SO WHAT
SO WHAT
Le doigt crispé desserre le nœud de la cravate, glisse vers le cou pour retrouver cette protubérance touchée jadis avec effroi par le garçon qui se voyait mourir. Tout changeait tellement vite dans ce corps qui devenait autre. Tout poussait de partout, poils, pieds, sexe, mains, nez et cette pomme qu’on disait d’Adam. Ce corps métamorphosé n’était plus le sien. Et maintenant, il est à qui, donc! Le garçon aurait voulu crier mais il avait peur de sa voix qui muait.
Ce cri est celui que je n’ai jamais vraiment osé pousser et il s’est logé exactement ici. Oui, ici. Ici où maintenant, à la moindre contrariété, à chaque doute, peur, déroute, l’indicateur essaye de s’enfoncer de plus en plus. La raideur du doigt a fait de ce geste un point d’appui. Ne pas tomber. Un point de repère. Oui, tu es là, tu es en vie, tout va bien. Un tic, une contenance, un territoire.
J’ouvre les deux premiers boutons de ma chemise pour sentir l’air peut-être moins lourd. Je m’arrête devant le panneau en bas des escaliers du métro. La station la plus profonde du réseau parisien m’informe que j’ai 181 marches à surmonter avant d’arriver à ce rendez-vous qui m’agace d’emblée. Pourquoi un rendez-vous dans ce quartier bourré de touristes, entassé de souvenirs de pacotille. Tout ici sonne faux. Ah, ce mur bleu, décor fake pour les milliers de photos de ceux qui viennent murmurer, je t’aime, dans toutes les langues.
Je ne sais pas vraiment pourquoi Anne m’a donné ce rendez-vous, et pourquoi ici. Et pourquoi, soudain, cet agacement qui me prend à l’estomac.
Enfin, ce n’est pas la première fois qu’Anne, la femme qui a décidé de vivre avec moi, quitte la maison pour quelques jours. Histoire de respirer autrement, me dit-elle à chaque fois.
J’ai appris à vivre ses hauts et ses bas sans jamais vraiment comprendre ce qu’elle a à l’esprit.
Je ne suis pas d’une humeur légère aujourd’hui. Voilà le mot de passe pour que la porte s’ouvre et elle s’en aille. Et quelques jours plus tard, le retour. Un silence paisible. Oui, un pacte tacite nous a toujours libéré de la longue et pénible tâche de poser des questions, d’y répondre, de chercher à comprendre, de s’excuser, de pardonner. Non, rien de tout ça, un mot gentil et banal, et le jeu est joué.
Bonjour, ça va? Je viens de manger du pain fait maison, t’en veux? Son sourire rempli à nouveau ses yeux qui débordent alors de lumière et, le soir-même, elle m’offre quelques mots écrits sur un petit papier japonais.
Espèce de poèmes sur la danse des pétales d’automne, danse d’or et de feu; les étoiles qui filent comme des songes; les feuilles qui parlent une langue qu’on inventera ensemble. Je t’offre ces mots comme des petits cailloux ramassés sur la plage (pleins de petites failles, prêts à redevenir sable). Celui-ci reste pour toujours collé à ma peau, caché comme un trésor.
J’arrive au lieu du rendez-vous. Un salon de thé cozy et qui a l’avantage de rester protégé des selfies. Il est presque l’heure de l’apéro, mais je ne peux que commander un thé bleu oolong au gingembre. Une bière m’irait à merveille, enfin, ce rendez-vous pourrait bien être un happy hour, non?
J’attend la femme qui me dit je t’aime en mille mots et silences, je l’attend en espérant que ce sera, comme toujours, un retour silencieux et paisible, oui, pourquoi pas un moment heureux, happy hour pour de vrai.
Mon thé arrive accompagné d’un sablier qui sonnera en image le silence des cailloux redevenus sable, cela marquera le moment précis de déguster le thé.
Enfant, je m’amusais à regarder ce fil de sable fin, le temps couler en couleurs bleu, orange, beige, sable…
Anne est en retard.
