Chapitre 9
La chanson prit fin, et après s’être inclinés l’un devant l’autre, Dahlia vit son amie se diriger vers elle, laissant Gabriel libre de se faire aborder de nouveau. Elle fit signe à Éloïse de venir. Une fois réunies, elle commença à présenter Norielle et Éloïse, mais avant qu’elle ne puisse en dire plus, le brouhaha fut interrompu.
Soudainement, un garde annonça l’arrivée de la princesse. Les musiciens s'arrêtèrent aussitôt, et tous les regards furent tournés vers les grandes portes situées à l’opposée de l’entrée des invitées. Dahlia posa son verre de vin à moitié entamé sur l’une des tables et se rapprocha pour mieux voir.
La princesse n’était pas seule. En effet, le roi avait été annoncé avec elle, et ils s’avançaient vers le trône, les bras entrelacés. Dahlia aurait presque pu croire à l’image d’un père et sa fille heureux d’être réunis, mais il y avait quelque chose de machinal dans leurs mouvements. Leurs sourires (ni trop grands afin de garder l’image affable de la famille, ni trop restreints, pour tout de même présenter un certain degré d’humanité) semblaient avoir été sculptés dans la glace : certes beaux, mais froids, éphémères et sans vie.
La salle de bal était silencieuse, comme si par leur simple présence, ils avaient transformé les invités en statues de glace à leur image. Les yeux bleu cristal du roi, les mêmes que ceux d’Evelyn, survolèrent l’assemblée et Dahlia sentit de la chair de poule lui remonter le long du bras. Elle n’avait pas l’impression qu’il la regardait spécifiquement, mais elle ne pouvait s'empêcher de se sentir vue. Elle baissa les yeux, comme si cela lui aurait permis d’échapper à la sensation, en vain. Même sans le regarder, elle sentit le roi s'asseoir sur le trône, elle sentit Evelyn se poser à ses côtés, et observer la petite foule à son tour. Elle sentit le regard de la princesse s’attarder sur elle.
Gardant un visage de marbre, Dahlia fit de son mieux pour contrôler sa panique. Ses nouvelles sensations étaient sûrement liées au Pacte de Dimios. Elle n’avait jamais entendu quoi que ce soit sur le fait qu’ils pouvaient sentir la présence de leur “maître”, mais elle imaginait que ce n’était pas impossible.
Est-ce qu’ils pouvaient eux aussi la sentir ? Si c'était le cas, alors se cacher ne servirait à rien. Mais le roi n’avait pas l’air d’avoir eu une quelconque réaction. S’il avait senti la présence d’une Dimios dans la foule, il aurait au moins tourné la tête, ou marqué une pause, ou juste cligné des yeux ?
Plus elle y réfléchissait, moins elle était rassurée. De ce qu’elle avait vu de sa courte interaction avec Evelyn, elle avait du mal à imaginer la princesse avec une expression surprise. Face à l’explosion de Dahlia, la princesse était restée de marbre.
C’était logique, sans doute. Toute la peine du monde ne suffirait pas à fissurer un mur. C’était ce qu’ils étaient sensés être après-tout. Des murs inébranlables. Lisses et droits et absolus et indestructibles. Alors Dahlia ne pouvait pas se fier à ce qu’ils montraient. Et même si le roi avait laissé transparaitre quelque chose, elle aurait eu du mal à le voir, si son premier réflexe avait été de baisser les yeux.
Mais Dahlia avait baissé les yeux toute sa vie, et maintenant qu’elle contemplait l’idée de regarder son ennemi en face, elle réalisait qu’elle était terrifiée.
Le roi portait des vêtements assortis à ceux de sa fille, un beau manteau d’un blanc immaculé, avec de motifs argentés qui brillaient sous la lueur des chandeliers. Même assis, Dahlia pouvait deviner sa haute stature, et sa figure imposante. Ses cheveux blancs étaient soigneusement peignés, tout comme sa moustache et sa barbe qui encadraient son visage angulaire pour lui donner un air sévère. Si le blond platine d'Evelyn pouvait suggérer un semblant de chaleur, comme les premières éclaircies du soleil, alors le roi était une montagne gelée donc le pic disparaissait derrière des nuages gris. Dahlia savait qu’elle n’avait pas les moyens de se battre contre une montagne.
Une fois installé sur le trône, elle vit tour à tour les invités autour d’elle s’incliner en une profonde révérence, et elle s’empressa de faire de même. Si le roi n’avait rien dit jusqu'à maintenant, c’était soit qu’il ne pouvait pas la sentir, ou alors qu’il s’occuperait d’elle plus tard. Qu’avait bien pu raconter Evelyn à son père ? C’était là la question la plus importante. Dahlia n’était pas sûr de pouvoir lui faire confiance, mais si la princesse avait l’intention de la livrer au roi, alors elle ne l’aurait simplement pas laissée partir.
- Je suis heureux de voir que vous avez été nombreux à répondre à l’appel de ma fille. En tant que future reine, et pour que notre royaume continue de prospérer, elle aura besoin de chacun de vous. C’est votre loyauté et dévotion qui permet à notre nation de perdurer encore et encore.
Sa voix était à la fois douce et autoritaire. Même s’il s’adressait à l’assemblée, il donnait l’impression de parler à chaque personne individuellement, comme un mentor qui, après plusieurs années d’apprentissage, annonçait les mains sur les épaules de son élève qu’il était prêt à voler de ses propres ailes. Il donnait envie de le rendre fier, de ne pas le décevoir. Dahlia se sentait presque ridicule d’avoir peur.
Mais c’était l’homme qui laissait les lastras se faire persécuter, c’était l’homme qui était sûrement responsable de la mort de sa famille. Elle ne pouvait pas baisser sa garde.
