

ASTRÅMINABÒN. – (amusé, à Juillet) Ministre de l’Intérieur, hein ? Ministre de l’insulte et de la trahison, plutôt ! Mais vous êtes très doué, cher monsieur. (à Bernal) Cela dit, nous préférerions continuer à avoir affaire à vous, cher Bernal.

DELIGNY. – (vacillant, comme en état de choc) On a eu tort ? (il s’est approché du fauteuil d’Astråminabòn. Il chancèle et manque de tomber. Il se rattrape au fauteuil et Astråminabòn lui saisit fermement le bras pour le retenir) On les a sacrifiés pour rien ?

ASTRÅMINABÒN. – (à Deligny, l’aidant à se redresser) Ah non, pas pour rien ! Monsieur Juillet fera un excellent Premier ministre ! Tout le monde n’a pas perdu, dans votre affaire.

BERNAL. – Comment cela « continuer à avoir affaire à moi ? » Comment cela, « Juillet fera un excellent Premier ministre » ?

ASTRÅMINABÒN. – Vous n’êtes pas au courant ?

Bernal est abasourdi. Juillet fulmine. Astråminabòn jubile.

ASTRÅMINABÒN. – (guilleret) Alors voilà comment les choses vont se passer. (il prend le temps d’observer les trois hommes et de s’assurer qu’ils l’écoutent) Nous n’aimons pas faire usage de chars et de bombes, ça n’est pas notre façon de procéder. Dans ma culture, nous trouvons que cela manque cruellement d’élégance. Par contre, il est vrai que nous avions besoin d’une façade maritime pour assurer notre pérennité économique. Et nous sommes tous très satisfaits des contrats que nous venons de signer. C’est pourquoi vous signerez les futurs avenants. Oh, trois fois rien, vraiment. Un accès prioritaire et illimité à vos infrastructures portuaires, la disparition des taxes sur l’ensemble de nos produits – et pas uniquement les produits agricoles – et la cession de vos industries à un tarif préférentiel.

BERNAL. – Vous savez que ce que vous proposez est inacceptable.

JUILLET. – Vous n’avez pas le droit ! Vous trahissez les termes notre contrat !

ASTRÅMINABÒN. – (à Juillet) Ce même contrat par lequel vous venez de trahir votre propre président, cher Juillet.

BERNAL. – (lance vers Juillet un regard effaré, qui sonne comme un « tu quoque mi filii » et tourne vers Astråminabòn un regard livide) Nous ne vous laisserons pas faire.

ASTRÅMINABÒN. – (ricane) Vous venez de démontrer à votre peuple que l’union ne peut pas faire la force, vous avez brûlé vos meilleures cartes et… (il cherche ses mots) des personnalités comme Julia Sarmente, prêtes à tout sacrifier pour leurs idées, vous n’en verrez plus émerger de sitôt. Vous avez personnellement démontré à votre peuple que vous étiez capable de trahir, comme tout le monde. (un temps puis, jovial) Allons, allons, messieurs, nous n’allons pas en faire toute une histoire ! Nous avons encore beaucoup de contrats à signer ! Hauts-les-cœurs, messieurs ! Haut-les-cœurs !

Noir.

Un temps.

Après quelques grésillements hésitants, l’écran se rallume.

On voit Mamie Bernadette dans la salle des fêtes mais elle est entourée de beaucoup plus de monde. Nawel est là aussi mais sans micro ni oreillette.

De nombreuses tables rassemblent des gens qui discutent, prennent des notes et semblent très impliqués dans ce qu’ils font. Partout dans la salle, règne une effervescence joyeuse.

On peut deviner quelques bribes de conversation : « … changer de système… » … « Elle a raison, il faut qu’on reprenne… » … « … mais alors il faut qu’on change de régime et… » … « … marre de subir… »

Mamie Bernadette va et vient, se déplace de table en table, discute avec les gens. Nawel quant à elle, est assise à l’une des premières tables, en grande conversation avec un homme qui, lui-même très inspiré, ponctue son propos en frappant son crayon contre son bloc-notes.

Et tout au fond de la salle, on remarque trois silhouettes. De face, un homme qui ressemble à Desfossés.
Il discute avec deux personnes : un homme de dos, grand, en costume élégant et une femme qui porte une longue jupe et dont les cheveux en bataille rappellent la coupe de Sarmente.

Noir.

Rideau.

Octobre 2025

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