Du sang sur la pierre

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  En cet après-midi d’automne, la pluie s’abattait, inlassable, sur les tuiles d’ardoise de la bâtisse. L’air frais et humide emplissait les couloirs de pierre. Mais le frimas ne pouvait pénétrer la large salle commune. Les élèves et leurs professeurs, rassemblés autour du feu, écoutaient mille et une histoires. Une grande brune de l’âge d’Aghni déambulait entre ses lecteurs ; parfois allongés parmi les oreillers et les couvertures de laine, parfois assis sur de modiques tabourets en osier. Sa voix, claire et distincte, brisait le silence sépulcral de la pièce.

  • Alors, la petite observa la lune sur la mer d’huile qui s’étendait jusqu’à l’horizon...

  Aghni adorait ce conte. Une selkie tombée amoureuse d’un gardien de phare accepta de rester femme pour lui. De leur union naquit une fille lunaire, qui s’avoua être une selkie comme sa mère. Et, enfilant la peau de phoque, l’enfant quitta la terre et sa famille pour la mer.

  La douce voix de la lectrice lui rappela les comptines de son enfance. Des souvenirs enfouis émergèrent. Le sucre d’une tarte aux baies, l’odeur des fleurs et de l’osier, et celle du savon aussi… Alors il ferma les yeux et se laissa envelopper de cette lointaine nostalgie.

  Tous profitaient de ces derniers instants. Pour ceux qui le souhaitaient, les portes de l’Académie s’ouvraient, présageant un enseignement plus strict de la Grande Magie. Les autres retourneraient dans leurs familles, retrouvant leur vie d’avant. Pour Aghni, son choix avait déjà été pris. Les arcanes n’auraient bientôt plus de secrets pour lui, et le feu s’exprimerait au travers de ses doigts.

  • La fillette maintenant phoque découvrit le monde marin et ses mille lumières. Les poissons aux reflets d’argent…

  Aghni sentit une présence. Tel un orage qui gronde dans le lointain, la magie agitait les flammes dans l’âtre. Il ouvrit les yeux, observa Ap et les autres anciens. Aucun ne semblait ressentir ces vibrations de plus en plus fortes. Alors il se leva. Marchant sous les regards somnolents de ses pairs, il s’avança vers la cheminée. Il tendit la paume et se concentra. Aucune onde n’émanait du feu… Une main se posa sur son épaule, celle de son maître.

  • Aghni, tout va bien ?
  • Je l’ignore Professeur… Je ressens quelque chose que je n’ai jamais ressenti jusqu’à présent.
  • Quels genres de sensation, mon garçon ?
  • Des vibrations. De plus en plus fortes. Je les sens en moi. Le feu les sent aussi. J’ai un mauvais pressentiment Professeur.
  • Retourne t’asseoir, nous en parlerons après la lecture.

  Alors que l’apprenti pyromancien marchait vers sa place, on frappa à la porte de la basilique. De puissants coups, comme si l’on cherchait à l’enfoncer. Le silence qui suivit fut des plus assourdissants, même la cheminée ne crépitait plus.


  Une déflagration retentit, éclaboussant de bois le sol de pierre. Un sursaut de frayeur lui répondit. Un homme surgit des décombres du battant, hache à la main.

  • Ce n’est pas bien poli de n’pas ouvrir aux gens quand ils frappent aux portes, vous savez…
  • Que voulez-vous ? Nous n’avons rien de précieux, nous ne sommes qu’une école !
  • Oh ça, je l’sais bien. Je n’fais que faire ce pour quoi je suis payé, vous savez…

  L’odeur de la peur, terrifiant parfum, enveloppait maintenant la pièce entière. L’individu, à une dizaine de pas, baignait dans la lumière des torches environnantes. Ses habits trempés gouttaient, laissant derrière lui une fine trainée d’eau. Sa joue gauche balafrée jusqu’à l’arcade rejoignait un tatouage noir imprimé sur sa tempe.

  Aghni sentait ses entrailles se comprimer à chaque onde que la magie créait.

Que se passait-il ?

        Qui était cet individu ?

Que voulait-il ?          

De quoi parlait-il ?

  La confusion et la crainte se tissaient dans le cœur de chacun. Les plus jeunes s’étaient blottis dans les bras des plus âgés. Les professeurs, eux, restaient alertes.