- Nous sommes ici pour fêter son retour parmi nous. À seulement vingt-et-un an, elle a été jugée digne de réintégrer la famille. C’est une grande fierté pour moi de l’avoir comme fille, et je suis persuadé qu’elle saura nous montrer l’étendue de ses talents.
Il jeta un regard à sa fille, comme admirant une statue qu’il aurait récemment acquise : Autant satisfait de la pièce devant lui, que de lui-même pour avoir eu l'œil pour l’acheter. Dahlia n’aimait pas son ton. De quoi était-il si fier ? Tout ce qu’il avait fait, c’était abandonner sa fille dans une grande maison toute seule et la récupérer une fois qu’elle était devenue adulte. Dahlia sentit une pointe de pitié naître quelque part en elle.
D’un signe de tête, le roi laissa la parole à Evelyn. La princesse fit un léger hochement de tête, puis tourna le regard vers les invités. Elle fit quelques pas en avant pour mieux voir, et mieux être vue. Puis, sans un mot, elle s’inclina. Une révérence profonde, destinée à l’assemblée, qui observait, bouches bées, dans l’incompréhension. Elle resta dans cette position plusieurs secondes, comme pour confirmer qu’il ne s'agissait pas d’une erreur. Une fois satisfaite, elle se redressa. La tête haute, le regard droit et pur, elle semblait avoir pris le contrôle de la pièce sans même avoir prononcé un seul mot. Elle ouvrit la bouche, et c’était comme si le temps s’était arrêté l’espace d’un instant. Suspendus à ses lèvres, ils attendaient tous ses prochains mots.
- J'aimerais moi aussi vous remercier d'être venus. Je suis sûre que certains d'entre vous aviez peut-être déjà d'autres engagements, et je suis reconnaissante de voir que vous avez tous pris la peine de venir. Si je me suis inclinée plus tôt, c'est pour essayer de vous rendre la pareille, à ma façon. Je suis bien consciente qu'une invitation de ma part relève plus de l'ordre que de la proposition. Ce n'est pas quelque chose que je peux vraiment changer. Je ne suis pas encore reine, et jusqu'à ce que j'ai fait mes preuves, j'imagine qu'il est difficile pour vous de ressentir la même loyauté que celle que vous avez envers mon père. Je compte y travailler dès aujourd'hui. Si vous souhaitez prêter un quelconque Serment, c'est avec plaisir que je l'accepte. Cependant, je ne compte en aucun cas forcer l'affaire. Si jamais vous refusez, je ne vous en tiendrai pas rigueur.
D'un geste rapide, elle sortit une dague. La lame argentée étincelait, un petit rubis incrusté sur la poignée. L'instant d'après, elle referma sa main sur la dague, la faisant glisser contre sa paume. Des exclamations se firent entendre. Elle lâcha ensuite l'arme, qui retomba sur le sol en un cliquetis aigu. Le sol près de la dague était constellé de sang, et quelques gouttelettes avaient taché le pantalon de la princesse. Elle leva son poing encore fermé, le sang perlant également le long de sa main et de sa manche. Le liquide paraissait plus noir que rouge vu de loin.
Le tableau était choquant, provocateur même. Dahlia ne doutait pas que si un artiste avait osé peindre une telle scène, sa carrière aurait été complètement ruinée. Cela aurait été vu comme un affront à la couronne, et un grand manque de respect envers leurs gardiens et protecteurs. Mais que pouvaient-ils dire si leur propre princesse avait peint le tableau de son sang ?
Dahlia pouvait distinguer un mince sourire chez la princesse. Avec un dernier regard dans la direction du roi, qui semblait tout aussi ébahi que l'assemblée, Evelyn reprit une expression neutre.
Elle rouvrit sa main, montrant sa paume puis déclara :
- Je m'engage devant vous tous ici présents à ne pas forcer de loyauté sous forme de serments ou de pacte. Je m'engage à ne pas prendre de mesure punitive si jamais un Serment m'est refusé. Si je brise l'un de ces engagements, que cette main que je lève soit perdue à jamais.
Elle apporta sa main a sa bouche, et tout en gardant le regard fixé sur les invités, fit glisser sa langue le long de sa paume. Aussitôt, une lumière éblouissante envahit la pièce. Dahlia mit sa main devant son visage et plissa les yeux pour se protéger. Au bout de quelques secondes, la lumière se dissipa. La princesse retroussa la manche de sa main encore ensanglantée, dévoilant son poignet. Dessus, miroitait une sorte de tatouage. Trois lignes d'argent, la troisième un peu plus reculée des deux autres, des étranges formes géométriques remplissant l'espace entre, comme les motifs d'un bracelet.
Un…Serment ?
Elle n'en croyait pas ses yeux, mais il n'y avait pas d'autre explication. Tout comme Dahlia utilisait son sang comme catalyseur en faisant ses potions, le Serment Royal impliquait de consommer le sang de la personne que l'on souhaitait servir. Mais boire son propre sang ? Dahlia n'était pas sûre des effets que cela pouvait causer. C'était un acte de folie, surtout avec un tel pouvoir, que de tenter de s'emprisonner soi-même avec un Serment. Personne n'avait jamais été assez dérangé pour se mettre en danger de la sorte.
Le Serment avait l'air d'avoir marché à en juger par la marque sur le poignet de la princesse. L’audience, interdite, attendait que la princesse reprenne la parole. Celle-ci baissa lentement sa main, mais laissa tout de même la marque visible aux yeux de tous.
- Puisque nous ne nous connaissons pas, j’estime qu’il y avait un besoin que je démontre moi-même ma loyauté envers mon peuple, avant de vous demander de faire de même. J’espère que tout ce sang ne vous a pas offusqué, ce sera le seul versé ce soir. Maintenant, quelqu’un souhaite-il prêter serment ?

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