Appui fort, un chouïa douloureux. Le doigt semble attendre aussi, attendre la contenance des mots simples comme, ça va. Oui, ça va, depuis toujours c’est comme ça, les trains, les métros, les bus conspirent contre nous. Les retards d’Anne semblent toujours voler notre temps, oui, mais seulement le temps compté sur la montre, le temps d’être ensemble dans une durée maîtrisée. Car Anne est le Cronope de Cortazar qui se moque de remonter les horloges bien réglées. Les heures pour le Cronope se comptent en feuilles arrachées à une horloge-artichaut. Quand on arrive au cœur, le temps ne peut plus être mesuré. Le Cronope retrouve un grand plaisir dans cette « infinie rose mauve » , il la mange à l’huile, vinaigre et sel pour accrocher aussitôt une nouvelle horloge-artichaut sur le mur. Oui, quand Anne atteint le cœur, sa présence rend à l’instant sa verticalité. Émerveillement d’une plongée dans un temps sans maîtrise. On peut enfin vivre l’éternité de chaque instant.
Le portable vibre dans ma poche, un message s’affiche. Je suis plus que désolée, un rendez-vous que j’attendais depuis toujours vient d’arriver, je ne peux pas ne pas y aller. Il y a des moments comme ça. Je t’écris plus tard, peu importe le temps. Je t’embrasse de toute façon.
Ce sont les mots d’Anne, oui, je la reconnais, je ne sais pas ce que ça veut dire vraiment, mais ça me soulage. Anne a encore besoin de respirer, autrement. Elle rentrera, sans doute. Enfin, pas besoin de rendez-vous.
Je repars en direction de la Place avec l’idée plaisante de descendre les 181 marches en les comptant cette fois-ci par nombres pairs. Finie la sensation de vide à l’estomac, l’agacement.
Je sens au contraire ma poitrine légère et ouverte, la sérénité d’être là tout simplement, en vie.
Je marche dans cette rue bordée de restaurants, les gens semblent vraiment s’amuser, des touristes toujours, et aussi, probablement, des habitants du quartier.
Je vois les arbres de la Place s’approcher, je vois le quartier autrement, je sens un léger sourire sur les lèvres. Anne dirait que chaque feuille éclairée par la lune est une étoile.
Une musique se délie peu à peu des bruits de la rue, je suis happé par une voix rauque qui roule, étire hors des limites une seule phrase, je ne reconnais pas encore la musique, j’imagine Janis Joplin.
No, no, no, no, no, no, no,…
Don't you cry…
J’entrevois derrière le mur de spectateurs sur la Place, une petite femme. Cheveux courts, bruns tachés de blanc, les yeux fermés. Une sensation de basculement me fait avancer vers cette voix. Je ne vois plus rien autour de moi, seul la petite femme et son abandon éraillé.
So, so, so, so, so, so, so, …
So what…
*
Je viens de me lever, et comme tous les matins, je savoure ces premiers instants de solitude entre rêves et tâches quotidiennes. Solitude absolue. Personne. Ni même moi, en quelque sorte.
La voix voilée de la petite femme de la Place fait encore durer ces deux mots, maintenant dans ma cuisine, jusqu’à l’épuisement de leur sens.
Le rêve d’un oiseau noir. C’est la nuit. Il déploie ses ailes pour couvrir entièrement la Place. Elle est à lui seul. La Place, l’oiseau.
Anne n’est pas là, mais on prépare les fruits, quand même. Des oranges coupées en petits morceaux au milieu de l’assiette. Tout autour, des coussins de mandarine bien collés, couchés l’un contre l’autre, comme des virgules. Quelques framboises éclatent leurs couleurs par ci et par là.
On fait souvent ça ensemble, en riant comme des enfants, les doigts se touchent légèrement, les frissons des premiers émois. Notre soleil du matin.
Avec Anne on dit, faire un soleil, pour dire, faire l’amour. Nos premières nuits étaient comme ça, ensoleillées.
Avec le temps, la pile de livres sur sa table de nuit et mon envie de solitude absolue le matin, ont rendu à la nuit son rôle habituel d’être seulement noire, d’éteindre la lumière et avec elle, notre soleil. Néanmoins, nos bouches ont tout de même gardé ce goût nostalgique des premières sensations d’un toucher inattendu, du frôlement léger de nos peaux.
Je pense à vider la machine ce soir, mais je décide de le faire maintenant. Pas de traces, aucun vestige d’un quelconque passé. Si Anne arrive aujourd’hui ce sera le présent.
Je file.
*
Le bureau est d’un calme plat. L’après-midi, je dois rencontrer un collègue publicitaire qui arrive de Bretagne. Sans réfléchir, je propose un rendez-vous près de la Place. On dit que quand on va quelque part une fois, on reviendra ensuite plusieurs fois. C’est comme un nouveau mot qu’on vient de découvrir et on passe à l’entendre partout.