  L’homme porta son arme à ses lèvres et lui murmura quelques mots. Aghni les entendit jusqu’au creux de son âme. Une langue qu’il n’avait pas perçue depuis l’incendie de son village… Plus aucun doute n’était possible.


  La francisque s’embrasa. Son porteur détacha sa cape d’un geste et sourit.

  • Prêts pour une petite danse ? ricana le mage.
  • Fuyez !

  Les cris des enfants emplirent la salle. À pas lents, le bourreau s’avança vers ses victimes. La foule paniquée s’éparpillait, se bousculait, s’enfuyait. Les maîtres, pourtant à cinq contre un, furent rapidement dépassés. Trop âgés, désarmés, ils se firent massacrer sans forme de pitié. Aghni vit Ap s’effondrer, le buste ouvert par un coup de hache.

  Il n’eut pas le temps de pleurer la mort de son mentor qu’une boule de feu volait dans leur direction. L’explosion arracha des cris de souffrance aux malheureux enfants impactés, emportant parfois avec elles jambes et bras. Peu importe l’âge, l’homme a la cicatrice hachait sans broncher, toujours ce léger rictus de satisfaction au coin des lèvres.

  Une détonation projeta Aghni contre un mur. Un jet de flammes balaya les rescapés horrifiés. Les hurlements de peur et de douleur ne pouvaient masquer l’odeur des chairs brûlées, des cheveux carbonisés, de l’urine et du sang. Les ardentes rongèrent les vêtements d’Aghni, et tout devint sombre…






  Aghni ouvrit les yeux, perdu dans un noir abyssal. Il se tenait là, debout, égaré au milieu du cosmos. Il erra en quête de… De quoi ? Plus rien n’importait. Seul le bruit de ses pas sur l’infini sol froid résonnait, s’abîmait dans l’au-delà. Aghni avait déjà imaginé la mort, le Paradis et tous ces fantasques mondes. Où était la fameuse lumière blanche qui guidait les âmes vers le repos ? Ou ces femmes-guerrières sur leurs chevaux ailés ? Ou ce bateau pour les Enfers ? Non, rien de tout ça n’existait.

Seul le vide.

Absolu.

Éternel.

  • Casann sí dhom…

  Aghni se retourna, surpris par une voix féminine. Son chant semblait lointain, mais résonnait comme le cristal.

  • Qui est là ? articula-t-il difficilement.
  • Amhrán na Farraige…

  Au fond de lui, il le savait. Cette voix. Cette mélodie. Ce ne pouvait être… À moins que ?

Suaimhneach nó ciúin…

  Au loin, une lueur perça les ténèbres. Comme s’il l’avait toujours connue, il s’avança vers elle, le cœur plein d’espoir. Oui, c’était bien elle. Plus il s’approchait, plus il en était convaincu. Aghni ne marchait plus, il courait. Ses larmes abondaient sur ses joues. Une douce chaleur enveloppa son corps gelé, le réconforta en son for intérieur.

  Maintenant baignée dans cette intense lumière blanche, la vision lui apparut. Cette femme, assise en tailleur au milieu des coquelicots, tressait un panier en osier. Ses longs doigts agiles guidaient les brins avec aisance, les tordaient comme si leur volonté était de s’assembler.

  Ce ne pouvait être qu’elle.

Sa mère.

  • Maman !
  • Mo ghrá ? Comme je suis heureuse de te voir !

  Aghni, de nouveau enfant, s’élança dans les bras de sa mère. Il se blottit au cœur de son étreinte et s’abandonna à son parfum : l’odeur des fleurs et de l’osier, et celle du savon aussi.

  • Tu m’as manqué… Je pensais t’avoir perdu pour toujours.

  Elle ne dit rien, se contenta de caresser les cheveux de son fils.

  • Aghni, il est temps pour toi de partir. Tu ne devrais pas être là, ce n’est pas le bon moment.
  • Mais…
  • Je t’aime, mon enfant. Promets-moi de toujours suivre ton cœur et de faire ce qui est juste.
  • Je te le promets Maman…
  • Au revoir mo ghrá…

  L’abîme sous les pieds d’Aghni s’effaça. Le Vide l’avala, le plongeant dans une chute éternelle. Seule demeurait, au loin, cette pâle lueur. Le froid l’enveloppa de nouveau, et tout devint sombre…






  Le pyromancien toussa et ouvrit péniblement les yeux. La cendre, fine pellicule blanche, l’avait drapé dans son sommeil. Son corps gelé et meurtri se rappela à lui, le fit grimacer. Nouvelle quinte de toux. Il se releva, chacun de ses membres lui paraissait de fer. Le toit du temple avait disparu, consumé, dévoré par les flammes. Les pierres des murs, noircies, s’étaient fendues par endroits. Et à ses pieds, les morts. Un océan de cadavres.

