Chapitre 22 : Le Dernier Compte à Rebours
Chaque nuit, son rêve refaisait surface. Toujours plus vif. Toujours plus glaçant. Pauline referma les yeux, mais c’était inutile. L’image s’imposait à elle, brutale, implacable : un berceau. Son berceau. Une lumière tamisée baignait la pièce d’un éclat irréel. Elle voyait ses parents au-dessus d’elle. Leurs visages si concentrés, trop concentrés d’une grimace de détermination qui semblait trahir une peur qu’ils tentaient de masquer.
Sa mère, les mains hésitantes, tenait une seringue. Pourquoi tremblait-elle ? Pauline entendait leurs voix, des chuchotements étouffés qu’elle ne pouvait saisir. Tout ce qu’elle pouvait faire – tout ce qu’elle avait pu faire – c’était rester là, immobile, incapable de bouger, incapable de comprendre.
Pauline ouvrit brusquement les yeux, haletante, le cœur prêt à exploser. Sa poitrine se soulevait convulsivement, comme si elle avait couru un marathon. Sa gorge était sèche, brûlante. Elle se redressa dans son lit, les draps froissés et humides de sueur. Ses mains tremblantes vinrent couvrir son visage.
Ce n’était pas un cauchemar, ni une vision tordue née de son imagination. Cette pensée la frappait à chaque fois comme un coup de poing. « Non. » C’était un souvenir. Une vérité enfouie, longtemps muselée, qui remontait à la surface avec une force implacable.
Prise de vertige, Pauline sortit de son lit, ses pieds nus sur le sol froid cherchaient un appui, quelque chose de solide. Mais même là, son ivresse persistait. « Pourquoi ? Pourquoi moi ? » Elle se répétait ces questions comme une litanie depuis des semaines. La réponse, elle la connaissait, mais elle n’arrivait pas à l’accepter.
Elle fixa son reflet dans le miroir du petit bureau. Son propre visage la dévisageait, les yeux écarquillés, comme celui d’une étrangère. « Ils savaient… » murmura-t-elle, la gorge nouée. Ils avaient toujours su. Tout avait été planifié, calculé. Son ADN. La clé de tout, de quoi ?
Ces souvenirs d’enfance revenaient par vagues, impitoyables. Elle les avait refoulés, ces examens incessants, ces prétextes « médicaux » pour des prises de sang répétées. Elle avait ignoré ces conversations captées au détour d’un couloir, trop complexes à son âge pour qu’elle les comprenne alors. Mais aujourd’hui, tout prenait un sens sinistre. Tout.
Pauline sentit une colère monter en elle. Une rage dirigée contre ses parents, contre le professeur Kennywood, mais aussi contre elle-même pour ne pas avoir vu plus tôt. Ses mains se crispèrent contre le rebord de la table. « Ils m’ont façonnée… » Elle murmura les mots avec une telle amertume que ça lui donnait presque une sensation de nausée.
Soudain, une pensée glaciale la traversa, comme une lame. « Est-ce qu’ils ont douté, eux ? Est-ce que mes parents, ces deux figures que j’ai tant idéalisées, ont pris conscience de ce qu’ils me faisaient ? Ont-ils eu peur, eux aussi. Ont-ils réalisé que moi, leur fille, leur propre chair, étais le monstre qu’ils contribuaient à créer. »
Un frisson violent la traversa. Était-ce pour cela qu’ils étaient morts ? Avaient-ils voulu stopper leur propre création ? Désormais, il était trop tard. Pauline était là, avec ce poids insupportable sur ses épaules. Elle serra les poings, le souffle saccadé.
Il n’y avait plus de doute possible. Tout ce qu’ils cherchaient, Kennywood et les autres, tout ce qu’ils manipulaient dans l’ombre, c’était en rapport avec elle. Pas ses idées, pas son intelligence. Elle. Son ADN. Mais en étaient-ils vraiment conscients ? Elle était confuse de ce trop-plein d’information.
***
La lumière blafarde du laboratoire peinait à réchauffer l’atmosphère glaciale qui pesait entre Pauline et Kennywood. Il se tenait devant elle, un sourire avenant accroché à ses lèvres. Trop avenant. Ses yeux, eux, disaient tout autre chose : une patience calculée, une attente fiévreuse.
— Pauline, reprit-il doucement, presque paternel. Tu sais que tu n’es pas obligée de faire cela seule. Nous sommes là pour t’aider. Je suis là pour t’aider.
Elle croisa ses bras, ses doigts s’enfonçant dans ses côtes comme pour contenir l’angoisse qui grondait en elle.
— Je vais bien, rétorqua-t-elle sèchement. Il n’y a rien à… libérer, comme vous dites.
Kennywood inclina légèrement la tête, son sourire s’élargissant d’un millimètre.
— Je sens que tu me caches quelque chose. Ce n’est pas grave. Prendre le temps d’accepter… ce que tu es… c’est normal.