Sur le chemin, j’ai une sensation agréable, fraîche, un petit souffle dans le ventre, elle fait naître cette idée de percevoir la silhouette d’Anne au milieu de la foule. Je sens aussi dans cette fraîcheur le désir d’écouter à nouveau cette voix rauque et roulante qui ne me quitte plus depuis hier. Oui, j’espère croiser Anne par hasard dans une des rues du quartier. Si elle m’a donné rendez-vous là-bas, c’est peut-être un endroit où elle apparaîtra inévitablement, comme les mots nouveaux qu’on découvre.
Mon regard balaie toute la Place, aucun vestige d’Anne. La petite femme n’est pas encore arrivée ou est probablement déjà partie.
Dans un bistrot stratégiquement choisi par sa proximité avec la Place, le rendez-vous dure pour moi plus longtemps que voulu. J’ai envie d’écourter ces échanges de mots qui se vident au fur et à mesure qu’ils surgissent.
La sensation de fraîcheur au ventre revient, je veux quitter cet endroit.
Mon partenaire énumère des chiffres, des idées prometteuses, la fierté des cadres bien réussis, l’enthousiasme des créateurs en publicité de tous genres.
Mon esprit divague. Je suis sur la Place, j’essaie d’entendre ses sons, sa musique. Tout d’un coup, j’entends ma voix, so what.
Mon interlocuteur s’arrête, me regarde d’un air plus qu’étonné. Je ne sais pas précisément quel était le sujet de son si long speech. Cette interruption soudaine laisse place à un silence vide, je ressens dans mes jambes une faiblesse, un vertige.
Mon doigt sur le cou, je simule une petite toux, j’essaie de retrouver ce territoire, étranger pour moi, de l’homme adulte affichant plein d’idées sur les murs.
Je sens un tremblement sur mon visage, le masque du mec cabotin s’ajuste peu à peu, je me reprends avec les mots de l’imposteur. Excuse-moi, je suis allé peut-être un peu trop vite, ce que je voulais dire… J’hésite encore, je ne sais pas ce que je peux dire. J’entends alors ma voix faussement plus grave que d’habitude. Et si on appelait notre campagne So What?
Nous sommes là pour la création d’affiches publicitaires, elles seront installées dans le métro, le client est une appli de rencontres, n’est-ce pas? Voilà, So What. Tu tapes, tu tapes, ça match, t’as ton date. Ce n’est pas encore ça ? So what? Tu tapes, tu tapes… et ça recommence, so what? Peu importe le point de chute. Marcher, taper, marcher, taper. Le public cible ne fait que marcher dans les couloirs du métro, c’est ce mouvement qui compte, ne pas rester au même endroit. Ne pas créer racine, rester à la surface. Mais comment attirer ce public ? On a besoin d’une phrase, décalée, qui provoque un sourire, qui rend légère cette impulsion d’aller vers la recherche d’un date, d’une rencontre. C’est seulement cette impulsion qui nous intéresse, peu importe son moteur. Une phrase qui fait rire, fait marcher le public cible!
En prononçant une deuxième fois ces deux derniers mots, public cible, je sens le néant de cet abîme d’idées creuses. J’ai mal au front de porter encore une fois ce masque. Je suis épuisé, dégoûté. Je n’ai plus rien à dire. Mon partenaire est excité, il déverse plein de phrases et de mots accrochants. Je peux imaginer nettement le cynisme, déguisé en mot d’esprit sans âme, qui inondera les stations de métro. La rentabilité de ces rencontres au bout des comptes. C’est fait!
On ressemble bien à deux mecs qui se quittent devant le bistrot. Mon collègue a l’air tellement content. Moi, je ne sais plus où ni qui je suis. La Place est vide, comme moi. La Place m’habite.
*
Lundi milieu d’après-midi, mardi 14 heures, mercredi 18 heures, jeudi, vendredi, samedi, dimanche. J’ai beau varier les jours et les heures, la silhouette d’Anne reste un mirage. Je monte de toute façon, de plus en plus facilement, les 181 marches. Être à la Place, ma place.
Je vois la petite femme presque tous les jours. Je vois ses mains tachées de soleil, ses courts doigts tiennent le microphone usé, rafistolé, jauni par le vieux scotch qui le maintient à peine lié au fil. J’arrive toujours à la fin de ces mots déchirés, so what.
Une fois, je me suis approché, j’ai senti ma bouche s’entrouvrir, je n’ai rien dit.
