Chapitre 2

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Pris de panique, Grégoire tenta de bouger. Il ressemblait à une tortue qui, reposant sur le dos, tente désespérément de se retourner. Ses mains et sa tête se mouvaient, mais le reste de son corps raide pesait le poids d’un âne mort.

Une pensée morbide l’effleura : était-il mort ? Venait-il de passer de l’autre côté, l’esprit coincé dans sa carcasse éteinte, momifié sous sa couette ? Son corps allait-il se décomposer en attendant qu’un jour, une voisine alertée par l’odeur, avertisse les pompiers ?

Il chassa cette idée comme on se débarrasse d’une mouche envahissante : il clignait des yeux, remuait les lèvres, son coeur cognait dans sa poitrine, sa respiration affolée résonnait dans la chambre, ses mains bougeaient... il était vivant, aucun doute possible !

La machine était grippée, tout simplement. Peut-être l’activation d’un seul de ses rouages parviendrait-elle à la remettre en mouvement ? Il se concentra, visualisa chacune des parties de son anatomie et leur ordonna une secousse, pas grand-chose, un frémissement, même infime. Sans succès. Ses orteils lui firent un pied de nez. Son dos fit le dos rond. Ses jambes restaient inertes, ça lui faisait une belle jambe... Même l’organe d’ordinaire si prompt à se dresser au réveil ne se mettait pas en branle, c’est dire.

Grégoire regarda le téléphone sur la table de nuit. Il déploya des efforts considérables pour l'atteindre du bout des doigts et l’amener jusqu’à lui.

Son premier réflexe consista à interroger l’ami commun de beaucoup d’internautes. Fébrile, il tapa : “paralisie au réveille”. Grégoire n’était pas un champion d’orthographe, mais son ami ne le jugea pas. Les amis ne sont pas censés vous juger, en général.

Les premiers articles évoquaient la paralysie du sommeil. Grégoire cliqua sur un lien et lut, la peur au ventre, comme lorsque l'on s’attend à l'annonce d'une maladie incurable.

Paralysie du sommeil. “Phénomène rare consistant en une paralysie totale ou partielle au réveil”…”effrayant pour celui qui le subit”... “mais sans gravité” … “temporaire”… “la situation revient à la normale au bout de quelques secondes à quelques minutes”...

Grégoire poussa un soupir de soulagement et poursuivit sa lecture.

“Traitement de la paralysie du sommeil : Il faut se détendre et ne plus y penser”.

Autant demander à un serpent de faire des claquettes ou à un politicien de rendre l’argent !

Evidemment, plus il essayait de ne pas y penser, plus cette question l’obsédait.

Au bout d’une heure, il se résolut à joindre le SAMU, mais s'embrouilla dans ses explications ("ce matin, j'avais pas le courage d'aller bosser, mais là, je suis vraiment cloué au lit et mon patron ne m'a même pas rappelé, je me sens bloqué de partout..."). L'opérateur le remballa fraîchement, croyant à un canular de mauvais goût : “On se déplace pas pour des cas de flemmingite aiguë !”. L’appel à un ami ne s’avéra pas plus fructueux : “C’est la seule excuse que t’as trouvée pour pas venir à mon anniversaire ? ” Grégoire avait totalement oublié cette histoire d’invitation. Certes, s’il s’en était rappelé, il aurait tout de même trouvé une excuse pour ne pas y aller. Malgré tout, il trouva la réaction de son ami parfaitement injuste et se promit de ne plus lui adresser la parole, s’il sortait un jour de ce pétrin. Les amis ne sont pas censés vous juger, en général.

Grégoire se demandait quelle autre personne il pourrait appeler au secours quand il sentit ses doigts s’engourdir, un à un. Il ne put empêcher son téléphone de tomber sur la couette. Ses bras durcirent à leur tour et s'affaissèrent comme deux branches fatiguées le long de son corps emmailloté.

Il ne pouvait plus lever le petit doigt, littéralement. Il eut envie de hurler, mais sa mâchoire se bloqua.

Son esprit demeurait prisonnier de cette masse de viande inerte.

Bientôt, ses paupières tombèrent comme le rideau sur un écran de cinéma d’autrefois.

“C’était ma dernière séance”, pensa-t-il, avant de songer, résigné. “Que peut-il m’arriver de pire, à présent ?”.

La réponse ne se fit pas attendre. Un bruit de liquide lui parvint aux oreilles, suivi d’une odeur bien caractéristique d’ammoniaque. D’urine. Sa vessie venait de lâcher tout son contenu dans les draps, sa pisse se répandait tout autour de lui. Non seulement il allait crever seul dans son lit, mais on allait retrouver son corps souillé, suintant, puant.

“Peut-il y avoir pire humiliation ? “ pensa-t-il.

Une fois de plus, la réponse ne se fit pas attendre. Une immonde odeur le saisit, reconnaissable entre toutes. Le parfum de la honte ultime. Il s’était fait dessus, comme un vieillard ou un bébé dans sa couche et il ne pouvait même pas grimacer, ou protester, demander à ce qu’on le change. Le peu d’amour-propre qui lui restait venait d’être crotté. Quelle trace allait-il laisser derrière lui à part celle sur son lit ? Qu’allait-on penser de lui ? Cette question l’aurait fait sourire s’il avait pu bouger les lèvres. De son vivant, il se contrefichait de l’opinion de son patron, de ses collègues ou de son pote, pour quelle raison y prêterait-il intérêt maintenant ? Grégoire eut envie de pleurer, mais aucune larme ne daigna couler sur son visage de marbre. Sa fin était à la hauteur de sa vie larvaire, médiocre, figée, sans éclat, terne comme un filet de pisse concentrée. Il avait honte. Ce n'était pas le regard des autres qu'il craignait, mais son propre jugement. Il avait passé son existence à repousser ses projets et voilà qu’une fois son dernier jour arrivé, il n’avait rien fait du tout. Il mourait plein de remords et de regrets.

Les pensées de Grégoire papillonnèrent encore quelques instants, s’enfoncèrent dans les limbes, jusqu’à s’éteindre complètement.

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