Pauline sentit son estomac se tordre. « Ce que tu es », se répétait-elle pour elle-même. Ces mots, prononcés si doucement, résonnaient comme une menace voilée. Prêchait-il le faux pour savoir le vrai ?
— Je ne suis rien d’autre qu’une chercheuse, professeur. Ne vous faites pas de fausses illusions, dit-elle en esquissant un sourire tendu.
Kennywood resta silencieux un instant, son regard perçant explorant le sien en vue d’une fissure.
— Si tu as besoin de parler… Je suis là, ajouta-t-il avant de se détourner lentement.
Pauline attendit qu’il ait quitté la pièce pour relâcher enfin son souffle. Elle s’effondra sur une chaise, les mains encore tremblantes. Chaque échange avec le professeur devenait une épreuve. Il savait. Peut-être pas tout, mais assez pour la mettre en danger. Le moindre faux pas lui serait fatal.
En quête de réponses, elle saisit son téléphone et envoya un message à Jeff, lui demandant de le voir ce soir.
À peine cinq minutes plus tard, un bip brisa le silence, accompagné d’une vibration dans sa poche arrière. Son cœur bondit. Un message de Jeff. Enfin. Mais le soulagement se dissipa aussitôt quand elle lut les mots s’afficher :
« Désolé, je suis pris ce soir. On se reparle demain ? »
Pauline fixait l’écran, la mâchoire serrée.
— Encore une excuse !
Depuis des semaines, Jeff, son confident de toujours, s’éloignait d’elle. Une distance insidieuse, de plus en plus lourde à supporter. Était-il vraiment débordé… ou fuyait-il autre chose ?
Sans réfléchir, elle composa son numéro. Il décrocha au bout de la deuxième sonnerie.
— Pauline ? Sa voix sonnait neutre, presque mécanique.
— Jeff. Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi tu m’évites ?
Un silence s’installa, lourd. Puis il soupira.
— Tu te fais des idées. Tout va bien.
— Ne me mens pas, Jeff, insista-t-elle, sa voix vibrante d’émotion. Tu sais quelque chose.
— A propos de quoi ? Pourquoi tu dis ça ? rétorqua-t-il, un brin sur la défensive.
— Parce que tu m’as toujours regardée comme si tu savais des choses que moi j’ignorais, répliqua-t-elle avec une franchise qui la surprit elle-même.
— Pauline, arrête, lâcha-t-il d’un ton plus froid. Ce n’est pas le moment.
Elle sentit son cœur se serrer. « Ce n’est pas le moment ? » Qu’est-ce que ça voulait dire ?
— Jeff… Je suis seule. Je ne peux plus faire confiance à personne. Pas même à toi ? dit-elle d’un ton plaintif, la gorge nouée.
Cette fois, il garda le silence. À l’autre bout de la ligne, elle perçut un souffle lourd, étouffé… comme s’il n’était pas seul.
— Pauline, fais attention à toi, dit-il enfin, avant de raccrocher abruptement.
Elle resta là, le téléphone à l’oreille, puis fixant l’écran noir. Son dernier rempart venait de s’effondrer.
Elle se redressa, le regard déterminé. Jeff lui cachait quelque chose, elle en était persuadée. Kennywood en savait sans doute plus qu’il n’osait l’avouer. Quant à son équipe, elle commençait à douter de leur loyauté : certains jouaient sûrement un double jeu. Isolée, elle n’avait plus qu’une certitude — rester seule et protéger son secret, coûte que coûte.
Une vague de peur la traversa, mais elle la repoussa. Plus jamais on ne la trahirait. Elle s’en fit la promesse.Bas du formulaire
C’est alors que le premier message anonyme arriva. Une simple enveloppe blanche, sans adresse de retour, glissée sous la porte de son appartement. À l’intérieur, une photo d’elle, prise récemment, lors de l’une de ses rares sorties. Ils savaient où elle était. Prouvant qu’ils la surveillaient. Le message qui accompagnait la photo était encore plus glaçant :
« Nous voyons tout. Votre retenue ne vous sauvera pas. Parlez… avant qu’il ne soit trop tard. »
À partir de ce moment-là, le silence était devenu son ennemi. Chaque bruit – un pas qui résonne dans le couloir du laboratoire, le crissement d’une chaise déplacée, le moteur d’une voiture lors de ses rares sorties – semblait chargé de menace. Pauline sentait les regards imaginaires se poser sur elle à chaque instant.
Elle essayait de se concentrer, de plonger dans ses recherches pour percer le mystère du projet Codex Obscura, mais son esprit refusait de rester immobile. Les ombres dansaient à la périphérie de sa vision, se faufilaient dans ses pensées, et chaque mouvement lui coupait le souffle. Le laboratoire, autrefois familier, lui paraissait désormais étranger, comme si chaque objet, chaque couloir, avait décidé de conspirer contre elle.