  Aghni déambula parmi ses pairs tel un zombie. Il errait sans but, découvrant à chaque pièce de nouveaux gisants. Aucun n’avait survécu. Tous ces regards, tous ces rires… À jamais envolés. Certains étaient méconnaissables. Le crâne fendu, le visage carbonisé, il ne restait d’eux qu’une carcasse évidée.


  Le jeune mage s’approcha lentement d’un couple, uni dans une dernière étreinte. Enseveli sous quelques vestiges de la charpente, il fut aisé de le reconnaitre. Ce garçon joufflu ne pouvait être confondu. Pur’thivi… Pauvre de lui. Aghni s’effondra, libéra les deux corps de leur prison calcinée. Les perles salines inondèrent ses joues de cendre. Unis jusqu’au dernier instant, les deux amoureux s’étaient étreints et éteints. Agenouillé près d’eux, il pleura la disparition de son ami, de son frère.

  Son errance le conduisit jusqu’à la chambre des enfants. Ni les lits renversés ni les armoires éventrées ne pouvaient cacher ce qui s’était passé. Il les avait alignés contre le mur et les avait abattus, l’un après l’autre. La colère montait en lui. Tel un animal féroce, elle grondait, rugissait. Il hurla, puis se figea.

  La bête venait d’être terrassée par une simple vision. Vayu… La petite gisait là, sur le sol de pierre. Son corps, déformé par les spasmes d’agonie, s’agrippait à ce qui lui servait de peluche. Aghni tomba à genoux, la bouche tordue par un sanglot muet. Rampant jusqu’à l’inerte, il hurla son chagrin et son désespoir. Quelque chose en lui se brisa, rien ni personne ne pourrait le réparer.



  La nuit s’était égrainée, le soleil pointait son nez. Sales et abîmées, ses mains lâchèrent le manche de la pelle. Le mage s’agenouilla presque rituellement devant les trois tombes fraîchement creusées.

Sa petite fleur à gauche.

Son professeur au centre.

Le jeune couple à droite.

  Le sel et la sueur avaient lavé son visage cendré. Ces coulures grisâtres mêlées au sombre de ses cernes lui peignaient un masque funèbre.


  Ce matin-là, la nature se tut. Pas un oiseau ne gazouillait, pas un insecte de bourdonnait, pas un animal ne grognait. Même le vent retenait sa respiration. Aghni brisa le silence.

  • D’aussi loin que je me souvienne… Dans mon peuple, nous ne scandons rien pour nos morts. Ni chant, ni poème, ni prière. Nous les remercions pour tous ces bons moments passés parmi nous, et leur souhaitons bonne chance dans leur vie prochaine. Alors… Faigh síocháin, mo teaghlach.

  Il se remémora le visage de Vayu, perplexe devant cette langue inconnue. Il sourit tandis que les larmes affluaient et s’écoulaient.

  • Je ne t’oublie pas petite fleur. Trouvez la paix, ma famille.

  Alors que les premiers rayons caressaient la cime des arbres dénudés, quatre flammèches blanches s’élevèrent des tombes. Aghni les contempla, admirant le ballet lumineux qui s’offrait à lui. La plus petite se glissa entre ses doigts et s’y évapora. Deux d’entre elles se tournèrent autour dans une danse endiablée avant de s’effacer. La dernière, droite et fière, ne cilla pas. Elle s’inclina respectueusement et disparut.

  Le pyromancien sourit. Il se leva et fit face à des dizaines de feux-follets blancs. Alignés les uns derrière les autres, ils le conduisaient au cœur du temple. Il entendait leurs petites voix murmurer et piailler dans cette langue ancienne qu’il connaissait. Elles lui susurraient une dernière volonté, unique souhait post-mortem. Aghni accorda à tous ses camarades une sépulture correcte.

  Un cairn se dressa au milieu de la salle commune. Sur le toit du monde, pour seule couverture que le ciel, il les rassembla dans leur ultime demeure. La dernière pierre posée, les flammèches disparurent une à une. L’aube caressa le monument pour bercer à jamais ces âmes égarées.


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