Ma petite femme, je voudrais l’appeler comme ça, oui, ma petite femme. Je la regarde toujours et quand elle me regarde, je baisse les yeux, embarrassé.
La première fois que je l’entends parler, son timbre me semble encore plus touchant, une couleur envoûtante. C’est fini pour aujourd’hui, tu peux revenir demain!
D’accord, je reviens, tous les jours. Je la regarde ranger ses affaires dans son caddie. Elle prend son temps, le temps du soin, de l’attention pour chaque petite chose. Le fil du microphone enroulé; le petit baffle noir; une écharpe bleu indigo sur une petite montagne d’autres vêtements; un petit tas de pochettes en papier, froissées mais bien pliées; un sac à main sans fermeture; une pair de tongues; des guirlandes de sacs en plastique attachés minutieusement les uns aux autres; une casserole en aluminium sans manche…. Tout a sa place, tout semble avoir la même importance.
C’était bien aujourd’hui? Je suis étonné d’entendre cette intimité dans ma voix. Je sens ma respiration suspendue, arrêtée à la poitrine.
Ouais, comme toujours… et toi, t’es toujours là, n’est-ce pas ? Je l’ai voulu, elle m’a donné, je m’emballe. Oui, je suis toujours là et je ne sais pas encore comment vous vous appelez.
Elle est de dos, la tête plongée dans son caddie. Elle cherche quelque chose, ne se retourne pas, sa voix sort de dedans. Je ne m’appelle pas, ça fait longtemps que je ne m’appelle plus.
J’imagine sa bouche ourler un sourire, je ne retiens pas le mien. Ma petite femme est encore dans son caddie, je ne sais pas ce qu’elle y trouve. Ses pieds ne touchent pas le sol, j’ai l’impression qu’elle va basculer, tomber dans son monde. Je vacille, je ne sais pas pourquoi, mais je farfouille. Je voulais dire, quel est votre prénom?
Elle sort du caddie, lentement, se retourne vers moi. Ses cheveux sont drus et foncés, on y voit quelques mèches blanches ressortir par contraste. Elle glisse ses doigts entre les fils en les ramassant au bout, sa main se ferme pour les retenir quelques secondes, puis elle s’ouvre doucement et les lâche. Je sens une délicatesse dans ce geste, pas de coquetterie.
Les cheveux presque noirs, les yeux presque noirs, reflètent la lumière d’un autre pays. Je vois dans son geste une histoire lointaine, un souvenir, une tendresse.
Ma bouche encore une fois entrouverte, je suis moi-même attendri de reconnaître ce presque rien dans un geste bien à elle.
Le sourire que j’ai imaginé est toujours là sur ses lèvres. Tu sais, j’avais un prénom mais il était trop lourd à porter. Il était pourtant beau, il avait un R au milieu, deux voyelles douces, trois autres consonnes. Mais tout ça me pesait, j’ai laissé tomber. C’est comme ça, je n’ai plus de prénom. Donne-moi le prénom que tu veux.
Ma petite femme a dans l’âme cette couleur franche, éclatée par le soleil de son pays. Son accent aussi porte cette lumière.
Elle aime jouer avec les mots et les lettres. Quand elle prononce le A dans un mot, on l’entend ouvert.
Elle me fait sentir la saveur de sa mélodie. Elle met dans ma bouche le parfum de cette lettre A qui ressort des fruits lointains, fruits d’un souvenir qu’elle m’offre comme un cadeau : jabuticaba, maracujá, cajá, manga, araçá…
Elle me fait écouter dans son petit baffle les chansons qui bercent son existence. Généreuse, elle dit les paroles dans sa langue et puis les traduit pour que mes oreilles puissent goûter les délices des mots et des images. Il y a une chanson qu’elle fait sonner à chaque fois sans rien dire. Une guitare accompagne la voix teintée de cet accent ouvert et suave, elle raconte l’histoire d’un garçon étrange et timide. On se regarde longuement et c’est comme si on l’écoutait avec les yeux.
Un jour je lui demande de me parler de cette autre chanson qu’elle chante sur la Place, je ne sais pas ce qu’elle raconte, je ne connais que ses deux derniers mots. Ah, celle-là, personne ne le sait, mais je peux te le dire, à toi seul. C’est l’ange bleu. Il survole la Place, pose sur mes épaules métamorphosé en papillon et me souffle la chanson à l’oreille. L’ange bleu a du profond sans fond dans ses yeux-océan. Mes yeux de rivière noire deviennent fleuve pour se jeter dans son regard. L’ange bleu est un destin. Celui des vagues qui songent à mourir pour pouvoir lécher avec son écume le sable fin et puis, repartir, redevenir vague et tout recommencer. L’ange bleu a la légèreté du papillon, la fragilité d’un vol sans destination. S’il a une envie c’est de partir, ne jamais rester dans un seul endroit, vaguer, vaguer. Pour lui, peu importe le temps, presque rien n’importe, so what! Voilà, c’est de lui que vient cette chanson, c’est pour lui que je la chante.