Parfois, elle croyait entendre un murmure derrière la porte, sentir un souffle sur sa nuque. La peur l’enveloppait, épaisse et suffocante, et Pauline comprit que ce n’était pas seulement le projet qui la terrifiait… c’était la certitude que, désormais, rien ni personne ne serait jamais de son côté.
Un jour, en rentrant dans ses quartiers après une journée passée dans son laboratoire, elle découvrit que la porte de son appartement était entrebâillée. Son cœur s’emballa, la sueur perlant instantanément sur son front. Elle poussa la porte, se préparant au pire. Tout à l'intérieur semblait intact, mais quelque chose n’allait pas. Des dossiers avaient été déplacés, son ordinateur, habituellement verrouillé, était allumé. Quelqu’un était entré chez elle. Ils étaient déjà là. Elle fouilla frénétiquement son bureau, cherchant à comprendre ce qu’ils avaient pris, mais rien ne semblait manquer. Pourtant, l’air était si lourd, imprégné de cette présence invisible qui la poursuivait, que l’on aurait pu le trancher d’un couteau aiguisé.
Les jours suivants, Pauline tenta de reprendre le contrôle de sa vie, de tout dissimuler. Elle savait qu’elle ne pouvait plus compter sur personne. Benoît avait disparu, Jeff n'était plus qu'une ombre distante, et chaque membre de son équipe semblait être surveillé de près. Un matin, alors qu’elle s’apprêtait à quitter le laboratoire, elle reçut un second message, encore plus glaçant que le premier.
« Vous avez 48 heures. Pas une de plus. Si vous n'obéissez pas, nous viendrons chercher ce qui nous revient de droit… et croyez-moi, vous ne voulez pas savoir comment »
Le sang de Pauline se glaça. Ils savaient. Ils savaient qu’elle était l’élue, malgré tous ses efforts pour échapper à ce destin. Quarante-huit heures. C’était le temps qu’il lui restait pour décider de son sort. Et si elle refusait, si elle ne cédait pas… ils la prendraient, vivante ou morte.
Elle était piégée, acculée entre sa propre peur et un danger qui avançait, implacable, invisible mais inéluctable. Chaque seconde qui passait resserrait l’étau autour d’elle. Pauline ignorait tout de ce qu’ils avaient fait d’elle, et encore moins comment exploiter le pouvoir qu’ils avaient gravé en elle.
Le temps filait, et avec lui, l’angoisse grandissait, prête à la submerger.
Dans sa panique, elle décida de tout cacher. Les données, les notes de ses parents, les dernières découvertes sur le projet Codex Obscura, tout fut crypté et stocké sur une clé USB qu'elle garda précieusement sur elle. Mais elle savait que cela ne suffirait pas. Ils viendraient pour elle, et ce serait bientôt.
Chaque heure qui passait était un supplice. Pauline tentait de se préparer, de trouver une issue, mais l'angoisse l'empêchait de penser clairement. Ses pensées tournaient en boucle : et si elle avait oublié quelque chose ? Elle révisait encore et encore son plan, testant chaque faille dans sa tête, mais aucune solution ne semblait assez sûre. Le silence de l’attente était insupportable, ponctué seulement par le bruit de ses propres pas nerveux sur le sol.
Puis, l’heure fatidique arriva. Pauline se trouvait seule dans son appartement, plongée dans l'obscurité, guettant le moindre bruit. Les volets étaient fermés, la porte verrouillée, mais elle savait que rien de tout cela ne pourrait les arrêter s’ils décidaient de venir la chercher. L’angoisse grandissait à mesure que les minutes s'écoulaient, tandis que le tic-tac de l'horloge résonnait dans la pièce comme un compte à rebours.
Son téléphone vibra. Elle sursauta, ses mains moites peinant à attraper l’appareil. L’écran s’alluma. Un message. Juste deux mots : « C’est l’heure. »
Un craquement sourd retentit alors derrière la porte de son appartement. Pauline se figea. Ils étaient là. Elle ne voyait que l’ombre sous la porte, mais le silence qui s’ensuivit était encore plus terrifiant que n'importe quel bruit. Elle saisit la clé USB qui pendait à son cou d’une main tremblante, prête à fuir, mais une voix rauque qu’elle ne reconnaissait pas, quasi inaudible, résonna de l’autre côté.
« C'est fini, Pauline. Donnez-nous ce que l'on veut, ou vous ne reverrez jamais l’aube. »
Elle se leva doucement, le cœur battant à tout rompre. La poignée de la porte commença à grincer, tourna lentement, une ombre se dessina dans l’embouchure. Pauline recula, le souffle court. Elle était seule, sans issue, face à ce choix impossible. Allait-elle leur donner la clé de son ADN, ou se battre jusqu’au bout ?
Son esprit tourbillonnait, mais seule une pensée persistait : Survivre. Elle ne pouvait plus faire confiance à personne. La clé, la vérité, tout reposait sur elle. Mais jusqu’où était-elle prête à aller pour protéger ce secret ?
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