*
Je reçois un message d’Anne, elle est près de la Place, propose un rendez-vous dans le même salon de thé cozy. Je suis à cinq minutes, je lui dis oui.
Je prends mon temps, je me sens à l’aise dans ce quartier qui ne me quitte plus.
En arrivant, je vois Anne tout de suite au fond de la salle, de profil. J’aime la regarder comme ça, absorbée dans un présent où je n’existe pas. Elle me semble changée, mais je ne peux pas vraiment savoir pourquoi cette impression.
Elle est confortablement assise sur une petite bergère, en face d’un fauteuil plus grand, droit, c’est la place qu’elle m’a laissée, je la prends.
On se regarde longuement, sans rien dire. Je perçois une lumière nouvelle dans ses yeux, peut-être ils ne sont plus qu’un regard, le profond sans fond des yeux-océan. Je sens dans mes yeux une vague, une rivière, j’imagine le fleuve noir des yeux de ma petite femme se jetant dans les yeux-océan de l’ange bleu.
Je perçois aussi dans notre silence une autre densité. J’ai l’impression qu’elle prend le temps de laisser la vie surgir doucement, comme l’eau qui sait affleurer de sa source.
Je suis apaisé de voir que le sablier sur la table n’a pas encore fini de couler le temps d’avant mon arrivée, d’avant mon existence.
Anne bouge un peu sur sa bergère, ses gestes, son souffle sont en suspension. Je voulais te voir, non pas te revoir … Oui, c’est ça, te voir. Te dire… Tu crois qu’on peut se dire je t’aime dans toutes les langues ? Je t’aime, en bleu? Attend, je bifurque, ça c’est une belle histoire mais c’est peut-être une histoire pour après. Là, maintenant, je voulais te voir, venir pour pouvoir repartir à nouveau. Je ne peux plus m’arrêter, je ne peux plus rester dans un seul endroit, j’ai besoin de marcher, flâner, vaguer, vaguer.
Je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle dit, je n’entends que la musique et la couleur de ses mots et de sa voix. Je regarde ses mains. J’imagine, comme si c’était la première ou la dernière fois, ses doigts toucher avec douceur ma nuque, glisser avec détermination dans mes cheveux. J’ai envie de l’embrasser une dernière fois, comme la première fois . Nos lèvres se frôlent, les yeux déjà clos d’amour, apesanteur. On ne saura jamais qui a commencé. Après, Anne me dit, tu sais, ce baiser, ce n’est qu’un épiphénomène. Je ne comprends pas ce que ça veut dire, je tourne ce mot dans tous les sens. Épiphénomène est arc-en-ciel, étoile filante, nuage blanc dans un ciel bleu, la rosée, une flamme, étincelle…
Devant ma tasse de thé bleu oolong au gingembre, je regarde sa bouche et j’entends sa voix, Voilà, Louis!
Anne m’appelle par mon nom de famille, elle le préfère à mon prénom. Elle dit que Lucien semble statique, faible. Lucien a beau être la lumière, il lui manque quelque chose. Louis, redevenu prénom, c’est l’incarnation d’une action, Louis luit.
Louis, Louis, tu es là? Tu m’écoutes? Une brume inonde ma tête, mes oreilles, mes yeux, je ne sais pas pourquoi j’ai envie de les fermer. Lentement, je les réouvre et j’entends ma voix presque étranglée. Je ne sais pas si j’ai bien compris, c’est quoi pour toi, vaguer, vaguer?
Je songe à l’ange bleu métamorphosé en papillon, je le vois presque et je me demande pourquoi ce déchirement dans la voix de ma petite femme?
Je bois une gorgée de thé, il est déjà très froid. Nous sommes là depuis longtemps, probablement. Anne verse les dernières gouttes de sa théière dans sa tasse, oui, depuis longtemps.
Louis, j’aime vaguer, flâner, je flâne, mes doigts flânent sur mon portable. Je vois des femmes…
La grosse main de mon oncle maternelle vient de se poser sur ma joue, elle couvre pratiquement tout le côté gauche de mon visage, jusqu’à l’oreille. Cette main chaude, ferme et fière de ses callosités. Tous les dimanches, depuis la mort de mon père, mon oncle maternelle accomplit ce même geste. Il est content de pouvoir jouer la figure masculine, le modèle qui semble manquer au jeune Lucien. La main de mon oncle commence à se crisper, des petites gifles ponctuent ses phrases. Et alors petit Lucien, tu vois des femmes ? Dis, tu vois des femmes ? Je ne sais jamais quoi répondre, je reste immobile, mon doigt sur le cou est le seul point d’appui pour ne pas tomber. J’attends que ça passe, que le rituel du dimanche finisse, et il finit toujours par un éclat de rire.
Je sens une tristesse infinie d’imaginer qu’Anne parle comme un mec. Je me trompe, c’est sûr, mais je ne peux pas m’empêcher de sentir ce goût des rituels du dimanche dans ma bouche qui s’ouvre, des femmes… J’entends un éclat de rire, dis donc Louis, t’es pas homophobe, j’espère! J’ai envie de crier. Non, Anne, ce n’est pas femmes, j’ai bien souligné le des, c’est cet article partitif qui me fait mal.
Mon doigt sous l’écharpe que j’ai oublié d’enlever veut arracher à mon cou cette proéminence, dépôt de tous mes cris. Je sens le liquide rouge sortir de cette blessure. Être toutes et chacune de ces femmes, être entière, une à une dans sa singularité et son amour. Voilà le seul mot vrai du garçon étrange, amour. Le garçon ne sait pas parler autrement. Il ne veut pas que la femme en face de lui parle comme un mec qui met des femmes sur une étagère, comme des oranges, des poires, des pommes. La comptabilité des rencontres, la rentabilité à la fin des comptes. Il sent qu’il tombe dans un trou visqueux. N’être personne, sa bouée de sauvetage.
Le garçon sent le sang sur son doigt, il enroule sa main dans l’écharpe. La femme le regarde étonnée, elle a raison, il s’enlise.
Tu sais, flâner comme ça, en quelque sorte, me fait du bien. Avancer et cheminer, ce n’est pas le tracé précis qui compte. C’est ça, and so what?
Envol de l’ange bleu. Être léger comme un papillon, dire quelque chose de plaisant, une goulée d’air, un vent doux. Un léger sourire sur les lèvres. La femme ouvre son sourire clair, fait un geste de la main qui dit, quoi? Glisser, se rattraper, prendre le temps pour que ce sourire inonde l’intimité d’être ensemble comme jamais deux êtres l’ont été. Intimité qui lie les fragilités et les folies de chacun, dire tout ce qui vient à la tête, sans craindre le ridicule, sans reproche. Un fou rire, lien, liant.
Le portable de la femme-ange bleu sonne. Applaudissements courts et trois accords de guitare. C’est le morceau que la petite femme fait sonner dans son baffle noir sans rien dire. Ses yeux brillent déjà aux premières notes de la voix douce venue de son pays. Elle raconte l’histoire d’un garçon, timide au regard triste, qui a erré très loin, au delà de la terre et de la mer, et qu’un jour, un jour magique, a rencontré quelqu’un sur sa route.
La femme-ange bleu dit au garçon, je t’aime, prends soin de toi, la vie. Moi aussi, je t’aime, en bleu, dit le garçon.
Regard et silence à eux seuls. Enlacement et frémissement des corps. Ondoiement des ailes bleues qui se déploient. Apesanteur. L’ange vague, vague, vole en direction de la Place.
Ma petite femme, dit le garçon. Elle sourit, il lui a trouvé un prénom. Ils sont assis sur le banc, ils sont là depuis toujours. Ils se tiennent par la main. Le garçon regarde sa petite femme et voit un papillon sur son épaule. La petite femme chante à capella, offre au garçon timide et triste la chanson qui raconte sa vie.
The greatest thing you'll ever learn is just to love and be loved in return.
Une lumière noire, celle de la nuit, émane de leur corps comme un nuage. Bruissement. L’oiseau noir ouvre ses ailes sur toute la Place. Elle est à lui seul. La Place, l’oiseau. Sensation légère du blanc des premiers flocons de neige sur ses ailes noires. L’oiseau couvre la Place, couve les rêves, les désirs, les délices et les baisers de ceux qui murmurent je t’aime, en bleu, dans toutes les langues.
(L. Louis)

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